mercredi 6 juillet 2016

Eureka Street de Robert McLiam Wilson****

Editions 10/18 Christian Bourgois, mars 1999
545 pages
Traduit de l'anglais (Irlande) par Brice Matthieusent
Parution originale en 1996

Résumé éditeur


Dans un Belfast livré aux menaces terroristes, les habitants d’Eureka Street tentent de vivre vaille que vaille. Chuckie le gros protestant multiplie les combines pour faire fortune, tandis que Jake le catho, ancien dur au coeur d’artichaut, cumule les ruptures. Autour d’eux, la vie de quartier perdure, chacun se battant pour avancer sans jamais oublier la fraternité. 

«Eureka Street est un grand livre et son auteur un formidable écrivain. Belfast peut lui dresser une statue. » Gilles Anquetil, Le Nouvel Observateur


Mon avis  ★★★★☆ (4,5)


Vous avez vu les drapeaux, les inscriptions sur les murs et les fleurs sur le pavé. Voici une ville où les gens sont prêts à tuer et à mourir pour quelques bouts de chiffon colorés. Telles sont les habitudes de deux populations dotées de différences nationales et religieuses remontant à quatre ou huit siècles. Le drame, c'est que toute différence jadis notable a aujourd’hui fondu et que chacune de ces deux populations ne ressemble à aucune autre, sinon à l'autre. C'est une aberration, une énigme qui corrompt le sang. Il n'y a pas de révolution, seulement une mortelle convolution. p.298

Avec beaucoup d'humour et une écriture à la fois franche et subtile, Robert McLiam Wilson évoque formidablement bien cette aberration politico-terroriste dont il est question dans ce roman, il tourne en dérision, avec brio, le conflit catholique/protestant. 
Pour celà, il nous fait partager l'histoire d'une bande de potes, Jake, Chuckie, Slat, Donal et tant d'autres, qui incarnent à merveille le Belfast des 90s : des catholiques, un protestant, des modérés, une extrémiste nationaliste fasciste, des personnages hauts en couleur, des gens ordinaires, humains avant d'être Irlandais, vivant dans une ville en conflit ... vivant simplement, chaotiquement, entre beuveries à répétition, coucheries, bagarres, à la recherche d'un boulot, à la recherche de l'amour et s'accrochant à leurs rêves.

Les personnages font la force de ce roman, il lui donne toute sa dimension humaine, la lutte entre catholiques et protestants, les attentats, les marques de la guerre civile restant la plus part du temps en toile de fond.
Le personnage central n'est autre que Belfast, sa ville, qu'il dépeint avec beaucoup de poésie et de réalisme. Il lui rend un bien bel hommage ainsi qu'à ses habitants.
Le chapitre 10, consacré à sa ville est très beau, 
Belfast, c'est Rome avec davantage de collines; c'est l'Atlantide sauvée des flots. Et, où qu'on soit, où qu'on regarde, les rues brillent comme des bijoux, comme de menues guirlandes étoilées. [...] elle est magique.  p.297
Mais surtout, les villes sont des carrefours d'histoires. Les hommes et les femmes qui y vivent sont des récits complexes et intrigants. Le plus banal d'entre eux constitue un récit plus palpitant que les meilleurs et les plus volumineuses créations de Tolstoï. Il est impossible de rendre toute la grandeur et toute la beauté de la moindre heure de la moindre journée du moindre citoyen de Belfast. Dans les villes, les récits s'imbriquent ...Les histoires se croisent. Elles se heurtent, convergent et se transforment. Elles forment une Babel en prose.  p.300
Parfois tard dans la nuit, [...] la ville semble s'arrêter et soupirer. [...]
Ces nuits-là, vous traversez une rue et pendant quelques minutes dorées, il n'y a pas de voiture, et même le bourdonnement de la circulation lointaine reflue, vous regardez les matériaux qui vous entourent, la chaussée, les lampadaires et les fenêtres et, si vous écoutez bien, vous entendrez peut-être les fantômes des histoires qu'on chuchote. Il y a de la magie dans tout cela, une magie impalpable, qui se dissipe pour un rien.
C'est à ces moments-là que vous avez le sentiment d'être en présence d'une entité plus vaste que vous. Et tel est bien le cas. En effet, alors que vous regardez à la lisière de votre champ visuel éclairé, vous apercevez les immeubles et les rues où cent mille, un million, dix millions d'histoires sombres, aussi vivaces et complexes que la vôtre, résident. Le divin ne va jamais plus loin que ça.
p. 300

