jeudi 25 avril 2024

Aires ★★★★★ de Marcus Malte

Wow ! 
Mais quel livre ! 
Une construction qui tient la route ;-) un peu moins pour certains de ses protagonistes, peut-être...à vous de le découvrir. 
Mais waouh, j'ai apprécié tous mes moments de lecture en compagnie de ce livre, il est bluffant de vérités, de surprises, de réflexions sur pas mal de sujets préoccupants  pour un jeune couple par exemple, ou pour un couple plus mâture, pour un père divorcé, comme pour un autostoppeur au long cours, pour une brillante et fortunée femme d'affaire ou encore pour une mère de famille qui s'est sacrifiée pour sa famille..
Si vous ouvrez Aires, vous déambulerez dans les pensées de ces nombreuses personnes, leurs pensées qui, probablement, titilleront vos propres pensées, éveilleront vos propres réflexions sur la vie dans toute sa simplicité, sa drôlerie, ses failles, ses joies, votre façon de mener la vôtre, sur notre société actuelle, l'héritage du passé,  notre conduite, au sens propre comme au figuré ;-)
Une escapade bitumée impressionnante. 
Un auteur talentueux qui se renouvelle, la rencontre avec Aires est déroutante et carrément, fonctionne. J'ai trouvé ces pages brillantes. 

Mais, attention, la pause s'impose 😉
« Exit le routard et tout ce qui y ressemble. Sac à dos = paumé, louche, branleur, crado. Les gens se méfient. Les gens ont peur. Il faut les rassurer. Inspirer confiance. Confiance = maître mot. Ils veulent du bien rasé, les gens. Du bien coiffé, bien habillé, du propsurlui. Ils réclament du cadre dynamique, ils plébiscitent du centre droit (qui peut pousser jusqu'à l'extrême pourvu qu'il soit décomplexé). Soit. Donnons-leur. Aussi trompeuses que puissent être les apparences, c'est à elles que l'on se fie. Tout se joue là : dans la représentation. L'emballage. On peut voyager avec seulement sa bite et son couteau, encore faut-il choisir le bon fourreau pour les transporter. »

Merci Mr Marcus Malte pour ce circuit savamment orchestré !
« Et la vie, la vie continue. »

«  SCANIA R114LB 340, 19 T, ANNÉE 2004, 894 233 KM, COTE ARGUS 12500 €

Il est 8 h 11 ce même jour, à quelques centaines de kilomètres de là, Frédéric Gruson, trente-huit ans, gare son poids lourd sur l'aire de Chavagnes-en-Paillers, sise le long de l'A83.
Il coupe le contact, descend du véhicule, referme la portière. Debout à côté du marchepied il se déploie et s'étire. Les yeux fermés il hume l'air et croit sentir une odeur diffuse à laquelle il associe les foins coupés. Quelque chose qui a trait à la campagne. Soit son odorat est hyper développé soit plus vraisemblablement il se leurre car les vapeurs d'essence phagocytent chaque particule de l'atmosphère à des lieues à la ronde. Vu du ciel on pourrait y croire. Vue du ciel l'aire est une infime tache grise dans le paysage, un minuscule accroc dans le patchwork de vert et d'ocre, de beige et de brun : des champs, des parcelles à profusion, des hectares et des hectares de blé, orge, maïs, colza, et ça, cette chose, pof, au milieu, étrange, curieuse figure, sorte de crop circle de bitume, sans lien aucun avec les aliens, ni les Mayas ni les Aztèques, sans rapport avec quelque civilisation précolombienne ou extraterrestre que ce soit, sans signification d'ordre mystique ou métaphysique sinon peut-être dans la caboche des urbanistes et architectes qui la conçurent - va savoir. »


« Il fut un temps où il écoutait sur ce même poste l'organe måle et puissant de Meat Loaf, balancé/balançant entre terre et ciel, de Bat Out of Hell (voir paroles) à Heaven Can Wait (idem). Et tremblait, brinquebalait sur place le fourgon, et grinçaient ses pauvres suspensions malmenées quand il dansait maladroitement à l'intérieur, seul, quand il sautait et déployait son vaste corps dans l'espace étroit, la tête renversée, les yeux fermés, seul, et bramait parfois à l'unisson les mots d'effroi et de détresse de l'homme maudit qui fuit sa cruelle destinée, seul (oh, baby), jamais aussi seul que ces petits matins-là, à l'aube, sur un parking désert, à tombeau ouvert et moteur à l'arrêt. 
[...]
Il fut un temps où il écoutait battre son cœur dans le coton, ses palpitations étouffées, et regardait s'élever son âme, sa PSYCHÉ, enfin libre et comme DÉLestée, désolidarisée de ses os, de sa chair tyrannIQUE, de toute cette matière lourde et pesante, et flottant alors à hauteur de plafond, dans une sorte de transe paisible, sereine, puis montant encore, plus haut, toujours plus haut, s'épanouissant dans les cieux, l'éther, en une extase quasi mystique, bercée, portée par Les Stances Délirantes de Jefferson Airplane, la grâce de Grace Slick déroulant le tapis rouge au lapin blanc.
[...]
Il fut un temps surtout, surtout, où résonnait dans l'habitacle le chant unique et merveilleux, les voix indubitablement venues de l'au-delà, de ces chers morts reconnaissants. Grateful Dead était leur nom - prononcez-le et les nues s'ouvriront, et la lumière coulera à flots. Ah, ces lignes mélodiques. Ahh, ces chœurs harmonieux. Ahhh, ces lyriques envolées. Ahhhhhhhhh, le timbre fêlé de Jerry Garcia. Son sergent à lui. Instructeur. Jerry bear (beer ?). L'ours en pluche. Le doudou dingue. Le diablotin à tête d'instit. Dans la famille des sept nains géantissimes, je demande Prof. Le voici. L'alchimiste. Il produit l'or avec ses doigts. Il distille le pavot dans ses veines. Jerry can. Il peut, oui. Il peut tout faire. De l'or et des fleurs. Des fleurs à gogo, tournesols, magnolias, bégonias. Et les roses, bien sûr. Ah, les roses du mage Jerry. Il était allongé sur sa couchette, la nuit, dans le noir, It Must Have Been the Roses sur le radiocassette, de temps en temps une rare voiture filant au loin sur l'autoroute dans un vrombissement d'insecte, et la pluie qui crépitait doucement sur la tôle du toit. Quelle désolation. Quel pied. Qui n'a pas vécu cette expérience n'a pas vécu. La nostalgie, mon frère. La mort à petit feu. Le langoureux trépas, si ardemment désiré, appelé, tant attendu. Viens. Suave agonie. Délicieux supplice. Atroce mélancolie qui se répand comme le poison dans le sang. Viens. Entre. Entre, je t'en prie, et installe-toi. Envahis mon cœur, fouaille mes entrailles, brûle mes vaisseaux et que les braises réchauffent mon âme, que la fumée pique mes yeux et que mes larmes les soulagent, et que les cendres lorsqu'elles seront froides soient dispersées dans le jardin de l'éternel oubli.
Quel spleen, mes aïeux. On ne dira jamais assez le pouvoir des fleurs.

Annie laid her head down in the roses. 
She had ribbons, ribbons, ribbons, in her long brown hair. 
I don't know, maybe it was the roses, 
All I know I could not leave her there. »

« - Et t'as quoi dans ton truck ? Encore des... des « perceuses », c'est ça?
Réminiscence de leur dernière discussion.
- Non, dit Fred. Des balances.
- Quoi ?
- Des balances, répète Frédéric Gruson.
La mine ahurie de son hôte lui arrache un petit rire. Il en rajoute une couche:
- Des palettes entières de balances. Des tonnes de balances. C'est que ça pèse, ces trucs-là!
L'astuce échappe à Pierre-Peter qui continue à branler machinalement du chef, bouche bée. C'est aussi pour ce genre de réactions que Frédéric Gruson l'apprécie. Pour cette naïveté dont il fait preuve. Pour cette part d'innocence préservée qui confine à la niaiserie, diraient certains, à la pureté, dirait Pifou. À bien des égards le monde, ce monde, est un mystère pour Pierre-Peter (Des balances ! Des tonnes de pèse-personne trimballées d'un bout à l'autre du pays !) et il s'avère incapable de le déchiffrer. Sévère et incurable incompréhension du réel qui en fait un inadapté chronique. On n'en trouve plus guère, des comme lui. Espèce en voie d'extinction. Le type qui a toujours l'air de débouler d'une autre planète. Peter-Pierrot lunaire. Pierre-Peter Pan. Comme un ultime représentant des seventies qui n'aurait pas encore complètement traversé le miroir aux alouettes - la tête dedans, les pieds dehors. Il tourne, il tourne sur le grand manège de ce siècle sans réussir jamais à attraper le pompon, ni même la queue de la comète.
La première fois que Fred l'a rencontré, il jouait à chat perché : il avait bel et bien un chat, un vrai, perché sur son épaule.
D'ailleurs...
Frédéric Gruson balaie l'espace du regard, à gauche, à droite.
- Et le chat, il est où ?  »

« Il a dû batailler dur, mais ça valait le coup. Une super idée qu'il a eue. Disneyland. C'est pas un beau cadeau d'anniversaire, ça? Tous les deux, ensemble, le père et le fils, le fils et le père. Le gamin n'est pas près de l'oublier. Il aurait dû repartir hier. La semaine de vacances (de garde !) s'achevait ce dimanche et Sylvain Page aurait dû le remettre dans l'avion, comme d'habitude. C'est ce qui était prévu. Mais il a eu - lui, le père - cette idée de génie. Et bien sûr sa femme - son ex-femme - la mère de son fils - n'était pas d'accord. Elle a rappelé les règles. Elle a invoqué la loi. Elle a mis en avant le jugement prononcé (rien qu'au téléphone il avait l'impression de la voir lui agiter l'ordonnance sous le nez). Des arguments minables. Méprisables. Où était la jeune femme sensible qu'il avait épousée ? Lui, il parlait d'amour. Après tout, c'est autant son enfant que le sien. Sa chair, son sang. Et n'est-ce pas son nom qu'il porte ? Jules Page. Page, c'est écrit. Document officiel, là aussi, si on va par là. Mais qu'importe, ne nous abais- sons pas à ça. L'amour, seulement l'amour. De quel droit est-il question? Le droit naturel ne devrait pas moins compter que le droit civil. Après tout, c'était elle qui avait voulu la séparation. Le divorce. C'était elle qui avait manigancé pour obtenir la garde, avec tous les arrangements qu'elle souhaitait, les mesures, les clauses qu'elle avait elle-même au préalable concoctées, en douce, dans son dos, toutes ces clauses expressément notifiées, détaillées, ajoutées, toutes ces putains de clauses agglutinées les unes aux autres clause, clause, clause toujours en une longue litanie de lettres et de mots, de phrases, de formules, noir sur blanc, que le juge finalement n'avait fait qu'approuver en opinant de son menu crâne chauve avant de valider et lui accorder royalement gain de... gain de ? gain de ?... Clause, oui. Exact. Tout, absolument tout ce qu'elle voulait, elle l'avait obtenu. Facile : il lui avait suffi de dégainer son dossier elle avait tout bien préparé, la traîtresse, tout bien rassemblé et photocopié et classé, un machin épais comme ça. L'artillerie lourde, d'emblée. Factures, relevés, mises en demeure, relances : toutes les dépenses de monsieur Sylvain Page, ici présent. Toutes ses dettes accumulées. Toutes ses folies, disons-le ! 127 634 (cent vingt-sept mille six cent trente-quatre) euros pour être précis. Un trou. Un gouffre. Un puits sans fond, monsieur le Juge! Voilà dans quoi est en train de nous entraîner cet homme ici présent. C'est notre tombe qu'il creuse! C'est l'enfer qui s'ouvre sous nos pieds ! Et boum ! Et boum ! Et boum ! Pas de quartier. Elle  avait continué à tirer, elle avait continué à frapper, à marteler, à l'enfoncer, de sa bouche, de sa jolie bouche aux lèvres qu'il trouvait naguère si douces lorsqu'elles effleuraient sa nuque, lorsqu'elle les promenait le long de son cou, maintenant jaillissaient les salves, fusaient les coups, sans répit, sans relâche, sans pitié, et lui il était là, ici présent, assommé, sidéré, cloué sur son siège en velours rouge, et il voyait les yeux du magistrat qui s'arrondissaient au fur et à mesure qu'il découvrait les comptes, qui s'exorbitaient, qui débordaient de ses petites besicles aux montants dorés, et il voyait sa mâchoire tomber, tomber, dégringoler sur son menton, puis son double menton, puis son triple, et il se voyait, lui, Sylvain Page, désarmé, impuissant, en train d'assister à sa propre débâcle, à sa sale exécution. Des chiffres, pourtant. Rien que des chiffres. Du papier. Où était l'amour là-dedans ? »

