jeudi 30 juin 2016

Macbeth de William Shakespeare****


Editions Gallimard, collection Folio Classique, mai 2010
151 pages (c'est bien trop court !!)
Traduit de l'anglais par Yves Bonnefoy
Première publication en 1623

4ème de couverture


"Ce qu'un homme ose, je l'ose ! Viens à moi sous l'apparence de l'ours russe le plus farouche, du rhinocéros le plus hérissé, du tigre le plus féroce de l'Hyrcanie. prends toute forme sauf celle-ci, et mes nerfs assurés ne trembleront pas. Ou encore : revis, et défie-moi au combat à l'épée jusque sur la lande déserte et si je reste ici à trembler de peur, tu pourras me dire une poule mouillée. Va-t'en, va-t'en, horrible spectre, image sans substance !" (Acte III, scène 4).

Mon avis ★★★★☆


Une pièce absolument divine au climat fantastique et ténébreux empreinte d'ignominies, de culpabilité, de violence, d'illusion, de confusion, de désespoir, de folie, de trahisons et de vengeance, dans laquelle le Mal est omniprésent, tel un poison aliénant la raison.

Le couple démoniaque que forment Lady Macbeth et Macbeth est au coeur de cette pièce. 

Macbeth, présenté au début comme un personnage ambitieux mais réaliste, qui fait preuve de bon sens, va très rapidement (trop rapidement, tout se passe trop vite à mon goût*) s'embarquer dans le chemin du péché, après avoir entendu les prédictions, aveuglé par le gain du pouvoir, et surtout, poussé dans ses retranchements par sa femme, l'inspiratrice, la démoniaque, l'hystérique à l'âme meurtrière.

L'image sur la couverture représente la scène de somnambulisme de Lady Macbeth, scène mémorable dans laquelle elle délire complètement, prise de remords, qui se lave les mains de façon compulsive pensant ainsi effacer toutes traces du délit.

A lire ou écouter en VO ! C'est la réflexion que je me suis faite au vu de certaines notes du traducteur; certains jeux de mots disparaissent en français, et c'est bien dommage !

Au programme prochainement, visualiser l'adaptation cinématographique de Justin Kurzel avec Marion Cotillard et Michael Fassbender (sortie en France en novembre 2015).

* je n'avais pas eu cette sensation en écoutant la pièce de théâtre. 

Extraits 


"L'immonde est beau, le beau est immonde.
Planons dans le brouillard et les miasmes du monde" 
-Les trois sorcières,Acte I,scène I-
"Je n'ai jamais vu un jour si horrible et si beau." -Macbeth,, Acte I scène III-
"Advienne que pourra!
On peut survivre aux hures les plus sombres." -Macbeth, Acte I, Scène III-
"Le ciel fait des économies : il a éteint toutes ses chandelles ..." -Banquo, Acte II scène I-
"Aucun art ne permet, décidément,
De juger de l'esprit à la figure.
Ce gentilhomme-là, je lui aurais fait
La confiance la plus entière." -Duncan, Acte I, Scène IV-
"Me voici résolu! Et je rassemble
Toutes mes énergies pour ce terrible exploit.
Allons, dupons-les tous de notre air affable!
Trompeur
Doit être le visage quand l'est le coeur." -Macbeth, Acte I, Scène VII
"On a tout dépensé en pure perte
Quand on a eu ce que l'on désire, mais sans bonheur.
Et mieux vaut être ce que l'on a détruit
Que de n'en retirer que cette joie qui s'angoisse." -Lady Macbeth, Acte III, Scène II
" Ce qui n'a pas de remède.
Ne lui consentons pas de souvenir!
Ce qui est fait, c'est fait." -Lady Macbeth, Acte III, Scène II
"Ah, malheureux pays,
Presque effrayé de se reconnaître! Peut-on encore
L'appeler notre mère, c'est notre tombe ! On n'y rencontre
Rien qui sourie, sinon qui ne sait rien.
Et les soupirs, les gémissements, les cris qui déchirent l'air,
Nul n'y fait plus attention; l'extrême de la douleur
Y est le lot de tous; sonne le glas des morts
Sans qu'on demande, ou presque, pour qui il sonne,
Et s'achève la vie des honnêtes gens
Avant celle des fleurs de leur bonnet :
On les voit morts avant qu'ils ne soient malades."  -Ross, Acte IV scène III-
"Donne des mots à ta peine! Le chagrin qui ne parle pas
Murmure de se rompre au coeur accablé." -Malcolm, Acte IV, Scène III
"Macbeth est un fruit mûr, et les puissances célestes
Ont préparé leur gaule...Toi, si tu peux,
Accepte notre secours,
Car trop longue est la nuit qui cherche en vain le jour." -Malcolm, Acte IV, Scène III
"La vie n'est qu'une ombre qui passe, un pauvre acteur
Qui s'agite et parade une heure, sur la scène,
Puis on ne l'entend plus. C'est un récit
Plein de bruit, de fureur, qu'un idiot raconte
Et qui n'a pas de sens." -Macbeth, Acte V, Scène V-