Celui qui suit est un formidable condensé d'émotions, extrêmement touchant, l'humour désabusé y devient grinçant et le ton ironique pour raconter un attentat :

Car les poseurs de bombes savaient que ce n’était pas de leur faute. C’était la faute de leurs ennemis, les oppresseurs qui refusaient de faire ce que les autres voulaient qu’ils fassent. Ils avaient demandé à ce qu’on les écoute. Ils n’avaient pas réussi. Ils avaient menacé d’utiliser la violence si on ne les écoutait pas. Quand cela non plus n’avait pas réussi, ils furent contraints, à leur grande répugnance, d’accomplir tous ces actes violents. De toute évidence, ce n’était pas de leur faute. p.316


Le seul vrai professionnalisme vint des journalistes et des cameraman sur les lieux du drame et dans les hôpitaux. Ils firent preuve d’une vigueur réelle et d’une ambition indéniable. Ils braquaient partout caméras et micros. Un journaliste allemand dirigea même son micro vers un cadavre allongé sur un lit de camp. Les journalistes du cru se moquèrent beaucoup de lui. Car ils avaient cessé d’interroger les morts depuis belle lurette.

Il faut que je vous avoue, que j'ai eu un peu de mal à rentrer dans cette histoire, les presque trois cent premières pages sont une succession de portraits de ces compagnons de beuveries, et j'ai commencé à m'en lasser au point de vouloir abandonner et refermer cet opus.
Et puis, j'ai été happée par le tourbillon des événements, de la vie, de leurs vies, emportée dans une Belfast meurtrie; j'ai dévoré les deux cent cinquante pages restantes, ravie de ne pas être passée à côté de ce petit trésor.
Un petit trésor déniché à tout hasard dans une librairie, acheté sur les deux simples critères Belfast et auteur irlandais. Oh que j'ai bien fait !!!

En 1999, j'ai eu l'occasion de passer à Belfast. J'en garde des images de violences, d'une ville blessée, meurtrie et insécure : barreaux aux fenêtres, impacts de balles sur les murs, voitures calcinées, quartiers dévastés, certains interdits d'accès...
Ce livre m'a donné envie d'aller y boire une pinte, de m'y attarder un peu plus cette fois ... ce sera l'occasion de relire ce grand roman.

Certains passages ont un goût très bizarre, amer, douloureux ... après Charlie, après le Bataclan.

Tous avaient leur histoire. Mais ce n'étaient pas des histoires courtes, des nouvelles. Ce n'aurait pas dû être des nouvelles. Ç'aurait dû être des romans, de profonds, de délicieux romans longs de huit cents pages ou plus. Et pas seulement la vie des victimes, mais toutes ces existences qu'elles côtoyaient, les réseaux d'amitié, d'intimité et de relations qui les liaient à ceux qu'ils aimaient et qui les aimaient, à ceux qu'ils connaissaient et qui les connaissaient. Quelles complexité ... Quelle richesse....

Qu'était-il arrivé ? Un événement très simple. Le cours de l'histoire et celui de la politique s'étaient télescopés. Un ou plusieurs individus avaient décidé qu'il fallait réagir. Quelques histoires individuelles avaient été raccourcies. Quelques histoires individuelles avaient pris fin. On avait décidé de trancher dans le vif.   p.321

Je ne peux que vous recommander, si ce n'est pas déjà fait, de lire ce livre !!

Extraits & Citations 


(il y en a pléthore, impossible de tout retranscrire 

à moins d'écrire les trois quarts du roman !!)


"Toutes les histoires sont des histoires d'amour." 1ère phrase

"Depuis le départ de Sarah, je n'avais guère brillé. La vie avait été lente et longue. Elle était partie depuis six mois. Elle en avait eu assez de vivre à Belfast. Elle était anglaise. Elle en avait soupé. Il y avait eu beaucoup de morts à cette époque et elle a décidé qu'elle en avait marre. Elle désirait retourner vers un lieu où la politique signifiait discussions fiscales, débats sur la santé, taxes foncières, mais pas les bombes, les blessés, les assassinats ni la peur.
[...] Il me semblait que j'allais attendre plus longtemps que jamais. L'aiguille de l'horloge filait bon train, mais je n'avais pas encore quitté les starting-blocks. Les gens se trompaient complètement sur le temps. Le temps n'est pas de l'argent. Le temps, c'est de la vitesse. " p.12