« Exit le routard et tout ce qui y ressemble. Sac à dos = paumé, louche, branleur, crado. Les gens se méfient. Les gens ont peur. Il faut les rassurer. Inspirer confiance. Confiance = maître mot. Ils veulent du bien rasé, les gens. Du bien coiffé, bien habillé, du propsurlui. Ils réclament du cadre dynamique, ils plébiscitent du centre droit (qui peut pousser jusqu'à l'extrême pourvu qu'il soit décomplexé). Soit. Donnons-leur. Aussi trompeuses que puissent être les apparences, c'est à elles que l'on se fie. Tout se joue là: dans la représentation. L'emballage. On peut voyager avec seulement sa bite et son couteau, encore faut-il choisir le bon fourreau pour les transporter. »

« CAHIER BLEU

13/11/2001
La phrase du jour: « Du fric ou boum. » 
Si on peut la traiter de phrase. Elle n'est pas de moi. Elle s'étale sur une banderole tendue contre le mur d'une usine Moulinex, quelque part en France.
Quelque part en France... Non. Trop vague. Trop approximatif. Ça frise le mépris. Pas d'à-peu-près quand il s'agit de guerre et de victimes. Déplions nos cartes, pointons un index sur l'endroit précis et nommons-le, pour mémoire - par respect pour les futurs morts. Les grandes batailles ont des noms. Waterloo, Verdun, Has- tings, Azincourt. On se souvient, pour les avoir maintes fois rabâchés, du Chemin des Dames, de Gettysburg, d'Alésia. Les carnages, en outre, sont datés. 1515, c'est Marignan. 1805, c'est Austerlitz. 2001, ce sera Cormelles- le-Royal.
Voilà. C'est ici que ça se passe. On a rendu à César, à Bonaparte, à Wellington et aux autres, rendons à présent au sieur Jean Mantelet, dit monsieur Moulinex, ce qui lui appartient. Ou pour le moins, à ses héritiers.
Cormelles-le-Royal. Joli nom. Un petit quelque chose de médiéval. Ça sent bon sa cotte de mailles, cette affaire. Son armure, son haubert, son heaume sweet heaume, ses chausses plantées dans le purin et son château fort aux tours crénelées dont la massive silhouette se découpe sur le ciel au coucher du soleil, quand soleil il y a, ce qui est rare, car, il faut bien l'avouer, ça sent aussi à plein nez son patelin de pluie et de crachin.
Mais ce n'est pas ça. Nous n'y sommes pas du tout (à part, peut-être, pour la pluie et le crachin...). C'est ici et maintenant que ça se passe, pas au Moyen Âge. La guerre est moderne. Électrique. Économique. Foin de lances et de piques et d'arbalètes, dans le coin on a forgé des presse-agrumes et des yaourtières. Pas de haches, mais des hachoirs. Pas d'épées, mais des épluche- légumes. Pas de bûchers, mais des rôtissoires. Et, pour le coup de grâce, un formidable four à micro-ondes. Le dernier cri. L'ultime fierté, hélas. Car les carottes sont déjà cuites, et le temps est venu de déposer ces armes.
(Oui, je m'amuse, et alors ? C'est que je suis poli et désespéré.)
Cormelles-le-Royal est une charmante (?!) localité du Calvados. On y compte à ce jour 4818 habitants, dont un quart environ bossent à l'usine. Les futurs morts, ce sont eux. L'usine ferme.
« Du fric ou boum. »
Les salariés occupent le site et menacent de le faire sauter s'ils ne reçoivent pas une prime de licenciement décente on n'en est plus à essayer de préserver l'emploi. Ils réclament 80000 F au lieu des 60000 F qu'on leur octroie. Les pauvres, ils ignorent que l'argent ne fait pas le bonheur.
La plupart, après trente ans de boîte, touchent 6500 F par mois.
Chris Gent, patron de Vodafone, gagne 70 MF par an. 190000 F par jour.
Peter Bonfield, British Telecom: 19 MF par an.
Luc Vandevelde, Marks & Spencer: 7 MF par an (hors, bien sûr, stock-options). Ça devrait s'améliorer puisque Marks & Spencer a déposé le bilan l'année der. nière et ferme tous ses magasins en France.
Antonio Perez, Gemplus, a accepté de revoir son salaire à la baisse. Bravo. Beau geste. Son plan de gestion prévoit quatre cent cinquante licenciements. La moyenne des PDG américains est de 10,6 MF par an. Celle des PDG britanniques est de 5,4 MF. Celles des Français : 4 MF. Ils ignorent, eux aussi, que l'argent ne fait pas le bonheur.
Décente, la prime. C'est le terme employé.
« Du fric ou boum. »
Je relève tout de même que la fermeture de l'usine Moulinex a été officiellement programmée à la date du 11 septembre 2001. Tiens, tiens, tiens... Il faudrait être bien naïf pour n'y voir là qu'une coïncidence. Que nenni. Moi, je dis qu'il y a deux façons de considérer les choses. Deux hypothèses. Deux théories. La première met en évidence une sordide conspiration banco-financière, soit l'œuvre d'une coalition patronale de tendance ultralibérale, pilotée par le MEDEF (Monopole Exclusif D'Engrangement du Flouze), soutenue et irriguée par un puissant réseau de fonds de pension, armée en sous-main par un groupuscule d'actionnaires, et qui aurait fomenté l'attentat de Manhattan dans le seul but de détourner l'attention de ce qui se passait simultanément (autre déflagration) à Cormelles-le-Royal. La seconde dévoile au contraire un vaste et ignoble complot islamo-syndicaliste, soit les agissements criminels d'une sorte d'Internationale cocoranico pour lesquels la CGT (Conglomérat de Glandeurs Tonitruants) et Al-Qaïda auraient uni leurs forces destructrices afin de déstabiliser notre fragile et pourtant si équitable ordre mondial. New York et Calvados, Big Apple et petites pommes, alcool et sans alcool: même combat. Lutte finale. Coups pour coups. Djihadistes contre GI Joe. Wall Street contre murs de brique. Tours jumelles contre site industriel. Gratte-ciel contre garde-boue. Et tout, tout ne sera que dévastation, effondrement, cataclysme. Tout ne sera plus que ruine et désolation. N'a-t-on pas sous-entendu, dans certains médias, que les ouvriers étaient des terroristes ? Ou des martyrs.
C'est donc une question de point de vue. D'axe (du mal, du bien). Les deux théories se valent. Je ne me prononcerai pas.
« Du fric ou boum. »
En tout cas, une chose est sûre: c'est un bon slogan. Net et sans bavure. Lapidaire. Expressif. Langage populaire, voire primaire, voire cromagnonesque. C'est ce qu'il faut. Formule choc. Immédiatement assimilable, aisément compréhensible par tous, du PDG au journaliste en passant par la ménagère de base qui sait très précisément ce que sont un presse-purée et un aspirateur - et la crainte de devoir y renoncer. Moi, je dis chapeau. Remarquable trouvaille. Si les anciens salariés et futurs morts de l'usine sont en quête d'une reconversion, on sait dorénavant vers où les aiguiller: leur avenir est dans la pub!

MOULINEX: LA VIE DEVIENT PLUS FACILE

Ahahah. Je m'amuse, oui. Un peu. J'essaie. Histoire d'oublier ma propre misérable misère. Ma honte incommensurable. Pas assez désespéré. Trop poli. Je ne vaux pas mieux qu'eux: des slogans, des formules, des mots, des mots, toujours des mots et rien que des mots. Que de la gueule ! »


« UNE HISTOIRE DE COCHONS
ET DE FÈCES (Titre graveleux mais provisoire)

La France, entre les deux guerres, était porcine et constipée. Deux caractéristiques essentielles, du moins si l'on se fie au succès phénoménal qu'obtint Félix Laboré (1882-1958) avec ses deux produits phares, à savoir : la tisane Tripetise, aux vertus laxatives, pour le bien-être intestinal de ses congénères, et la Goretine, sorte de complexe de vitamines destiné au confort digestif des porcs. Ce pharmacien avait fondé en 1919 sa propre société, la Maison Félix Laboré, dont les mul- tiples activités s'étendaient de la pharmacie à la parfumerie, en passant par l'herboristerie, les acides aminés et l'alimentation animale. Avec le lancement de ces deux articles, son commerce connut un essor fulgurant. Tripetise et Goretine, on peut le dire, furent les mamelles de sa fortune. (Notons au passage le choix judicieux dans la dénomination de ces produits, démontrant un sens déjà aigu de la réclame et de la propagande on ne disait pas encore communication - qui allait fortement contribuer à la pérennisation de sa réussite. En voici un exemple, extrait du quotidien Le Matin daté du 17 mai 1929:) 


