mercredi 15 juin 2016

D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds de Jon Kalman Stefansson*****


Editions Gallimard, Collection Du monde entier, Août 2015
448 pages
[Fiskarnir hafa enga fætur] Trauit de l'islandais par Éric Boury
GRAND PRIX DE LA SOCIÉTÉ DES GENS DE LETTRES 2016

Résumé éditeur


«Elle est plus belle que tout ce qu’il a pu voir et rêver jusque-là, à cet instant, il ne se souvient de rien qui puisse soutenir la comparaison, sans doute devrait-il couper court à tout ça, faire preuve d’un peu de courage et de virilité, pourtant il ne fait rien, comme s’il se débattait avec un ennemi plus grand que lui, plus fort aussi, c’est insupportable, il serre à nouveau les poings, récitant inconsciemment son poème d’amour. Elle s’en rend compte et lui dit, si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t'aime.» 
Ari regarde le diplôme d’honneur décerné à son grand-père, le célèbre capitaine et armateur Oddur, alors que son avion entame sa descente vers l’aéroport de Keflavík. Son père lui a fait parvenir un colis plein de souvenirs qui le poussent à quitter sa maison d'édition danoise pour rentrer en Islande. Mais s’il ne le sait pas encore, c’est vers sa mémoire qu’Ari se dirige, la mémoire de ses grands-parents et de leur vie de pêcheurs du Norðfjörður, de son enfance à Keflavík, dans cette ville «qui n’existe pas», et vers le souvenir de sa mère décédée. 
Jón Kalman Stefánsson entremêle trois époques et trois générations qui condensent un siècle d’histoire islandaise. Lorsque Ari atterrit, il foule la terre de ses ancêtres mais aussi de ses propres enfants, une terre que Stefánsson peuple de personnages merveilleux, de figures marquées par le sel marin autant que par la lyre. Ari l’ancien poète bien sûr, mais aussi sa grand-mère Margrét, que certains déclareront démente au moment où d’autres céderont devant ses cheveux dénoués. Et c’est précisément à ce croisement de la folie et de l’érotisme que la plume de Jón Kalman Stefánsson nous saisit, avec simplicité, de toute sa beauté.


«Un grand roman dont la beauté et la force vous emportent. Jón Kalman Stefánsson s’y livre à une réflexion sur la condition humaine portée par un souffle et une grâce qui impressionnent d’un bout à l’autre.»
Alexandre Fillon, Le Journal du Dimanche
«La poésie précède tout dans cette Recherche de Stefánsson, qui croit vraiment que la beauté sauvera le monde.»
Sabri Louatah, dans Le Monde des Livres
«L’Islandais Jón Kalman Stefánsson signe un roman magistral sur les mutations du monde, la faiblesse des hommes, les souvenirs, les regrets et la nécessité de l’écriture.»
Baptiste Liger, L’Express
«L’écriture de Stefánsson est comme le pays dont il est originaire : brute, dépouillée, sublime.»
Yann Perreau, Les Inrockuptibles

Mon avis  ★★★★★


Une porte vers le bonheur, un coup de coeur !
Une écriture somptueuse et poétique qui m'a totalement séduite. 
Son regard sur les hommes, sur la condition des femmes dans un monde où l'homme domine, sur le sens de la vie et de la mort, sur l'évolution de ce bout de terre est précieux, empli d'amour, critique. Les femmes sont très présentes, décrites avec la plus grande tendresse, sensibilité. Les passages narrant leur solitude, leur mal-être, leurs émois les plus profonds sont incroyables de réalisme. 
Il écrit si magnifiquement la force de l'amour. 
"Elle est plus belle que tout ce qu'il a pu voir et rêver jusque-là, à cet instant, il ne se souvient de rien qui puisse soutenir la comparaison, sans doute devrait-il couper court à tout ça, faire preuve d'un peu de courage et de virilité, pourtant il ne fait rien, comme s'il se débattait avec un ennemi plus grand que lui, plus fort aussi, c'est insupportable, il serre à nouveau les poings, récitant inconsciemment son poème d'amour. Elle s'en rend compte et lui dit, si je dénoue mes cheveux, alors tu sauras que je suis nue sous ma robe, alors tu sauras que je t'aime."
"En sa présence, chaque instant devient poème, symphonie insolente. ....cette flamme qui depuis réchauffe les mains de l'homme et le réduit en cendres, change les taudis en palais célestes, les palais grandioses en minables ruines, les réjouissances en solitude. Nous la nommons amour, faute d'avoir trouvé mieux."
Chaque page recèle des phrases brillantes, à déguster sans modération.
Somptueux, une très belle rencontre.

