lundi 15 août 2016

Un héros de Félicité Herzog****


Editions Grasset, août 2012
302 pages

Quatrième de couverture


« Jusqu'où faut-il remonter pour trouver la source d'une tragédie personnelle ? Les mensonges de la guerre à la génération des grands-parents ?
Ceux de mon "héros" de père, parti à la conquête du sommet mythique de l'Annapurna en 1950 et laissant dans les cimes de cette ascension glorieuse une part de lui-même qui le rendra perpétuellement metteur en scène de sa légende ?
La liberté d'une mère séductrice et moderne, trop intelligente pour son temps, trop rebelle pour son milieu ? La fraternité fusionnelle et rivale de deux "enfants terribles" élevés dans une solitude commune et dans le culte de l'exploit ?
Toujours est-il que mon grand frère Laurent, promis à un destin magnifique, finira en vagabond des étoiles hirsute et fou; retrouvé par la police après des mois de fuite... jusqu'à sa chute prévisible.
C'est lui ou moi : ce fut lui...
Ce roman de notre fraternité blessée, je le lui dois. »
F. H.

Mon avis ★★★★☆ (3,5)


Toute ma vie j’ai été dépossédée de mon père par les femmes. Le processus commença par les filles au pair, un lent manège d’Anglaises et d’Autrichiennes, qui apparaissaient puis disparaissaient sans explications. Lorsqu’il était à la maison, événement formidable, il passait le plus clair de son temps à étudier leur ballet avec une attention soutenue puis à répondre à leurs doléances jusqu’à la saison des soupirs, puis à celle des pleurs dont j’aurais pu calculer le cycle avec autant de précision que pour le calendrier lunaire.

Félicité Herzog, fille de Maurice Herzog, aventurier qui est venu à bout de l'Annapurna en 1950, un héros aux yeux d'un public averti ... et pourtant, ce n'est pas le portrait d'un héros que dresse Félicité Herzog dans cette autobiographie. Elle nous dresse l'envers du décor, un père absent, séducteur et avide de relations extra-conjugales, de gloire, qui abandonne femme et enfants au profit de ses projets politiques.
Elle est assez cinglante, lave son linge sale en quelque sorte, règle en quelque sorte ses comptes, témoigne de la relation difficile qu'elle a entretenue avec son père, une relation morte née. Elle ne partage pas ses opinions politiques, son état d'esprit. "...tu as de la chance d’avoir un père comme le tien" , elle l'entend souvent ce constat, sa réponse : le silence. Elle nous livre ses blessures et ses regrets, un portrait implacable et vertigineux. La scène sur la terrasse, Félicité à moitié nue, photographiée par son père est difficile à entendre. Elle se prête au jeu, ravie du regain d'intérêt que lui porte tout à coup son père. "Tu verras ma petite, comme toutes les femmes c’est cela que tu aimeras, un sexe dur qui te fera bien jouir." Elle a alors quatorze ans.

Mais ce roman va au delà du simple règlement de compte; Maurice Herzog n'est pas au centre de ce roman, comme pouvait le laisser supposer le titre. Son frère, Laurent, ainsi que sa mère Marie-Pierre y occupent davantage de place. Une mère, belle femme libre et érudite, démissionnaire "faite pour enseigner Kant mais pas pour éduquer ses enfants", et qui, à certains moments de sa vie, s'est affranchie de sa propre famille pour suivre ses propres idéaux (ses parents ont été collabos), "Les grandes mythologies familiales mêlées à des mythologies nationales finissent par détruire les êtres les plus vulnérables".
Un frère tyrannique, violent avec elle, qui a dix ans voulait déjà être ministre et se voyait suivre le chemin brillant de son père. Le destin en a décidé autrement, Laurent est atteint de schizophrénie et son parcours sera loin d'être aussi brillant que son père, sa famille l'envisageait pour lui. Il s'en est sorti moins bien qu'elle, on perçoit très bien le ton accusateur à travers ses écrits, il n'a pas su libérer du poids que représentait la personnalité de ses géniteurs, comme elle a su, elle, s'en libérer, non sans dommages collatéraux ...