Une affaire de transit, donc dans un sens les marchandises s'écoulent à flots, dans l'autre l'argent afflue en abondance. Cette manne, Félix Laboré va bientôt l'utiliser pour financer un groupe d'extrême droite baptisé d'abord OSARN (Organisation Secrète d'Action Révolutionnaire Nationale), puis OSAR après un léger équeutage, qui se transformera on s'y perd - suite à une malencontreuse faute de frappe, en CSAR (Comité Secret d'Action Révolutionnaire), et sera finalement connu c'est plus commode - sous le surnom de la Cagoule. Qui et quoi se cache là-dessous ? Il s'agit d'une organisation revendiquée comme terroriste, créée par Eugène Deloncle et Jean Filiol, anciens membres de l'Action française, forte de quelques milliers de militants et bénéficiant de nombreux soutiens dans les milieux industriels et économiques, tels ceux de Jacques Lemaigre Dubreuil, PDG de Lesieur, d'Eu- gène Schueller, fondateur de la société L'Oréal, ou encore de Pierre Michelin, directeur du groupe éponyme. Des gens de très bonne compagnie, dont les positions - anticommunistes, antisémites, antirépublicaines et, pour tout dire, à moins de deux doigts d'un fascisme pur et dur paraissent à notre pharmacien de très bon aloi. Elles sont de fait, ces positions, défendues manu militari par les cagoulards. Les uns paient, les autres exécutent: alliance harmonieuse et efficiente. Il en résulte, en une seule année (1937), une série de meurtres et d'attentats à la bombe, en France, sans parler des coups de main, donnés sous diverses formes, à l'Italie de Mussolini et à l'Espagne franquiste. En 1938, l'organisation est officiellement démantelée par le ministre de l'Intérieur, Marx Dormoy - ce qui vaudra à ce dernier d'être assassiné trois ans plus tard. En 1940, après signature de l'armistice, tout ce beau monde se rallie au gouvernement de Vichy. 
(Mais où, sacredieu, voulez-vous en venir? - Patience...) 
Outre les camelots déchus et les financeurs précités, on trouve, mussés dans les plis et replis de la Cagoule, une petite bande de jeunes gens de bonne famille, étudiants, qui ont pour la plupart fréquenté le fameux internat des Pères maristes de la rue de Vaugirard. Pour nombre d'entre eux, le destin (soit, au choix : le labeur, la chance, les compétences, la ruse, l'intrigue, le dévouement, l'obstination, la corruption, le sexe, l'entregent, la richesse - plusieurs réponses possibles) les conduira à occuper plus tard des postes prestigieux et à exercer, dans différents domaines, les plus hautes responsabilités. Celui qui nous intéresse se nomme Charles Delizieu. Ses condisciples le surnomment le Jockey, eu égard non pas à sa taille, qui est grande, mais à sa passion pour l'équitation et les chevaux en général. Issu d'une vieille famille bcb (bourgeoise catholique bretonne eh non, les Delizieu ne sont pas Normands!) il est le puîné d'une portée de huit. Dans leur fief de Montfort-sur-Meu, les Delizieu sont propriétaires d'une vaste demeure, que d'aucuns n'hésitent pas à qualifier de château, flanquée d'une écurie elle-même garnie d'une douzaine d'équidés. Le Jockey monte depuis son plus jeune âge. Comme se plaît à le répéter sa maman, avec soupir et yeux au ciel : Charles a fait ses premiers pas sur une selle!» (Madame Delizieu eût pu aisément recevoir un Oscar pour son rôle de mère dépassée - mais tendrement indulgente - par les frasques de ses garçons.) Charles est en effet un excellent cavalier. Dalila lui manque. C'est le nom de sa dernière monture: une splendide jument alezane que son père lui a offert pour ses seize ans. Il faut entendre le jeune homme faire son portrait : l'entendre décrire, lyrique, son port de reine, son allure souple et altière, sa robe aux reflets mordorés qui épouse au plus près un corps nerveux, racé, met en relief ses courbes merveilleusement proportionnées, l'entendre évoquer, d'une voix rauque, altérée, la cambrure de ses reins, et sa croupe ronde, pleine, ferme, musclée, et le galbe ciselé de ses jambes, et son œil de biche aux longs cils effilés, et sa soyeuse crinière où il adore enfouir ses doigts lorsqu'il la chevauche et qu'elle l'emporte et qu'ensemble, soudain, dans un élan sauvage, fougueux, ils s'arrachent à la pesanteur terrestre. Et il ne faut pas s'étonner après ça que certains de ses condisciples refusent encore de croire que cette Dalila de Montfort ne serait qu'une représentante de la race chevaline (ils penchent, ceux-là, en faveur d'une de ces ardentes petites paysannes, anoblie pour la galerie mais en réalité fille d'un fermier local, dessalée à souhait et qui ne voit pas où est le mal à se laisser trousser dans le bocage - Ah! sacré Jockey!) Depuis qu'il est à Paris, Charles n'a malheureusement plus guère l'occasion de monter. Son rêve (secret) est de retourner un jour au pays, de réinvestir la propriété familiale et d'agrandir les écuries de manière à pouvoir y accueillir le plus beau et le plus grand cheptel de pur-sang jamais rassemblé.
En attendant, il fait son droit. À l'instar de ses amis, il a noué d'étroites relations avec les cagoulards. Ainsi a-t-il fait la connaissance de Félix Laboré. Les deux hommes s'apprécient.
(Ça se précise...)
En avril 1939, la Maison Félix Laboré a changé de statut. Elle s'est constituée en société anonyme dont le nouveau nom est AXOR. Le pharmacien détient à lui seul 62 000 des 70000 actions de 100 francs qui en composent le capital - soit sept millions de francs au total. En 1940, il met encore une fois ses énormes moyens à disposition pour financer le MSR (« aime et sert»), nouveau parti qu'Eugène Deloncle, son ami intime, vient de créer, et qui fusionne bientôt avec le RNP (Rassemblement National Populaire) de Marcel pleat, dont la ligne politique consiste, en gros, à adhérer au projet d'une Europe nazie unifiée, et dont la particularité est d'avoir une grande partie de ses instances dirigeantes issue de la gauche pacifiste spécifiquement de la SFIO. Les voies de la politique sont impénétrables (et la marche des crabes est tortueuse), néan moins tous sont tombés d'accord sur le fait qu'il faut absolu ment « sauvegarder la race » et avancer main dans la main avec le Troisième Reich.
Les rapports avec l'occupant s'avèrent cordiaux et fructueux.
Le jeune Charles Delizieu poursuit lui aussi son bonhomme de chemin. Entre 1940 et 1942 il est l'un des principaux collaborateurs (ah! ah ! très drôle !) de la revue hebdomadaire La Terre française, subventionnée par l'Allemagne, dans laquelle il rédige quelques chroniques aux titres bien sentis, tels que : « Dénoncer est un devoir », « Jeunes gens, soyez les agents du Maréchal ! » ou encore « Les Juifs à jamais souillés par le sang du Juste». En septembre 1942, Félix Laboré le prie instamment de se rendre en Suisse afin, dixit, d'« aryaniser » l'une des filiales de sa société. Une mission dont le Jockey s'acquitte avec brio. Mais seuls les imbéciles, dit-on, ne changent pas d'avis. Et Charles n'en est pas un. Aussi décide-t-il soudain, en juillet 1944, que le nazisme c'est pas bien. Impossible alors de résister à cette fièvre résistante qui s'empare de lui. Il s'active, et active ses réseaux. Devient, paraît-il (les témoignages sont contradictoires), une sorte d'agent de liaison du CNR, et continue de se démener tant et plus, au point qu'il réussit à intégrer le MNPGD (Mouvement National des Prisonniers de Guerre et Déportés), dont le chef, il est vrai, est l'un de ses anciens compères de la rue de Vaugirard. Tout ceci n'est pas vain : à la Libération, ce fervent patriote, ce combattant émérite, finit par recevoir rien de moins que la croix de guerre 1939-1945, la rosette de la Résistance et la croix de chevalier de la Légion d'honneur.

Parce que, oui, il le vaut bien.

Et qu'en est-il de notre pharmacien préféré, défenseur et mécène des plus nobles causes? Grâce aux déclarations de Charles Delizieu et de quelques autres (toujours ces jeunes gens de la même grande et belle et bonne famille), Félix Laboré échappe sans mal aux rigueurs de l'épuration. Relaxé de toute accusation de collaboration, il obtient lui aussi la croix de guerre, avant d'être fait chevalier de la Légion d'hon- neur. Au cours de ces presque six années de conflit, sa société, AXOR, a vu son chiffre d'affaires quadrupler.

La France est libérée, les braves sont récompensés, et les affaires continuent : ouf-ouf-ouf, on respire.

Pour Félix Laboré, la fidélité n'est pas un mot creux : il s'empresse de recruter ses amis, ex-compagnons de la Cagoule, et de les placer à des postes clés dans ses filiales à l'étranger. Un morceau de choix est réservé à Charles : en 1946, le pharmacien le fait entrer dans le comité de direction du groupe. Mieux : en 1950, il lui offre en mariage sa fille, unique et chère - très chère - Geneviève Laboré.
(On y arrive...)
Le Jockey songe-t-il encore à sa belle alezane ? Possible. Quoi qu'il en soit, le Jockey a brillamment franchi les obstacles. Le Jockey est désormais en selle. Le Jockey a bien les rênes en main (métaphore où j'ai ma phore et filons, filons, hue !) et le Jockey ne ménage pas sa monture: en huit ans, le couple a six enfants. Les cinq premiers sont des mâles. La petite dernière est une fille. Touché, frappé, exalté par la grâce de cette nouvelle-née, Charles Delizieu veut la prénommer Thérèse. Sa femme juge que c'est un brin présomptueux, elle propose Marie. Ils s'entendent sur Catherine Marie Thérèse Delizieu.
(Et voilà: on y est!) »

« Les origines, ça compte. La souche, le sang, ces choses-là. C'est important. On veut savoir. On exige la traçabilité. Normal. Comment trier, sinon, le bon grain de l'ivraie? Comment déterminer qui mérite et qui pas ? »

« CAHIER BLEU

03/12/2001
Attentats suicides en Israël. Des types gonflés à bloc et bourrés d'explosifs qui se font sauter en espérant en emporter le plus possible avec eux de l'autre côté.
« Je veux vous parler de l'arme de demain, enfantée du monde elle en sera la fin... » La Bombe humaine. Téléphone. On chantait ça au bon temps du lycée, guitares en main, vautrés sur des lits défaits. On ne comprenait à peu près rien. On ne comprend toujours pas grand-chose. Et la jeunesse a fui. Quoi de neuf ?

La myrrhe et l'encens 
Ce soir je consens 
À m'en revêtir. 
L'avenir est sang 
Et sans avenir. »

« CAHIER ROUGE

09/04/2005
Sujet : l'Homme.
Analyse (résumée) de M. Maurice Dantec, écrivain : « L'Homme, en son état actuel, n'est qu'un passage conduisant à l'avènement d'une sorte de sur-être aux capacités, tant techniques que psychiques, hyper développées. Sa mission: se propager dans le cosmos. Coloniser l'univers. »
Commentaires :
C'est vrai. La preuve : Dragon Ball Z.
« Kaméhaméha ! »
Tu parles !... L'Homme ? Le cosmos s'en cogne comme de sa première étoile naine!
Réflexion collatérale : Si l'on considère que la taille d'un nain peut être comprise entre o et 140 cm, alors « petit nain » n'est pas un pléonasme.
Réflexion corollaire (1) : L'Homme, animal doué de raison, est le plus déraisonnable et le plus irrationnel de tous les êtres vivants de cette planète.
Réflexion corollaire (2) : L'Homme n'est pas un dieu déchu, juste un animal déchu.
Sujet clos. »

« NISSAN MURANO II 3,5 L V6 ALL-MODE 4X4 CVT, 17 CV, ANNÉE 2011, 12 477 KM, COTE ARGUS 42 500 €

C'est Claire, il disait. Juste ça, ces trois petits mots. Ça suffisait. Il avait une façon de le dire, il avait un éclat dans les yeux qui la remuaient. Elle s'en souvient. Elle y pense souvent. Elle les entend encore, ces mots et sa voix, le ton de sa voix, elle les a dans l'oreille, comme si c'était hier. Elle peut retrouver exactement le regard qu'il avait. Ça la remue toujours. C'est au fond du ventre que ça se passe. Parfois, ça lui donne des frissons rien que d'y repenser. C'est du mal et c'est du bien à la fois. Elle se dit que, quoi qu'il arrive, elle s'en souviendra jusqu'à la fin de sa vie. Qu'elle le veuille ou non. Et si elle pouvait choisir, si ça ne dépendait que de sa volonté, est-ce qu'elle le garderait en mémoire ? Oui. Autant garder les meilleures choses. Même si les meilleures choses, en réalité, sont celles qui font le plus de mal quand on se les rappelle. Parce qu'elles sont passées, justement. Parce qu'elles ne sont plus que des souvenirs. Ne sont plus. Ne reviendront plus. Alors que les pires choses, au contraire, quand elles sont derrière nous, c'est un soulagement. Mais on ne raisonne pas ainsi. On ne raisonne pas tout court, la plupart du temps. Il reste ce qu'il reste sans qu'on ait vraiment choisi. Parfois, oui, c'est ce mal qui nous fait du bien. C'est curieux mais c'est vrai. Ça brûle, ça brûle dans le ventre mais ça réchauffe en même temps. On a besoin de chaleur. »

« Passe la petite chanson. 
Passe l'ange.
Passe le temps.
Le ciel est bleu mais ils ne sont pas heureux. »