Extraits & Citations


Ce livre est empreint d'une très belle poésie, truffé de jolies phrases.
"...l'amour, déclare-t-il, est une Voie lactée rayonnante et indestructible ! Et le plus douloureux dans la vie est sans doute de n'avoir pas assez aimé, je ne suis pas certain que celui qui s'en rend coupable puisse se le pardonner."
p 442

"Il est aisé de mesurer les performances de l'intellect ...A l'aune de l'intellect, les résultats : ce qui relève de l'évidence, ce qui est palpable. Mais il est plus difficile de mesurer l'essentiel, ce que nous avons de plus précieux : la perspicacité, la sensibilité, le sens moral. [...] A quoi bon avoir un intellect performant si on ne comprend même pas ce qu'on a sous les yeux ?"
P 437

"La musique a tant de pouvoir, elle est capable d'influer sur le cours d'une vie, de changer un poing brandi en bouquet, une amertume en apaisement, en réconciliation."
p 423

...la mort l'a soulevée tout doucement et , prenant cette vie, l'a libérée d'insoutenables souffrances. Nous mourons quand la souffrance est devenue plus grande que la vie.
p 421

"La vie de l'être humain est au mieux constitué de quelques notes isolées qui ne forment aucune mélodie, des sons engendrés par le hasard, mais pas une musique-est-ce donc la raison pour laquelle nous vous apostrophons en vous racontant l'histoire de ces générations et en balayant une centaine d'années [...] est-ce pour cette raison que nous tenons à ce vous sachiez qu'un jour, Margret était nue sous sa robe américaine [...] afin que vous sachiez et, de préférence, vous n'oubliiez jamais que tout le monde a un jour été jeune, afin que vous compreniez que tous autant que nous sommes, un jour viendra où nous brûlerons, consumés de passion, de bonheur, de joie, de justice, de désir, parce que c'est ce feu-là qui illumine la nuit, qui maintient à distance les loups de l'oubli, afin que vous n'oubliiez pas qu'il faut vivre et ressentir, que vous ne soyez pas transformés en un cadre sur un mur, un fauteuil dans un salon, un meuble devant une télévision, un objet qui regarde l'écran de l'ordinateur, inerte, afin que vous ne deveniez pas celui qui ne remarque rien ou presque, que vous ne somnoliez pas au point d'être la marionnette du pouvoir ou d'intérêts partisans, que vous ne deveniez pas quantité négligeable [...]Brûlez, afin que le feu ne faiblisse pas ..."
p 371

"Mais ainsi va la vie : ce qui a un sens pour l'un n'est que vacarme et gâchis pour d'autres. [...] la discorde, les préjugés et les malentendus semblent ancrés au cœur du langage lui-même, tapis comme autant de mauvaises herbes au creux des mots; sans doute n'allons-nous l'un vers l'autre que par la musique. C'est là que demeurent nos rêves, notre désir d'une vie meilleur, d'un monde plus beau, le rêve de pouvoir nous arracher à nos défauts, notre jalousie, notre instabilité et notre vanité."
p 365

"On ne saurait mesurer la douleur de l'absence, il est d'ailleurs tout aussi impossible de la cerner, de la décrire, de l'expliquer, celui qui l'éprouve a toujours un soupçon d'obscurité au coeur, une corde sensible sur laquelle joue le temps, une corde qu'il caresse et qu'il pince..."
p 363

"..l'être humain se condamne à perdre ce qu'il néglige..."
p 278

"Voulons-nous vraiment comprendre autrui ? Tentons-nous ou plutôt avons-nous réellement envie de comprendre ceux qui sont différents, ceux qui se détachent de la masse quelle que soit la manière, sans doute que non, car il est tellement plus facile de juger que d'essayer de comprendre.
[...] qu'est ce qui est normal, qui a le droit d'en juger, le mot ne recèle-t-il pas une incroyable violence - normal ? N'est-ce pas simplement une cage d'acier qui nous enferme tous ? Qui enferme notre vie ? Une cage d'où jamais on ne peut s'échapper ? Sauf en buvant ..."
p 265

"...la fatigue brouille l'ensemble de l'existence, elle transforme le moindre événement quotidien en colis expédié depuis l'enfer."
p 255

"Est-il possible que le bonheur ne soit qu'une question de chance, qu'il soit le premier prix d'une loterie, à moins qu'au contraire il ne vienne uniquement à ceux qui ont œuvré à le conquérir par leur courage et leur vision de la vie ? La vie, confie Margret à son journal intime, n'est qu'une bête dénuée de raison si le bonheur est le fruit de la chance."
p 219