mercredi 29 juin 2016

Toutes les choses de notre vie de Sok-Yong HWANG****

Editions Philippe Picquier, mars 2016
188 pages
Traduit du coréen par Choi Mikyung et Jean-Noël Juttet
Parution originale Natikeun Sesang, 2011

Résumé éditeur


Gros-Yeux a quatorze ans lorsqu’il arrive avec sa mère dans l’immense décharge à ciel ouvert de Séoul. Là vivent pas moins de deux mille foyers, dans des cahutes accrochées au flanc de la montagne d’ordures, en une société fortement hiérarchisée dont le moindre aspect – travail, vêtements, nourriture, logement – provient des rebuts du monde extérieur.
Gros-Yeux se lie d’amitié avec un garçon disgracié, un peu simple d’esprit, qui lui fait découvrir les anciens habitants du site, ou plutôt leurs esprits bienveillants, lorsque l’île de la décharge était encore une terre vouée aux cultures agricoles et aux cultes chamaniques. 
Car ce sont les êtres démunis, abandonnés des hommes, enfants, marginaux, infirmes, qui entretiennent la mémoire de ce qui n’est plus, l’étincelle du vivant là où tout se périme et se corrompt. Ils communiquent avec l’invisible, un monde où tout respire et vit ensemble.
Hwang Sok-yong ne donne pas de leçons, non, il donne à voir. Des images se lèvent et ne nous quittent plus. A l’opposé d’une logique marchande où les choses sont destinées à une rapide destruction, ces images nées du pouvoir des mots ne s’altèrent pas, continuent à briller dans notre imaginaire.

Mon avis ★★★★☆


Sujet dur, lecture douloureuse, empreinte malgré tout d'une très grande humanité.
L'auteur décrit dans Toutes les choses de notre vie le quotidien très précaire d'une population travaillant dans une décharge à ciel ouvrier, l’Île aux fleurs, un nom qui fait pourtant rêver.

Ce lieu n'a pourtant rien d'un rêve, les conditions de travail et d'hygiène y sont dures et effroyables, les habitations insalubres, l'atmosphère pestilentielle. Un cadre de vie misérable, peu enviable, qui use (a usé) de nombreuses familles exclues, mises au rebut. 

Cette décharge publique, située dans la banlieue de Séoul a fonctionné de 1978 à 1993. Ce lieu n'est plus une décharge aujourd'hui, nous l'apprenons dans la postface, il est devenu "une immense colline en forme de tombe, reconvertie en parc arboré où les familles aiment déambuler les dimanches ensoleillés."

L'auteur dénonce, au travers d'un récit très réaliste et sobre, les travers de la société coréenne contemporaine, une société devenue une société de consommation à outrance. La ville se développe et apporte de plus en plus de richesses et de conforts à ses habitants, en contre partie, les déchets s'accumulent. Les conséquences de ce développement industriel sur l'environnement, sur la société sont désastreuses. Le profit, toujours le profit, vive le capitalisme ... 

L'auteur évoque le mouvement Saemaeul, "Nouveau Village", mouvement lancé par le général Park Chung-hee en 1970 dans le but de moderniser l'économie rurale et d'améliorer les conditions de vie des campagnes, et qui n'a amené qu'à une destruction des terrains agricoles et à une précarité des agriculteurs.