« CAHIER MAUVE

17/05/2011 
Ô low cost : le voyage le moins cher...
Il paraît que Disney planche depuis quelque temps sur la création d'un nouveau parc d'attractions, gigantesque, sur le thème de la Seconde Guerre mondiale (on devrait dire « Deuxième », je crois, ne serait-ce que par superstition). Memory Park ou World War II Resort, quelque chose dans ce goût-là. Projet à l'étude. L'idée me semble excellente. Perpétuer le souvenir tout en s'amusant. Allier Histoire et loisir, hommage et plaisir, rire et commémoration. Le concept est génial. Nous sommes nombreux, et le serons de plus en plus, à ne pas avoir eu la chance de vivre ces événements en direct, aussi comment ne pas se réjouir lorsqu'on nous propose de les recréer, au plus près, afin que nous puissions connaître enfin les impressions, les sentiments qu'ont dú éprouver les acteurs de cette époque exaltante. De grands moments en perspective. J'ai hâte. Je suppose que les principales étapes seront représentées. Des dates-clés qui donneront lieu à des attractions-phares, specta- culaires. Je, tu, il, nous, vous pourrez, cher visiteur, dans un premier temps, jouer à la victime, et, par exemple, être conduit, sous la surveillance des Castors Juniors de la 2ª SS-Panzer-Division, jusque dans la nef de la typique petite église d'Oradour-sur-Glane, dont vous admirerez, ébaubi, la minutieuse reconstitution, avant que d'y être enfermé et de goûter, tout feu tout flamme, aux délices du bûcher. Ah ! les affres de l'anoxie. Ah! les tourments de la chair qui crame. Des sensations incomparables... et mille fois décuplées (soit dix mille fois) si vous optez ensuite pour l'attraction Little Boy (B-29 sur le plan), accessible uniquement aux détenteurs du pass Enola Gay. Là, vous serez plongé au cœur même de la ville d'Hiroshima, le jour J, à l'instant T. Ça, c'est de la bombe! (Slogan.) Des effets spéciaux à couper le souffle. Un véritable festival polypyrotechnique. L'imagineering dernier cri vous permettra d'apprécier la saveur toute particulière d'un champignon atomique. Pour l'esprit comme pour les yeux : un éblouissement* !
Après cette expérience d'une rare intensité, pourquoi ne pas souffler un peu en assistant à la glorieuse parade dans les rues de Berlin. Un spectacle qui enthousiasmera les petits comme les grands, car nous avons tous gardé une âme de berger allemand. Je vois ça d'ici: les troupes qui défilent devant la reproduction grandeur nature du Reichstag, Waffen-SS en tête et Jeunesses hitlériennes en queue de peloton (Pluto, Daisy, Baloo, Dingo et tous leurs amis dans leur bel uniforme des- siné par Hugo Boss), la musique galvanisante de John Williams Wagner, le pas de l'oie, les bras tendus tels des fûts de canon, trente degrés au-dessus de l'horizon, Heil, Heil, Heil hi, Heil ho, on rentre du boulot... Quelle audace d'avoir personnifié le Führer sous les traits de Blanche-Neige, mais il est vrai qu'ils ont en commun la pâleur et cette admirable pureté, caractéristiques de leur race, et l'on n'est guère surpris finalement de voir s'affairer autour de cette guide charismatique les corps replets et les trognes enluminées de Grincheux-Goering, de Timide-Himmler, d'Atchoum-Heydrich, de Prof-Goebbels, de Simplet-Eichmann, et regardez là-bas, les enfants, c'est l'adorable frimousse de Winnie l'ourson dépassant de la trappe de son Panzer! Faites-lui coucou! Ah, le chenapan! Fourrure de miel et tourelle de fer.
De quoi vous donner des fourmis dans les jambes et l'envie d'endosser à présent le costume des vainqueurs, des libérateurs, des sauveurs, c'est-à-dire des gentils petits yankees courant entre les balles sur le sable d'Omaha Beach, le Mı à la main, le chewing-gum à la bouche

HOLLYWOOD. FRAÎCHEUR DE VIVRE

et le corned-beef au ceinturon (3,99 € la boîte): une aventure dont vous serez le héros. Action et frisson garantis.
Gageons que les concepteurs auront consacré une partie importante du parc à la Solution finale: le Shoah Show. Un divertissement incontournable. Pour un prix modique il vous sera proposé un forfait comprenant l'accès à toutes les attractions ainsi qu'un séjour d'une ou plusieurs nuits dans l'un des baraquements de votre choix (Auschwitz Hotel, Treblinka Hotel, Sobibor Comfort House, Belzec Auberge...). Pour les nostalgiques et les curieux, il s'agit d'une immersion totale au sein de cet univers bien spécifique, où vous aurez, là encore, la possibilité de choisir votre camp et d'y jouer un rôle actif afin d'en mieux ressentir tous les effets. Vous avez opté pour le forfait Hey Jude ? Parfait. Vous serez ache- miné sur place par le tchew-tchew, un PTB (Petit Train Blindé) absolument inconfortable, avant d'être dirigé sans ménagement par le Sturmbannführer Picsou et ses kapos vers l'un des dortoirs surpeuplés où vous passerez une nuit sur un grabat plein de vermine, puis, après que le Warum Service vous aura apporté un petit déjeuner à la mode yiddish (eau de pluie et de cuir de soulier), vous repartirez, tout ragaillardi, vers les bâtiments sani- taires où une bonne douche vous attend - À la queue, s'il vous plaît ! Suivez la file! Pas de restriction d'âge, c'est ouvert à tous. Merci de déposer vos vêtements et objets de valeur à l'entrée, y compris vos couronnes, et vous, madame, laissez donc également vos cheveux. Oh! Mais voyez qui est là : c'est Mickey Maus et sa compagne Minnichéva, avec leur portée de petits rats - Ne vous en approchez pas trop, on ne sait jamais !... Allez, allez, on avance, on se serre, on se serre ! Zyklon B (9,99 € le litre), choisissez votre parfum: vanille, fraise, fruits de la passion... C'est le point d'orgue, cher visiteur, c'est le clou du spectacle - Le génocide comme si vous y étiez ! Aucun manège d'aucune sorte ne peut vous procurer des sensations aussi fortes que cette séance par laquelle s'achèvera votre séjour, et, à moins de faire preuve d'un révisionnisme aigu, c'est un souvenir qui restera à jamais ancré en vous. Attention, c'est parti ! Fermez les yeux, laissez-vous aller... 
J'exagère ? Pas sûr. Qui peut me garantir que cela n'arrivera pas, jamais ? Qui veut en prendre aujourd'hui le pari ? À partir du moment où le projet initial a germé dans un cerveau humain, pourquoi pas sa réplique ludique et lucrative dans le cerveau d'un promoteur, d'un investisseur ? De l'homme, rien ne m'étonne. Moi-même, si j'avais de l'argent à investir...
D'ailleurs, ça me fait penser qu'il ne faudra pas oublier les boutiques à la sortie (SS Stores). Que chaque visiteur puisse repartir avec son lot de gadgets souvenirs : qui une étoile jaune montée en broche, qui un svastika en pendentif, qui un pyjama rayé, qui une paire de bottes lus- trées ou un Mauser, un Luger, un Walther. Le tatouage est offert.
Si quelques protestations s'élèvent, on saura bien les étouffer sous couvert du devoir de mémoire et, surtout, de la création d'emplois (argument imparable - ça marche pour tout: le gaz de schiste, le nucléaire... Mieux vaut un travailleur mort qu'un chômeur en bonne santé). Pourquoi pas ?

Dans les nuits qui viendront 
Nos rêves auront des taches noires 
Aux poumons. 
Et l'on ne tiendra plus debout 
Que par nos bretelles 
Sans pantalon.

* Lunettes de protection obligatoires. En vente 4,99 € à la caisse centrale. »

« - Pourquoi on vous a viré, alors, si ça marche tant que ça ? 
- Parce que j'ai eu le tort d'ouvrir ma gueule. Je me suis rendu compte qu'on usait de certaines pratiques, disons, pas très saines. Et pas vraiment autorisées.
- C'est-à-dire ?
- Des produits toxiques. Des pesticides interdits.
- Et vous avez dénoncé ces pratiques ?
- On était les premiers exposés au danger. Trois des gars qui travaillaient avec moi ont développé des cancers. 
- Qu'est-ce que j'aurais dû faire ?
- Réfléchir davantage aux conséquences de vos actes. Penser à la rentabilité de l'entreprise. Aux dividendes des actionnaires.
- Quoi ?
- Je plaisante. Vous avez bien fait.
- Sûr. Je regrette pas. Sauf qu'à cette époque, je rentrais chez moi tous les soirs. Maintenant, il y a des fois où je rentre pas d'une semaine. Je vois pas ma femme pendant tout ce temps. Je vois pas ma fille grandir. Et là, il m'arrive d'avoir des doutes.
- Vos collègues qui ont le cancer, ils risquent de ne plus voir leurs femmes et leurs enfants pendant encore plus longtemps que ça. »

« CAHIER BLEU

12/07/2000
Vouloir à tout prix être au sommet, d'accord. Je peux le comprendre. Mais être au sommet d'un tas de merde, à quoi ça peut bien rimer ?
Près de Manille, on dénombre plus de cent morts à cause de l'effondrement d'une monumentale décharge sur un bidonville. Les gens écrasés, étouffés, ensevelis sous des dizaines de milliers de tonnes d'immondices. Ils vivaient au pied de cette décharge. Ils vivaient de cette décharge. Leur quartier s'appelle Lupang Pangako. Ça signifie : « La Terre promise. »
Comment vivre avec un cœur qui ne serait pas sec, atrophié ?

L'horizon se fissure
L'orage au large emporte ses tourments
Et ses blessures
Et sur la mer d'un vert
Iridescent
La nuit descend. »

« [...]
- Vous faites partie de ces gens qui disent que la littérature va mourir ?
- La littérature est déjà morte. Elle n'a pour ainsi dire jamais vécu.
- Vous exagérez.
-"Ah oui ? Vous lisez, vous ?
-"Un peu.
- Un peu ?... Pif Gadget, par exemple ?
Fred Gruson baisse le nez sur son T-shirt.
- Ça, c'est un cadeau de...
- Votre maman. Je m'en serais douté.
- C'est sûr que ce n'est pas de la grande littérature...
- Et c'est tant mieux ! Sinon, ça n'aurait jamais eu un tel succès. Les gens se foutent complètement de la grande littérature.
- Je ne suis pas d'accord, dit Frédéric Gruson.