Pas facile, j'ose imaginer, d'écrire sur sa propre famille, dénoncer les violences, les injustices, les incompréhensions. 
Je ne suis pas très adepte de ce genre d'écrits, même si je lis volontiers les récits d'Annie Ernaux, pourtant, je ne suis pas déçue pas cette lecture, découverte parmi les coups de coeur d'une bibliothécaire de la ville dans laquelle je vis.
Cette histoire familiale, cette écriture thérapeutique (je suppose) m'a touchée, ébranlée. L'écriture ne m'a pas toujours plu, mais je reste admirative de ce travail, de ce témoignage douloureux

Extraits


Après la séparation de fait de mes parents, on se voyait occasionnellement lors des fêtes et des vacances. Son emploi du temps ne s'accordait que rarement avec le calendrier scolaire. Son engagement politique, ses nouveaux enfants, sa vie mondaine, les fréquents voyages à l'étranger et son intense vie adultérine concouraient à son éloignement. Ma relation avec lui s'apparentait donc à un jeu de pistes. Une carte postale m'accueillait parfois sur la table quand je rentrais de l'école [...]. Nos échanges tenaient, pour l'essentiel, en ces cartons de dix centimètres sur quinze. p.13

Dans mon esprit de sept ans, les sonorités "amiable" et "aimable" se confondaient agréablement. Je me figurais donc mon père et ma mère, un sourire aux lèvres comme au jour de leur mariage, rendant les armes devant une représentante de l'Ordre public, une déesse pleine d'autorité qui prononcerait leur rupture et mettrait fin à leur désastreuse expérience de quatorze années de vie conjugale. Le mariage n'était qu'un subtil contrat de vie à durée déterminée. p.21

De manière ambivalente, cette manie de se mettre en scène à tout moment répondait aussi à la culpabilité d'avoir été l'auteur de cette situation. Il était dans l'auto-justification permanente. Il s'y était enfermé et n'en sortirait jamais plus. p.66
Qu'est-ce donc qu'un héros ? Un héros agit-il dans l'inconscience ou sa conduite est-elle le produit d'un acte délibéré ? Est-ce quelqu'un qui sacrifie sa vie pour sauver celle des autres ? Ou l'acteur d'une épopée bien présentée qui fait rêver et bouleverse les foules ? Un exemple de ce que nous ne sommes pas capables de faire, récit d'une odyssée qui nous rend plus forts, dans lequel nous nous projetons, soulagés de ne pas avoir à affronter de telles épreuves ? p.68

Laurent portait sur l'écran des yeux immenses. Cette descente effroyable me rappelait les retraites napoléoniennes peuplées d'amputés et de rêves fracassés. La chute de mon frère n'y serait pas étrangère.
Tout cela ne pouvait être dit. Mon père projetait une image encensée de lui-même qui coupait court à toute critique. C'était un sommet politique, pas un sommet de montagne. C'était une bataille qui avait été gagnée par la France. Son intransigeance sur les conditions dans lesquelles l'Expédition s'était déroulée était absolue. Ses détracteurs étaient ignorés, leur parole vidée de toute légitimité. Nul ne pouvait porter un jugement ou contester ce mythe collectif. Il était un héros pour tout le monde, un héros national. Si la terre mentait, la montagne, elle, ne nous mentirait pas. p.72

Face à nous, deux autres pièces empaillées, celles-ci de taille, représentaient la lutte à mort de deux cerfs de dix-cors qui n'avaient pas su détacher l'un de l'autre à temps pour fuir et avaient été pris agonisants, liés à jamais par le choc de leurs bois au combat. [...] C'était une cruelle allégorie sur la nécessité de s'entendre. p.145

L'aveuglement général : des parents, des fratries recomposées, des tantes, des curés, des copains, des professeurs. Laurent était passé à travers toutes les mailles du système. Malgré son agressivité effroyable et son comportement étrange, personne n'avait distingué les traites d'une personnalité complexe, des signes d'une éventuelle psychose. On ne pouvait se résoudre à la simple éventualité d'une affection mentale. Il était intolérable à notre univers, dans lequel tout ne devait être que réussite, puissance, filiation superbe, séduction et légende, d'avoir un malade, mental de surcroît. Chacun faisait preuve d'imperméabilité intellectuelle.Notre rationalité était notre pire ennemie. On s'entêtait à appliquer des schémas rationnels à un comportement qui n'en avait aucun.  p.235



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