"Ceux qui promettent de si grandes choses, y compris le ciel, sont nécessairement soit politiciens soit poètes. Les derniers parce qu'ils croient sincèrement que les mots ont le pouvoir de changer le monde, les premiers parce qu'ils savent d'instinct que ces mêmes mots leur apporteront pourvoir et renommée."
p 205

... disparu bien qu'étant le ciel par-dessus sa tête, bien qu'étant cette force qui orchestrait la course des planètes et convoquait l'été, allait chercher des pains roulés et briochés à la cannelle à la boulangerie et savait faire des grosses bulles avec les chewing-gums. "Le seul ciel qui au lieu de trahir / s'est borné à mourir."
p 161

"...par la faute de putains d'étrangers qui n'ont sans doute jamais pissé dans la mer, ah ça non, ces séchoirs leur égratignent les yeux, dans ce cas ils n'ont rien regarder du tout, ils ne comprennent pas qui sont les Islandais parce que ces portiques sont la base de l'économie du pays et qu'ils ont nourri tous ces sales gens qui veulent péter plus haut qu'ils ont le cul à Reykjavik, avec leurs prouts ordinaires, leur merde élégante, leurs chattes parfumées à la rose, putain, [...] quel ramassis de connards que ces gens-là !"
p 155

"...les souvenirs sont de gros blocs de pierre que je traîne derrière moi. [...] ce sont les regrets qui pèsent le plus lourd."
p 96

"Il est plutôt injuste qu'avec son lot de fulgurances et de silencieuses tendresses, l'amour ne survive pas toujours aussi longtemps que l'être humain, mais se délave avec le temps, refroidisse et perde son attrait.
Comment l'exceptionnel, l'incroyable, peut-il en un temps finalement assez court, en quelques brèves années peut-être, se transformer en quotidien banal, en mardi sans relief ?"
Comment traverser la vie sans trop de dommage alors que tout passe, que les fulgurances s'affadissent, que les baisers refroidissent et que si peu de choses nous accompagnent sur la route qui est nôtre ? Pourquoi vivons-nous dans cet univers imparfait où les couples se déchirent car l'amour, première, deuxième et troisième merveille du monde, s'est changé en un mardi maussade, une sécurité stérile, une simple habitude ?
P 83

"Étreinte est sans doute le mot le plus beau de notre langue. Ouvrir des bras pour toucher une autre personne, tracer un cercle autour d'elle, s'unir à elle l'espace d'un instant afin de constituer un seul être au sein des maelströms de la vie, sous un ciel couvert d'où Dieu est peut-être absent. Nous avons tous, à un moment ou l'autre de notre vie, et parfois terriblement, besoin que quelqu'un nous prenne dans ses bras, besoin d'une étreinte à même de nous consoler, de libérer nos larmes ou de nous procurer un refuge quand quelque chose est brisé. Nous désirons qu'on nous étreigne simplement car nous sommes des hommes et parce que le coeur est un muscle fragile."
p 69

"Souvenez-vous tout comme moi que l'homme doit avoir deux choses s'il veut parvenir à soulever ce poids, à marcher la tête haute, à préserver l'étincelle qui habite son regard, la constance de son coeur, la musique de son sang - des reins solides et des larmes."
p 65

"...Oddur, mon amour, il me tarde tant de vivre.
Ainsi, la vie peut commencer et se mettre en route avec armes et bagages, attendons de voir ce qui adviendra."
p 62

"... printemps, cette saison qui met l'être humain en éveil, ce temps où les jours s'allongent à toute vitesse, où la terre renaît et gonfle avec une vigueur que les hommes perçoivent à travers le sommeil, derrière l'agitation du jour : la force de vie irrésistible, bouillonnante, insolente."
p 58

"C'est la réponse que Dieu a trouvée à la mort, voyant qu'il avait échoué à sauver l'être humain de sa fin certaine, il lui a offert cette étrange lumière, cette flamme qui depuis réchauffe les mains de l'homme et le réduit en cendres, change les taudis en palais célestes, les palais grandioses en minables ruines, les réjouissances en solitude. Nous la nommons amour, faute d'avoir trouvé mieux."
p 56

"La vie naît par les mots et la mort habite le silence. C'est pourquoi il nous faut continuer d'écrire, de conter, de marmonner des vers de poésie et des jurons, ainsi nous maintiendrons la faucheuse à distance, quelques instants."
p 47

"Elle est morte et s'est changée en absence. Changée en un trou noir, en une plaie qu'on ne mentionnait jamais : une plaie qu'on passe sous silence et qu'on ne soigne pas avec le temps un mal intime et incurable."
p 31


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