Les Poèmes saturniens, ça vous dit quelque chose ? Verlaine. Une des plus grandes œuvres poétiques de tous les temps.
- Oui, je vois.
- Verlaine a publié son recueil à compte d'auteur. Personne n'en voulait. C'est sa propre cousine qui a avancé l'argent. Le premier tirage était de 491 exemplaires. 491 ! Et le pire, c'est que vingt ans plus tard, ce tirage n'était même pas épuisé ! Vous vous rendez compte de ce que ça veut dire ? En vingt ans, il y a moins de 500 personnes qui avaient acheté et lu les Poèmes saturniens !
- C'est un cas particulier, n'en faites pas une généralité. Il me semble qu'on s'est bien rattrapé depuis, pour Verlaine. J'avais une prof, au collège, une prof de français, elle arrêtait pas de nous en parler. On devait même apprendre ses poèmes par cœur, comme en primaire. Ça nous gonflait, mais c'est vrai que c'était bien. « Je fais souvent ce rêve étrange et pénétrant... 
- ... d'une femme inconnue, et que j'aime, et qui m'aime...» Comme quoi il existe quand même quelques enseignants compétents.
- Madame Demuinck, je me souviens de son nom. Une super prof...
- Et Nietzsche, elle vous l'a fait étudier ? Ainsi parlait Zarathoustra. Pareil. Nietzsche a fait imprimer le dernier volet lui-même, à ses frais, et à 40 exemplaires. 40, pas un de plus. La grande littérature n'est pas destinée à être lue. Il faudrait pour cela que le lecteur soit au même niveau que l'auteur. Et, sans vouloir me montrer méprisant, ou élitiste, le chemin est encore long pour la masse. Question d'initiation, d'éducation. Excellence et médiocrité ne peuvent pas s'épouser. Et ceci est valable pour tous les arts. 
- Pas glop, pas glop.
- Oui, moi aussi je le déplore, mais c'est ainsi. La France a produit Baudelaire, Verlaine, Rimbaud, Hugo, Flaubert, Céline...
- Que des morts.
- Vous pouvez me citer des auteurs vivants de cette envergure ?
- Euh...
- C'est bien ce que je dis! Et de toute façon, on s'en fout, puisque l'auteur français le plus vendu dans le monde, c'est ?
- C'est ?
- Marc Levy.
- Pas lu.
- Moi non plus, mais nous sommes les derniers, je le crains. Notre monde est ainsi fait que la majorité des gens préferent lire Marc Levy qu'Arthur Rimbaud. Que la moindre vidéo postée par un youtubeur sera toujours plus commentée que le dernier bouquin de Pierre Michon. Que n'importe quel présentateur télé sera cent mille fois plus célèbre qu'un prix Nobel de physique ou de chimie. Et cent mille fois mieux payé, aussi. Faites un sondage autour de vous : qui présente  « Questions pour un champion» ? Et qui a découvert la structure de l'ADN ? Vous verrez le résultat.
Tout ça pour ne pas dire qu'il y a une dizaine d'années il avait commis un roman, un petit roman, petit par le nombre de pages mais non par la qualité, par l'originalité, par la force, par l'ambition, par l'intérêt qu'il aurait dû susciter et la place qu'il aurait dû prendre au sein de la littérature française, voire mondiale, si les dix-huit maisons d'édition auxquelles il avait fait parvenir le manuscrit n'avaient pas été toutes dirigées par des incapables et des imposteurs, et non, non, non, il ne s'abaisserait jamais, comme un Verlaine ou un Nietzsche, à se publier à compte d'auteur. »

« LUI : Est-ce que tu sais qui a créé le personnage de Pif ?
ELLE : Hmm... Je l'ai su, mais je m'en rappelle pas.
LUI : C'est un monsieur qui s'appelait José Cabrero Arnal. Un Espagnol. Il est né au début du xx siècle, en 1909 ou 1910, je crois. Il a commencé la bande dessinée là-bas, en Espagne, et ça marchait plutôt bien. Et puis, quand Franco est arrivé, il s'est engagé dans les milices républicaines pour le combattre.
ELLE : M'étonne pas...
LUI : En 1939, il a été obligé de se réfugier en France. Comme beaucoup de ses compatriotes, il a été interné dans les camps du Sud: Argelès, Agde, etc.
ELLE : Le bel accueil qu'on réservait aux antifranquistes.
LUI : Et quand les nazis sont arrivés aux portes du pays, Arnal a voulu continuer le combat. Il s'est engagé dans les Compagnies de travailleurs étrangers et il a été envoyé sur la ligne Maginot. C'est là, un peu plus tard, qu'il a été capturé, puis déporté au camp de Mauthausen. Il faisait partie de ce que les Allemands ont appelé le train des « Rote Spanier », les Espagnols rouges. Mauthausen était un camp de travail, un des plus durs, où les prisonniers étaient utilisés comme main d'œuvre. En réalité, c'était surtout un camp destiné à éliminer les ennemis politiques du Reich. Arnal y est resté jusqu'en  1945. Il paraît que c'est grâce à ses dessins qu'il a réussi à survivre. Il continuait à dessiner, où il pouvait, comme il pouvait, ça lui a permis de tenir le coup. En 1945, à la Libération, il est retourné à Paris. Une période très difficile encore pour lui : pas de travail, pas d'argent, il faisait la manche dans le métro et en même temps il essayait de caser ses petites bandes dessinées dans tous les journaux et revues. Il n'y a qu'un seul journal qui a bien voulu l'embaucher, c'est L'Humanité Dimanche.
ELLE : M'étonne pas...
LUI : C'est dans ce journal qu'il a publié la première aventure de Pif le chien. En 1948, il me semble. Ç'a été un énorme succès. Et, au fil des années, Pif le chien est devenu un per- sonnage de plus en plus populaire. Mais la santé d'Arnal, elle, était de plus en plus fragile. Son internement pendant la guerre l'avait profondément marqué. C'était un homme fati- gué, malade, souvent il était obligé de faire appel à d'autres dessinateurs pour l'aider dans son travail. Malgré ça, les aventures de Pif se sont poursuivies. Et quand Arnal est mort, au début des années 1980, il a eu la satisfaction de voir que son bébé était toujours en pleine gloire.
ELLE : Dis donc, comment ça se fait que tu saches tout ça, toi 
LUI : Je l'avais lu, à une époque, et ça m'est resté.
ELLE : Ben, tant mieux, comme ça tu pourras le raconter à ta petite-fille. Elle va adorer Pif Gadget, et au moins elle saura que c'est grâce aux communistes, encore une fois, qu'elle peut lire sa BD préférée !
LUI : Les communistes, ça n'existe plus, Maryse. Et ça existera encore moins quand Océane sera en âge de comprendre. Elle ne saura même pas de quoi on lui parle. «Les communistes ? C'est quoi, Papy, les communistes ? » Euh... c'est comme les dinosaures, ma chérie. Des grosses bêtes qui vivaient sur la Terre, il y a très longtemps de ça...
ELLE : Et qui rêvaient d'un monde meilleur. Qui se bagarraient pour un monde meilleur. Comme Rahan avec son couteau, tu vois.
LUI : C'est ça, apprends-lui à se bagarrer, ça fera plaisir à ses parents.
ELLE : Je lui apprendrai déjà à repérer l'ennemi... T'inquiète pas, je me chargerai de lui expliquer toutes ces choses. C'est le rôle des vieux, non ? De rappeler aux jeunes comme c'était mieux avant.
Lucien Gruson pense que le rôle des vieux est de mourir le plus vite possible, avant de devenir une charge pour leurs enfants, mais il ne le dit pas. Il pense qu'il est trop tard, que sa femme ne changera pas, et que c'est tant mieux. Il est fatigué. Le trajet lui pèse, à lui aussi. La route, la chaleur. Il allonge le bras droit et prend la main de sa femme et il la serre dou- cement dans la sienne. Ça lui fait du bien. Elle lui jette un bref coup d'œil et répond d'une même pression. Leurs mains restent ainsi, accrochées. Ils roulent sur l'autoroute A1 et il est 13 h 17. Cela fait cinquante et un ans qu'ils se connaissent. Cela fait quarante-huit ans qu'ils sont mari et femme. Ils s'aiment. Lucien Gruson pense qu'il n'y a que la mort qui pourra les séparer. Ce en quoi il se trompe, car même la mort les cueillera ensemble.  »

« - Ce qui nous manque, c'est l'insouciance. C'est la légèreté. Ce qui nous manque, c'est la joie. C'est d'être ouvert à la joie. La joie toute simple, pure, sans taches. Ce qui nous manque, c'est la capacité de vivre dans l'instant, à chaque instant, et de l'apprécier, d'y prendre plaisir. Le plaisir, oui. Le plaisir brut, primaire, de la vie. C'est-à-dire le fait même d'être en vie et de ne pas avoir peur de ce qu'elle nous réserve, de ne pas même y songer.
- Comme un chat qui se dore au soleil, dit Frédéric Gruson. Ou comme un chien qui court après une balle.
- Ou comme un enfant, dit l'homme. Un enfant qui rit. Un enfant qui marche dans les flaques pour éclabousser. Un enfant qui saute sur un trampoline ou qui tape dans un ballon. Un enfant qui joue. Qui s'amuse. Jouer, s'amuser, et rien d'autre. Cette insouciance, cette légèreté, elles nous ont été données, à tous, au départ. Cela s'appelle l'enfance. Et cela dure plus ou moins longtemps, selon l'histoire de chacun, selon les conditions d'attribution et de développement. Certains en sont très vite dépossédés, d'autres ont la chance de pouvoir prolonger cette période. Mais personne, dit l'homme, personne ne parvient à la conserver au-delà d'une certaine limite. La joie. La joie première. La joie égocentrique. Notre capacité à l'accueillir. Nous perdons cela. Avec les années vient la conscience, et avec la conscience vient le poids. Tout devient plus lourd, plus pesant. Tout nous écrase. Regardez-nous marcher, l'échine voûtée, ployant sous le joug, le pas lent comme si nous traînions des boulets à nos chevilles. Esclaves de notre propre conscience, de notre connaissance du monde, de notre expérience du monde, de notre lucidité. C'est long. C'est pénible et fastidieux. Quand on marche dans les flaques, dorénavant, c'est parce qu'on ne réussit pas à les éviter. Où est passée la joie d'éclabousser ? Elle est derrière nous, elle est loin. Tout ce qu'il nous en reste, c'est le souvenir. Hélas, dit l'homme. Hélas, oui, car mieux vaudrait pour nous qu'on l'oublie tout à fait. Ce serait moins cruel, moins douloureux. On en a subi la perte et il faut encore qu'on en subisse le souvenir. C'est là, au fond de nous, telle une écharde plantée sous la peau, qu'on n'a pas su retirer. C'est une douleur lancinante, au long cours, à laquelle s'ajoute de temps à autre de plus brèves et plus vives piqûres de rappel. Retourne-toi. Souviens-toi. Vois ce que tu n'as plus et n'auras plus jamais. Tends l'oreille pour entendre l'écho de ton rire, du pur cristal de rire, des perles, des bulles, légères, si légères, envolées, impossibles à saisir sans les faire éclater. Quand tu ris aujourd'hui ce n'est plus qu'un bruit, pareil à celui d'une chaîne qu'on secoue, c'est un relent sonore, un rot moqueur ou sarcastique, ce n'est plus le fer de lance joyeux jaillissant dans les airs et accrochant le reflet du soleil. Tout est pareil, mais tout a changé. Le soleil, la pluie, le vent, la neige. Naguère la neige était une danse de flocons, un lâcher de frais confettis que tu cueillais sur ta langue tirée, que tu pouvais presque entendre grésiller instantanément au contact de ta chair, c'était ça la neige pour toi, un don du ciel, une fête, à présent la neige est une poisse, c'est un marécage qui entrave tes pas, qui te ralentit, c'est une corvée de pelle, c'est une avalanche qui te tombe dessus et t'empêche de respirer. Et tout à l'avenant. Voilà certainement pourquoi, dit l'homme, nous sommes plus sensibles au malheur qui frappe un enfant. Parce que cela touche à cette part de nous, qui était sans doute la meilleure part de nous, et que nous avons perdue. Parce que cela tue une seconde fois notre insouciance, notre légèreté, notre joie tant regrettée. Sinon, objectivement, pourquoi serions-nous plus attristés par la disparition d'un enfant que par celle d'un homme mûr ou d'un vieillard ?
- Peut-être parce qu'on s'attaque à un innocent, dit Frédéric Gruson. À quelqu'un de plus faible.
- L'innocence ? fait l'homme. Vous sentez-vous coupable ? Avez-vous commis un crime, un délit ou quelque acte que ce soit qui pourrait vous faire condamner par un tribunal ? Hormis d'avoir mûri et vieilli, et ceci indépendamment de votre volonté, en quoi seriez-vous plus coupable qu'un enfant ? Quant à la faiblesse, je dirais que c'est tout le contraire. L'enfant est fort. Il est plus fort que nous, dans la mesure où sa capacité de joie et de légèreté lui permet de faire face à la dureté de l'existence. Il dispose de ces armes merveilleuses dont nous, nous sommes maintenant dépourvus. Il est dans sa nature de rire, de courir, de jouer, de s'amuser, de prendre plaisir à la vie, quand nous ne parvenons plus qu'à la supporter, et encore en allant chercher partout, avec frénésie, sous toutes formes d'artifices, quelque ersatz de cette joie disparue, quelque simulacre de cette légèreté qui nous manque. Non, croyez-moi, dit l'homme, quand on s'en prend à un enfant, on touche à l'écharde qui est en nous, on appuie dessus et ça fait mal, ça lance.
Peut-être. Peut-être. Frédéric Gruson retourne ces paroles dans sa tête. Il est 13 h 44. Il conduit un poids lourd rempli de balances qui avance au pas. Il gagne sa vie, dit-on. Aux Jeux olympiques de Londres, l'équipe de France féminine de football a été éliminée en demi-finale - y a-t-il quelqu'un qui se sente concerné ? Il pense une nouvelle fois à sa fille. Il pense au moment où il la soulèvera de terre et la serrera fort dans ses bras et enfouira la figure dans son cou pour sentir son odeur. Tu piques, papa, lui dira-t-elle. »