"Dans les circonstances présentes, Belfast était une ville vraiment célèbre. Quand on réfléchissait qu'il s'agissait de la capitale sous-peuplée d'une province mineure, le monde semblait vraiment la connaître excessivement bien. Personne n'ignorait les raisons de cette gloire superflue. Je n'avais pas beaucoup entendu parler de Beyrouth avant que l'artillerie ne s'y installe. Qui connaissait l'existence de Saigon avant que la cocotte-minute n'explose ? Anzio était-il un village, une ville ou tout simplement un bout de plage ? Où se trouvait exactement Azincourt ?
Belfast bénéficiait du statut de champ de bataille. les lieux-dits de la ville et de la campagne environnante avaient acquis la résonance et la dure beauté de tous les sites de massacres historiques. Bogside, Crossmaglen, Falls, Shankill et Andersonstown. Sur la carte mentale de ceux qui n'avaient jamais mis les pieds en Irlande, ces noms étaient suivis de minuscules épées entrecroisées. [...] Belfast n'était fameuse que parce que Belfast était hideuse." p.25

"Ce n'étaient pas les bombes qui faisaient peur. C'étaient les victimes des bombes. La mort en public était une forme de décès très spéciale. Les bombes mutilaient et s'emparaient de leurs morts. L'explosion arrachait les chaussures des gens comme un parent plein d'attention, elle ouvrait lascivement la chemise des hommes; le souffle luxurieux de la bombe remontait la jupe des femmes pour dénuder leurs cuisses ensanglantées. Les victimes de la bombe étaient éparpillées dans la rue comme des fruits avariés. Enfin, les gens tués par la bombe étaient indéniablement morts, putain. Ils étaient très très morts." p 27

"J’ai un vrai problème avec la politique. J’ai étudié ce truc-là. La politique, c’est comme les antibiotiques : un agent susceptible de tuer ou de blesser des organismes vivants. J’ai un gros problème avec ça." p.138

"Il y avait trois versions fondamentales de l'histoire irlandaise : la républicaine, la loyaliste, la britannique. Toutes étaient glauques, toutes surestimaient le rôle d'Olivier Cromwell, le vioque à la coupe de cheveux foireuse. J'avais pour ma part une quatrième version à ajouter, la Version Simple : pendant huit siècles, pendant quatre siècles, comme vous voudrez, c'était simplement un tas d'Irlandais qui tuaient tout un tas d'autres Irlandais." p.142

"C'était le problème avec Matt et Mamie. Leur univers était composé d'amour et de respect. Ils ne comprenaient ni la mesquinerie ni le mal. Ils n'avaient pas d'imagination." p.159

"Cet homme lut, d'une voix haletante mais assurée, un poème intitulé Poème à un soldat britannique sur le point de mourir. Il était difficile de suivre le texte en détail [...] du fait que c'était une grosse merde sentimentale. Le poème expliquait au jeune soldat britannique (sur le point de mourir) pourquoi il était sur le point de mourir, pourquoi c'était de sa faute, à quel point c'était de sa faute depuis huit siècles et ce serait sans doute encore de sa faute pendant huit autres siècles, pourquoi l'homme qui allait l'abattre était un courageux Irlandais qui aimait ses enfants et ne battait jamais sa femme, qui croyait mordicus à la démocratie et à la liberté pour tous, indépendamment de la race et de la confession religieuse, et pourquoi ces convictions ne lui laissaient d'autres choix que d'abattre le jeune soldat britannique (sur le point de mourir)." p.245

"Un touriste français, qui s'était trouvé plus près de Castle Street que de la bombe proprement dite, mais qui avait malgré tout eu une trouille bleue, se demandait même à part lui pourquoi ceux qui désiraient voir les Britanniques laisser les Irlandais en paix s'étaient ainsi manifestés en tuant des Irlandais. Mais c'était un Français." p.315

"De notoriété publique, la chair humaine est mal conçue pour résister à pareilles épreuves. Qu'avait bien pu faire la chair pou mériter pareil traitement ? Les péchés de la chair avaient sans doute été bien graves pour que la chair ait subi un tel châtiment." p.319

"Identifiés, anonymes. Présents à la mémoire, oubliés. Ils ont tous fait le grand saut, spécialité des morts. [...]
Quitter le monde des vivants pour se transformer en cadavre : la transition la plus rapide du monde." p.320


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