« Le onzième jour, ils ont repris le travail. Ils n'auront pas leurs 20 euros supplémentaires. Et la vie continue.
Va, petit homme. Va, petite dame. Au travail. Fabrique des tubes. Huit heures par jour, ou par nuit, chaque jour, chaque nuit. Produis de la richesse. Produis de la croissance. Achète des paquets de chips pour toi et tes gosses, et bouffe-les (tes chips, tes gosses). Puis recommence.
L'une des ouvrières interrogées disait que son salaire avait augmenté de 5% en six ans (de quoi se plaint-elle ? ). Dans le même laps de temps, les dividendes versés par Vallourec à ses actionnaires ont augmenté de 1007%. À ma connaissance, on n'a jamais vu de grève d'actionnaires.
J'ai l'impression d'avoir déjà écrit ça. À peu de chose près. J'ai l'impression de l'écrire chaque année. Je pourrais sans doute l'écrire chaque mois, chaque semaine. Je me répète. À quoi bon ? Je ferais mieux d'apprendre à jouer du violon plutôt que de pisser dedans. Mais je n'ai pas l'oreille musicale.
Et la vie, la vie continue. »

« Un centre de recherche japonais affirme avoir mis au point un prototype de téléphone portable en forme d'être humain, un unpaium révolutionnaire », selon ces chercheurs, pour mieux ressentir la présence de l'interlocuteur...
" Et alors, l'amertume. Et alors, le ressentiment. Les nerfs à fleur de peau. La colère qui grondait, bouillonnait, montait. Ce n'était plus tellement à elle-même qu'elle en voulait, elle avait au moins franchi ce cap, c'était désormais à eux qu'elle tenait rigueur de cet état de fait. Eux ? Son mari chéri, ses fils chéris. Ceux à qui elle s'était vouée corps et âme. Pour leur bien-être. Pour leur bonheur. Ou n'était-ce juste que pour leur petit confort ? Pour des lasagnes au four ? Pour une couette propre ? Pour du papier toilette toujours à sa place, toujours renouvelé ? Autant ils avaient été tout pour elle sa raison d'être, la justification même de son existence -, autant elle en venait à se demander maintenant ce qu'elle était pour eux. Était-elle à leurs yeux, à leurs cœurs, autre chose qu'une machine à laver, à repasser, à préparer les repas ? Une domestique ? Une aide à domicile ? Un distributeur automatique (argent, boissons, chaussettes, slips) ? Et ceci n'était pas le blues typique de la ménagère, la rébellion de la femme au foyer, c'était quelque chose de plus profond, de plus essentiel. Cela tenait à ce qu'elle était, ce qu'ils étaient, et à ce qui les unissait (ou pas) les uns aux autres. Soudain, tout était bouleversé, tout pouvait être remis en question. Avec une acuité nouvelle elle observait et décortiquait leurs relations, elle ana- lysait chaque geste, acte, regard, parole, silence, expression, les dits et les non-dits, et elle remarquait des failles, elle découvrait des fissures dans leur union qu'elle pensait jusqu'alors lisse et homogène, harmonieuse, et certaines n'étaient que des fêlures superficielles, mais quelques-unes étaient de véritables lézardes, hautes et larges car creusées certainement depuis longtemps (le temps, le temps, l'acide du temps, la plaie suppurante du temps). La symbiose était loin d'être parfaite.
La symbiose, à vrai dire, n'existait pas. Elle l'avait imaginée.
Elle l'avait créée de toutes pièces. Elle s'était trompée. Elle s'était aveuglée. Elle recouvrait la vue. Son rôle, qui semblait immuable, éternel, il ne lui était plus possible de l'incarner.
Le don qu'elle leur avait fait, à lui, Jean-Yves, à eux, Augustin, Baptiste, ses fils, ce don de soi, total et spontané, était en passe de se transformer en sacrifice. »

« Ah, je ris de me voir si belle en ce miroir ! La Castafiore, oui. Ou la Callas, si tu préfères. Voilà ce qu'elle voulait être. Celle qui monte sur scène et non plus une de ces petites mains en coulisses qui font les changements de décor, qui reprisent les costumes. Il était temps qu'elle apparaisse en pleine lumière, sous les feux des projecteurs et le regard du public. Qu'elle fasse briller leurs pupilles. Qu'elle les éblouisse. Je t'avais proposé ça, Jean-Yves chéri, je t'avais offert ma jeunesse, ma beauté, ma joie et tout l'éclat de mon rire, ma splendeur, je te les avais montrés et je t'avais fait comprendre qu'ils étaient à toi si tu les voulais, tu n'avais qu'à tendre la main, tu n'avais qu'à ouvrir les bras, et qu'en as-tu fait, dis-moi ? Tu les as ignorés. Tu les as dédaignés. Tu les as laissés s'éteindre et se ternir. Tu les as étouffés sous la cendre grise et froide de ton mépris, de ta morgue, de ton égoïsme. Ce n'est pas moi, c'est toi qui dois avoir honte. C'est toi qui dois t'étrangler de remords et de chagrin. Je veux simplement chanter. À nouveau chanter.  
Je ne veux plus me taire. Ôte ta main de ma bouche, et vous, mes fils, mes enfants chéris, écoutez-moi aussi, je veux qu'on entende ma voix, mon rire, je veux resplendir, votre mère est une diva pas une bonniche, je me fiche du génie de Mozart, je me fiche de la puissance de Wagner, je veux brûler les planches et chanter la maladie d'amour, je veux siffler sur la colline, zaï zaï zaï zaï, c'est moi, me voilà, regardez, écoutez, admirez, applaudissez, je veux qu'on m'aime pour ce que je suis, ah je ris, oui, mais dans quel miroir, dites-moi, dans quel miroir ai-je pu me voir, de mon regard Claire, et me trouver belle, me trouver sublime et désirable, et chanter ma beauté, ma gloire, de ma voix Claire, et rire de mon rire Claire, n'était-ce pas, la dernière fois, sous terre, dans la pénombre, dans le miroir d'une pièce de marbre noir ? »

Quatrième de couverture

Ils sont sur l'autoroute, chacun perdu dans ses pensées. La vie défile, scandée par les infos, les faits divers, les slogans, toutes ces histoires qu'on se raconte - la vie d'aujourd'hui, souvent cruelle, parfois drôle, avec ses faux gagnants et ses vrais loosers. Frédéric, lanceur d'alerte devenu conducteur de poids lourds, Catherine, qui voudrait gérer sa vie comme une multinationale du CAC 40, l'écrivain sans lecteurs en partance pour « Ailleurs », ou encore Sylvain, débiteur en route pour Disneyland avec son fils... Leurs destins vont immanquablement finir par se croiser.

Un roman caustique qui dénonce, dans un style per- cutant à l'humour ravageur, toutes les dérives de notre société, ses inepties, ses travers, ses banqueroutes. Et qui vise juste - une colère salutaire, comme un direct au cœur.

Marcus Malte, né en 1967 à La Seyne-sur-Mer, ne cesse de surprendre par la force et la maîtrise, la violence et la tendresse de ses romans. Comme Garden of love ou Le Garçon (Prix Femina), Aires est un sacré coup de maître.

Éditions Zulma,  janvier 2020
488 pages

lundi 22 avril 2024

Le grand quoi ★★★★★ de Dave Eggers

Un livre passeur-de-mémoire.
Des pages pour dire le combat de milliers d'êtres humains que la guerre civile au Soudan a meurtri au plus profond de leur chair et qui ont vécu des épreuves ô combien inimaginables.
Des mots qui heurtent, émeuvent, témoignent de la violence inouïe et la folie effroyablement incontrôlable des hommes.
Le récit-temoignage inoubliable d'un Enfant perdu, pour ne pas que l'histoire se répète. 
« Au Soudan, mourir est un jeu d'enfant, surtout pour un enfant. »
Le microsillon est abîmé. Car inlassablement, elle semble se répéter, pourtant. 
« Que tout ceci soit arrivé est criminel. C'est aussi un crime d'avoir laissé faire. »
Un livre nécessaire, incontournable, d'une grande force, brillant, savamment construit.

« Ce livre est le récit romancé de ma vie : depuis le moment où j'ai été séparé de ma famille à Marial Bai, jusqu'aux treize années passées dans des camps de réfugiés en Éthiopie et au Kenya, et à ma rencontre avec les foisonnantes cultures occidentales, à Atlanta et ailleurs.

En le lisant, vous en saurez davantage sur les deux millions et demi de personnes qui ont péri pendant la guerre civile soudanaise. Je n'étais qu'un gamin quand le conflit a éclaté.
[...]
Même aux heures les plus sombres, je pensais qu'un jour viendrait où je partagerais mes expériences avec vous, lecteurs, pour éviter que ces atrocités ne se répètent. Ce livre est une forme de combat; une façon de rester vigilant et de poursuivre la lutte. Lutter pour renforcer ma foi, mon espoir et ma croyance en l'humanité. Merci de lire ce livre. Et que Dieu vous garde. »
Valentino Achak Deng, Inig & cung as Atlanta, 2006


« Mon garçon, il y avait de la vie dans ces villages ! Il y a de la vie ! Malgré les apparences, environ quinze mille âmes. Si tu voyais des clichés d'un village pris d'avion, tu serais sans voix face à l'apparence misérable des habitations et des activités humaines. Le sud du Soudan ressemble à une terre brûlée, mais ce n'est pas non plus un désert sans fin. C'est aussi une terre de forêts et de jungles, de fleuves et de marais, où vivent des centaines de tribus, des milliers de clans. Des millions de gens. »

« Ici, la situation est trop tendue, trop politique. Il y a à Atlanta huit cents Soudanais, incapables de vivre en harmonie. Les sept Églises soudanaises sont en perpétuel conflit, et c'est une cause de rancœur croissante. C'est un retour au tribalisme, à des divisions ethniques oubliées depuis longtemps. En Éthiopie, pas de Nuer, de Dinka, de Fur ou de Nubiens. Nous étions trop jeunes pour comprendre ces distinctions, et même si on les comprenait, nous avions pour consigne d'oublier ces soi-disant différences. En Éthiopie, nous étions seuls au monde. Nous avions vu mourir des centaines de gamins en rejoignant une contrée pas franchement mieux que celle qu'on avait laissée derrière nous. »

« Lorsque la guerre a éclaté et que les Murahaleen ont reçu des armes, les gens volés - mon père les appelait ainsi, les gens volés - ont été emmenés dans le Nord, là où les Arabes en font le commerce. Voisins chrétiens, ce que l'on vous a raconté est en grande partie vrai. Destinées à travailler dans les maisons des Arabes, les filles kidnappées sont devenues leurs concubines, et les mères des enfants de leurs maîtres. Les garçons devaient garder le bétail, mais ils n'échappaient pas aux viols pour autant. Il faut souligner que c'est l'un des crimes les plus graves commis par les Arabes. La culture dinka ne connaît pas l'homosexualité, même en cachette. C'est simple, les pratiques homosexuelles n'existent pas. Par conséquent, la sodomie, particulièrement celle imposée à des garçons innocents, a autant attisé la guerre que tous les autres forfaits des Murahaleen. Je le dis avec tous les égards dus aux homosexuels de ce pays ou d'autres. C'est un fait l'idée d'un garçon se faisant sodomiser par des Arabes suffit à un soldat soudanais pour accomplir des actes d'un courage incroyable.
Il faut également préciser que, au cours de cette guerre, nous autres Dinka avons calomnié l'ensemble des Arabes du Soudan, oubliant nos amis du Nord et nos existences paisiblement partagées et interdépendantes. Ce conflit a accouché de racistes dans les deux camps. Les dirigeants de Khartoum ont savamment attisé ce foyer de racisme. Ils ont fait ressurgir, et même parfois créé de toutes pièces de nouvelles haines. En ont découlé des actes d'une brutalité sans précédent. 
Le plus curieux, c'est qu'à de nombreux égards ces soi-disant Arabes ressemblent beaucoup aux habitants du Sud, en particulier physiquement. Si vous avez déjà vu le président du Soudan, Omar Al-Bachir, vous savez que sa peau est presque aussi foncée que la mienne. Mais comme ses prédécesseurs islamistes, il méprise les Dinka et les Nuer et veut tous nous convertir. Par le passé, les dirigeants de Khartoum ont essayé de faire du Soudan l'épicentre du fondamentalisme islamique. Ça n'empêche pas nombre d'Arabes du Moyen-Orient d'avoir des préjugés sur Bachir, ainsi que sur ses très chers et non moins fiers amis musulmans et leurs peaux foncées. Au Soudan et ailleurs, beaucoup ne les prennent pas du tout pour des Arabes. 
Toujours est-il que les Arabes à la peau noire du Soudan septentrional ont préconisé l'asservissement des Dinka du sud du pays. Et savez-vous comment se défendent les dirigeants à Khartoum, chers voisins chrétiens ? Primo, ils mettent ça sur le compte d'ancestraux « conflits tribaux ». Lorsqu'on les pousse dans leurs derniers retranchements, ils affirment qu'il ne s'agit pas d'asservissement, mais d'accords de travail mutuellement consentis. Une gamine de neuf ans enlevée et trimbalée à dos de chameau à six cents kilomètres au nord pour trimer comme domestique chez un lieutenant de l'armée, est-ce une esclave ? Non, dit Khartoum, elle est là parce qu'elle l'a voulu. En ces temps difficiles, sa famille a conclu un marché avec le lieutenant. Ce brave homme allait la nourrir et lui fournir un meilleur cadre de vie en échange des services rendus par la malheureuse, en attendant que sa famille biologique puisse à nouveau l'assumer. Une fois encore, le culot des dirigeants de Khartoum laisse sans voix: ils nient la recrudescence de l'esclavagisme au cours des vingt dernières années, et soutiennent que les populations du Sud ont délibérément choisi de se transformer en serviteurs bénévoles frappés et violés. Sans oublier qu'un très grand nombre d'Arabes utilisent pour désigner les Soudanais du Sud un mot qui, en arabe, signifie « esclave ». »

« Que tout ceci soit arrivé est criminel. C'est aussi un crime d'avoir laissé faire. »

« C'est plus facile pour un Arabe de tuer un Dinka, ou le contraire ?
- Avec la même balle, les deux meurent. La balle s'en moque. »

« J'ai été réveillé par des voix. Des rires. Je me suis agenouillé, mais impossible de poser les pieds par terre. J'avais perdu confiance en cette terre. J'ai vomi et je me suis rallongé. J'ai réessayé, mais le ciel se dérobait. Quand j'ai réussi à me mettre à genoux, ma tête s'est mise à tourner et j'ai vu trente-six chandelles. J'ai frissonné un moment dans cette position, en essayant de retrouver l'usage de mes yeux.
J'ai repris mes esprits et scruté les alentours. Ça grouillait de garçons, dont certains mangeaient du maïs, assis. Je me suis redressé lentement. Être debout ne me semblait vraiment pas naturel. Quand je me suis redressé pour de bon, j'ai été pris de vertiges. J'ai écarté les jambes et tâché de garder l'équilibre à l'aide de mes mains. Je suis resté dans cette position. Au bout d'un moment, les tremblements ont cessé. J'étais debout, et je me sentais à nouveau humain.
Cinq garçons étaient morts, dont trois sur le coup. Deux autres n'ont pas eu cette chance. Les bombes leur avaient déchiqueté les jambes. Ils ont vécu assez longtemps pour voir la terre se gorger de leur sang. »

« Le troisième jour, il a décidé de mourir dans ce trou, parce qu'il y faisait chaud et que le silence y régnait. Il est mort ce jour-là parce qu'il était prêt. Personne n'a vu Monynhial périr dans son trou. Mais nous savons tous que cette histoire est vraie. Au Soudan, mourir est un jeu d'enfant. Surtout pour un enfant. »

« « L'histoire de cette terre est mêlée à celle d'une autre nation, l'Égypte. Un pays puissant, dont la population ressemble à celle du nord du Soudan. Ce sont des Arabes. Égyptiens et Anglais avaient des intérêts communs au Soudan... »
Je l'ai interrompu.
« Ça veut dire quoi : "ils avaient des intérêts communs" ?
- Il y avait chez nous des choses qui les intéressaient : les terres et le Nil, ce fleuve qu'on a traversé. Les Anglais avaient pris le contrôle de nombreux pays d'Afrique. C'est compliqué mais, en gros, ils voulaient étendre leur influence dans le monde partout où c'était possible. Anglais et Égyptiens ont donc conclu un marché : aux seconds le contrôle du Nord, où vivent les Arabes, aux premiers le Sud, la terre des Dinka et de tribus semblables. Une aubaine pour les habitants du Sud, car les Anglais étaient opposés au trafic d'esclaves et affirmaient vouloir y mettre un terme. Un commerce florissant à l'époque. Les victimes, qui étaient bien plus nombreuses qu'aujourd'hui, partaient aux quatre coins du monde. Les Anglais gouvernaient le Sud-Soudan d'une main de velours. Ils y ont construit les premières écoles du pays. Écoles où l'on enseignait aux enfants le catéchisme, mais aussi l'anglais.
- C'est pour ça qu'on les appelle les Anglais ? demanda William K.
- Eh bien... c'est ça, William. Bref, en un sens, les Anglais se sont révélés être une chance pour nous en contenant la propagation de l'islam. Ils nous protégeaient des Arabes. En 1953, c'est-à-dire bien avant ma naissance, mais à peu près à l'époque où ton père est né, Achak, les Égyptiens et les Anglais ont signé un nouvel accord : ils allaient rendre son indépendance au Soudan. C'était après la Seconde Guerre mondiale et...
- Après quoi ? ai-je demandé.
- Ah ! Achak. Je ne peux pas tout vous expliquer en détail. Mais les Anglais sortaient d'une guerre à côté de laquelle notre conflit paraît ridicule. Ils avaient tellement étendu leur influence sur le globe que c'en était devenu ingérable. Ils ont donc décidé de rendre les rênes de leur pays aux Soudanais. Un moment historique. Beaucoup pensaient que le pays allait être divisé en deux, le Nord et le Sud. Après tout, les deux régions avaient été unifiées par les Anglais et ne partageaient pas la même culture. C'est ainsi que les Anglais ont semé les graines du désastre dans notre pays et que nous en payons le prix aujourd'hui. [...] » »

« J'ai mis des heures à le traduire, mais vous allez profiter de mes efforts. Ça donne :
La politique ratifiée par le gouvernement consiste à se conformer au fait que les peuples du Sud-Soudan sont clairement africains et négroïdes, et que, par conséquent, notre devoir évident envers eux en de les encourager sur la voie d'un développement économique bâti sur des bases africaines et négroïdes, et non pas sur des bases arabes et moyen-orientales qui conviennent au Nord-Soudan. Seuls le dévelop pement économique et l'éducation permettront à ces peuples de se pré⁸parer à leur avenir, qu'il soit un jour lié à celui du Nord-Soudan ou de l'Afrique de l'Est, voire aux deux. »
William et moi, on n'a presque rien compris à ce que Dut venait de nous lire, mais il avait l'air ravi.
« Ce sont les Anglais qui ont écrit ça, au moment où ils essayaient de trouver un moyen de quitter le Soudan. Ils savaient que c'était une erreur d'unifier le Soudan. Ils savaient que nous étions tout sauf unis, et que nous ne pourrions jamais l'être. Ça leur posait un vrai problème, qu'ils appelaient la "question du Sud-Soudan." »
Je n'étais pas sûr de comprendre.
« Votre destin, tous nos destins ont été scellés il y a cinquante ans par quelques individus venus d'Angleterre. Ils auraient pu tracer une frontière entre le Nord et le Sud, mais les Arabes les ont convaincus de ne pas le faire. Les Anglais avaient l'occasion de demander aux peuples du Sud-Soudan s'ils voulaient être séparés ou non du Nord. Impossible que les chefs du Sud aient voulu ne faire qu'un avec le Nord, pas vrai ? » 
Tout en hochant la tête, je me suis demandé si c'était vrai. Les jours de marché à Marial Bai me sont revenus en mémoire, ainsi que Sadiq et les autres Arabes qui passaient dans le magasin de mon père. Tous ces commerçants vivaient en harmonie.
« Eh bien, pourtant, ils ont préféré ne faire qu'un avec le Nord, a continué Dut. Ils ont été roulés par les Arabes, qui se sont montrés plus malins qu'eux. Les chefs ont été achetés, on leur a promis monts et merveilles. Ils ont fini par croire mordicus que le salut passait par une seule nation. Une pure folie. Mais tout ça va changer maintenant, dit Dut en se levant. En Éthiopie, nous disposerons des meilleures écoles qu'on ait jamais eues, avec les meilleurs professeurs soudanais et éthiopiens. Vous allez en profiter, et une nouvelle ère va s'ouvrir à nous. Vous serez instruits, et le gouvernement de Khartoum ne pourra plus nous rouler. Une fois ce conflit terminé, une nation indépendante verra le jour au Sud-Soudan, et vous en hériterez, les garçons. Qu'est-ce que vous en pensez ? » »

« Sans William K, j'aurais pu penser que j'étais venu au monde dans ces hautes herbes bordées de sentiers défoncés, au milieu de tous ces gosses. Que je n'avais jamais eu de famille ni de maison. Que je n'avais jamais dormi sous un toit, mangé quoi que ce soit de chaud et à ma faim. Que je ne m'étais jamais assoupi en paix, en sachant de quoi le lendemain serait fait.
J'ai fermé les yeux, heureux d'être près du fleuve avec William K, sous le flot continu de nuages, gages de fraîcheur. Ces ombres clémentes veillaient sur mes paupières tandis que je m'endormais. »

« Julian, cette marche jusqu'en Éthiopie, ce n'était qu'un début. Pendant des mois, nous avions traversé à pied déserts et marécages tandis que nos rangs s'amenuisaient de jour en jour. Le Sud-Soudan était à feu et à sang, mais, selon la rumeur, en Éthiopie on serait en sécurité, on mangerait à notre faim, on dormirait au sec dans des lits et on serait scolarisés. Je dois reconnaître que, en chemin, j'ai légèrement divagué. Tandis qu'on se rapprochait de la frontière, j'en étais arrivé à un point où je m'attendais à ce qu'on ait chacun une maison et une famille. Je pensais y trouver des immeubles démesurés et des commerces aux vitrines garnies, des chutes d'eau à foison et des saladiers remplis d'oranges sur des tables impeccables.
Arrivé en Éthiopie, j'ai réalisé que ça ne collait pas.
- On y est, dit Dut.
Ce n'est pas ici, dis-je.
- On est en Éthiopie », dit Kur.
Comparé à ce qu'on avait quitté, la différence ne sautait pas aux yeux. Point d'immeubles en vue, et pas plus de vitrines. Pas la moindre trace de saladiers remplis d'oranges. À part ce fleuve, rien. « Ce n'est pas ici », dis-je à nouveau. Cette phrase, je l'ai tellement répétée les jours suivants que les autres gosses ont fini par en avoir marre. Certains pensaient que j'avais perdu la tête. »

« Fils, le khawaja est digne d'intérêt. Il est très intelligent et a dans la tête des trucs que tu ne soupçonnes pas. Il parle plein de langues, connaît le nom des villes et des villages, sait piloter les avions et conduire les voitures. Les hommes blancs possèdent ça dès la naissance. Il a donc du pouvoir, et il nous est très utile et efficace. Si tu vois un Blanc, c'est que les choses vont s'arranger.
Cet homme ne peut t'être que bénéfique. »

« J'avais beau savoir qu'on allait bientôt traverser la frontière d'un pays en paix, cette fois je ne rêvais plus de saladiers remplis d'oranges. Le monde était le même partout, je le savais. Les variations sur l'échelle de la souffrance d'un endroit à un autre étaient infimes. »

« On était jeunes et on pensait avoir tout le temps de s'aimer. Quelle erreur. Attendre d'aimer, ce n'est vraiment pas une façon de vivre. »

« Pour l'Occident, un camp de réfugiés, c'est temporaire. Lorsque après un tremblement de terre au Pakistan on diffuse les images des survivants avant l'hiver, attendant des vivres et de l'aide dans ces villes de tentes couleur d'argile, la plupart des Occidentaux pensent que ces sinistrés vont vite rentrer chez eux, et que le camp sera démantelé dans les six mois à un an.
J'ai grandi dans des camps de réfugiés, trois ans à Pinyudo, presque une année à Golkur et dix à Kakuma - là où quelques tentes se sont transformées en un immense patchwork de bâti- ments et de cabanes faites de poteaux, de sacs de toile et de boue. C'est là que nous avons vécu, travaillé et fréquenté les bancs de l'école de 1992 à 2001. Ce n'est pas le pire endroit du continent africain, mais pas loin.
Les réfugiés s'y sont créé une vie qui ressemblait à celle des autres humains. On y a mangé, discuté, ri et grandi. Le commerce s'y est développé, des hommes ont épousé des femmes et des bébés sont nés. Les malades y étaient soignés ou partaient pour la zone Huit et un autre monde. Nous autres, les gamins, sommes allés à l'école, essayant de rester éveillés et concentrés malgré l'unique repas quotidien, et la distraction provoquée par les charmes de miss Gladys et de filles comme Tabitha. On s'est efforcés d'éviter les problèmes avec les autres réfugiés des Ougandais, des Rwandais des Somaliens, et avec les populations du nord-ouest du Kenya, tout en restant à l'affût de nouvelles de chez nous, de nos familles, et d'une possibilité de quitter Kakuma temporairement ou pour de bon. »

« « C'est un immeuble gigantesque, si haut qu'il touche les nuages. Ben Laden a payé pour qu'un type gare une camionnette dans le sous-sol et fasse exploser le bâtiment. Et puis il a essayé de tuer Moubarak en Égypte. Tous les hommes impliqués dans ce complot étaient du Soudan, et Ben Laden a tout financé. Cet homme est un problème majeur. Avant lui, les terroristes n'avaient pas les mêmes moyens. Il a tellement d'argent que tout devient possible. Il accouche de terroristes dans le monde entier parce qu'il peut les payer et leur offrir une vie décente. Enfin, jusqu'à ce qu'ils se fassent exploser. »
Quelques jours plus tard, les espoirs de Gop sont devenus réalité. J'arbitrais encore un match quand un camion de l'Onu est passé avec, à l'arrière, deux humanitaires kenyans qui ont annoncé la bonne nouvelle.
« Clinton a bombardé Khartoum ! criaient-ils. Khartoum est attaquée ! »
La partie s'est interrompue, tout le monde voulait fêter ça.
Dans les quartiers soudanais de Kakuma, la liesse a duré un jour et une nuit. Qu'est-ce que ça pouvait bien vouloir dire ? De l'avis général, ça signifiait clairement que les États-Unis en avaient après le Soudan, et qu'ils le punissaient pour les attentats au Kenya et en Tanzanie. Pour tout le monde dans le camp, il était clair que les États-Unis se rangeaient du côté du SPLA ; aucun doute possible, c'était un désaveu pour le gouvernement de Khartoum. Bien sûr, certains experts allaient plus loin. Par exemple, Gop pensait que l'indépendance du Sud-Soudan était imminente. « Ça y est, Achak ! dit-il. C'est le début de la fin. Quand les États-Unis décident de bombarder une cible, c'est la fin. Regarde ce qui est arrivé à l'Irak quand ils ont envahi le Koweit. Quand les États-Unis décident de te punir, c'est pas bon. Waouh, c'est fini ! Les États-Unis vont renverser le régime de Khartoum en moins de temps qu'il n'en faut pour le dire. On va rentrer chez  nous et on aura l'argent du pétrole. Une frontière entre le Nord et le Sud sera clairement établie, et il y aura un nouveau Soudan.
Selon moi, c'est l'affaire d'un an et demi. Tu verras. »
J'aimais et j'admirais Gop Chol mais, en matière de politique et de tout ce qui touchait à l'avenir du Soudan, invariablement, il se trompait.

Plus concrètement, les peuples du Sud-Soudan se préparaient à de nombreux changements, dont certains pouvaient être porteurs d'espoir. À Kakuma, nos coutumes étaient mises à mal ou passaient carrément à la trappe bien plus que s'il n'y avait pas eu la guerre et quatre-vingt mille personnes entassées dans un camp de réfugiés administré par un consortium international à l'esprit ouvert. Mon comportement et ma façon de penser ne seraient sûrement pas devenus aussi progressistes sans mon poste de responsable des jeunes ; la santé et le corps humain n'avaient plus de secrets pour moi, tout comme les maladies sexuellement transmissibles et les moyens de contraception. Je discutais souvent à bâtons rompus avec des jeunes femmes et je m'emmêlais les pinceaux entre le vocabulaire du cours d'anatomie et le langage propre à l'amour. Un jour, j'ai ruiné mes chances avec une certaine Frances en lui demandant si elle se développait correctement pour son âge. Mot pour mot, voici ce que j'ai dit : « Bonjour, Frances, je sors tout juste d'un cours d'anatomie, et je me demandais comment se développaient tes parties féminines. » Le genre de truc qu'on dit quand on est jeune, et qui ensuite vous colle à la peau. Par la suite, je n'ai plus du tout eu la cote auprès d'elle et de ses amies ; ces paroles m'ont hanté pendant des années. »

« Un bateau commandé en Slovénie; Al-Bachir l'avait payé quatre millions et demi de dollars. Il va sans dire que quatre millions et demi de dollars auraient été utiles pour nourrir les pauvres du Soudan.
Le yacht avait été transporté de Slovénie vers la mer Rouge, où il avait navigué jusqu'à Port-Soudan. De Port-Soudan, il fallait l'acheminer par voie terrestre jusqu'à Khartoum, à temps pour la conférence. Mais l'amener jusqu'à la capitale s'est révélé bien plus compliqué que prévu. Les cent soixante-douze tonnes du bateau étaient un défi pour les ponts qu'il devait traverser ; sans compter le passage sous les fils électriques le long de la route, quelque peu problématique. Cent trente-deux poteaux ont dû être sectionnés et réassemblés après le passage du yacht. Le temps que le navire atteigne le Nil, les dirigeants africains étaient venus et repartis. Ils s'étaient passés du yacht, de ses chaînes de télé satellite, de sa porcelaine chinoise et de ses cabines de luxe.
Avant même que le bateau n'arrive à Khartoum, il était devenu le symbole de la décadence et de l'insensibilité d'Al-Bachir. L'homme a des ennemis de tous les côtés il n'y a pas que les Soudanais du Sud qui le méprisent. Les musulmans modérés se sont eux aussi rassemblés en une multitude de partis politiques et autres coalitions pour s'opposer à lui. Au Darfour, c'est un groupe de musulmans non arabes qui s'est rebellé contre son gouvernement avec toutes sortes de revendications sur la région. Si le génocide n'incite pas les peuples du Soudan à remplacer ce fou et le National Islamic Front qui tient Khartoum, peut-être que le yacht s'en chargera. »

« Quoi que je fasse, quels que soient les chemins que j'emprunterai, je raconterai ces histoires. J'ai parlé à tous ceux que j'ai croisés en ces jours difficiles, à tous ceux qui sont entrés dans le club pendant ces heures pénibles du matin ; faire autrement aurait été inhumain. Je parle à ces gens et je vous parle parce que je ne peux pas m'en empêcher. Cela me donne de la force de savoir que vous êtes là, une force incroyable. Je veux investir vos yeux, vos oreilles, l'espace qui nous sépare. N'est-ce pas une bénédiction de nous avoir les uns les autres ? Je suis vivant, vous aussi, et nous avons un devoir de parole. Je l'utiliserai aujourd'hui, demain et tous les jours jusqu'à ce que Dieu me rappelle à Lui. Je raconterai ces histoires à des gens qui écouteront et à ceux qui ne veulent pas les entendre, aux gens qui me le demanderont et à ceux qui me fui- ront. Et tout le temps, je saurai que vous êtes là. Comment pourrais-je prétendre que vous n'existez pas ? Impossible. Ce serait comme si vous affirmiez que je n'existe pas. »

Quatrième de couverture

Valentino n'a pas huit ans lorsqu'il est contraint de fuir Marial Bai, son village natal, traqué par les cavaliers arabes, ces miliciens armés par Khartoum. Comme des dizaines de milliers d'autres gosses, le jeune Soudanais va parcourir à pied des centaines de kilomètres pour échapper au sort des enfants soldats et des esclaves. Valentino passera ensuite plus de dix ans dans des camps de réfugiés en Éthiopie et au Kenya, avant d'obtenir un visa pour l'Amérique.
Ironie du sort, son départ était prévu le 11 septembre 2001. Quelques jours plus tard, il s'envolera enfin pour Atlanta. Dans une nouvelle jungle - urbaine cette fois - Valentino l'Africain découvre une face inattendue du racisme. Cette nouvelle existence pourrait bien se révéler aussi périlleuse que la survie dans des contrées ravagées par la guerre.
A mi-chemin entre le roman picaresque et le récit d'apprentissage, ce livre est avant tout le fruit d'un échange. Eggers l'Américain a passé des centaines d'heures à écouter Valentino l'Africain se raconter. Au service d'une tradition orale, la plume impertinente de Dave Eggers fait mouche et insuffle à ce récit une dimension épique, qui rappelle celle de Mark Twain.
S.T.

Dave Eggers est l'éditeur de la revue McSweeney's et l'auteur de romans et de recueils de nouvelles parmi lesquels Une œuvre déchirante d'un génie renversant (2001) et, aux Éditions Gallimard, Suive qui peut (2003) et Pourquoi nous avons faim (2007). Il a créé à San Francisco 826 Valencia, une fondation à but non lucratif qui vient en aide aux enfants pauvres.

Éditions Gallimard,  juin 2009
624 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Samuel Todd
Prix Médicis étranger 2009