L'auteur dénonce aussi le régime dictatorial, en évoquant les "camps de rééducation"nord-coréens, qui ne sont autres que des camps de concentration, dans lesquels les "indésirables", les prisonniers politiques sont enfermés et dont peu reviennent.

Cette décharge est pourtant le témoin d'une belle et forte amitié entre deux jeunes garçons "Gros -Yeux" et "le Pelé", qui découvrent les secrets insoupçonnés de cette décharge. 

"Plus tard, Gros-Yeux apprendrait du ferrailleur que ce pavillon avait été la maison de la chamane de l’Île aux Fleurs, et le vieux saule plusieurs fois centenaire, son arbre tutélaire. Le village ayant disparu, plus personne ne commandait de rites chamaniques, et la masure était tombée en ruine. gros-Yeux compris que cet endroit était un lieu encore plus génial que leur base à la tombée du jour. Du haut de cette colline, à l'extrémité ouest de l'île, on pouvait contempler le coucher du soleil reflété dans l'eau du fleuve." p.56

Et c'est bien ce qui se dégage de ce récit, quelques notes de douceur et de tendresse, car ces êtres usés, très pauvres, exclus, qui n'attendent plus rien de la vie, savent en jouir justement de la vie, savent profiter des petites choses et nous donnent une belle leçon de vie.
Un immense plaidoyer.

La postface éclaire le lecteur sur le sujet, elle est très bienvenue.

Pour en savoir un peu plus sur l'auteur c'est par ici.

Extraits


"Il nettoya la partie souillée à grands coups de langue, cracha, puis y planta les dents. Quant à Gros-Yeux, alors que par le passé il aurait répugné à manger ce genre de chose et même rompu toute relation avec des copains qui l'aurait invité à partager pareil butin (c'était certainement bourré d'gents conservateurs, ça avait dû traîner dans un frigo avant d'être jeté ...), il plongea ses doigts dans le sachet pour en tirer une saucisse. - Finalement, déclara-t-il, c'est pas si mal! " p.44
"A l'approche de la fête de la Lune, il y avait abondance de produits alimentaires périmés : on s'en mettait plein la panse. Les gens avaient rempli leur réfrigérateur deux ou trois jours avant la fête, et maintenant, parce qu'ils avaient accumulé en excès, [...] ils jetaient quantités de nourriture encore valide." p.77

"Faire la queue pour prendre un bain dans de l'eau souillée, tel était, pour les gens de l'île, le prix à payer pour retrouver provisoirement le statut de citoyens ordinaires." p.85
"Son regard s'arrêta sur des jeunes filles. [...] Mais il les regarda sans émoi, à la différence de tout à l'heure, comme si entre-temps il était devenu adulte. Avait-il compris, en regardant le film, qu'il ne pourrait pas entrer dans la scène." p.152

"-Vous êtes ignobles! Croyez-vous être seuls à vivre ici ? Vous les hommes, vous pouvez bien tous disparaître, la nature continuera d'exister, elle !" p.175

"Que faire ? Que faire ?Je ne peux ni vivre ni mourir.Que faire de mes enfants ?Je ne peux ni rester ni partir ?"p.179


mardi 28 juin 2016

Le quatrième mur de Sorj Chalandon*****


Editions Le Livre de Poche, août 2014
336 pages
Parution originale chez Grasset, août 2013
Prix Goncourt des Lycéens 2013
Prix des libraires du Québec 2014
Prix des lecteurs Le Livre de poche 2015

Résumé


L'idée de Samuel était belle et folle : monter l'Antigone de Jean Anouilh à Beyrouth. Voler deux heures à la guerre, en prélevant dans chaque camp un fils ou une fille pour en faire des acteurs. Puis rassembler ces ennemis sur une scène de fortune, entre cour détruite et jardin saccagé. Samuel était grec. Juif, aussi. Mon frère en quelque sorte. Un jour, il m'a demandé de participer à cette trêve poétique. Il me l'a fait promettre, à moi, le petit théâtreux de patronage. Et je lui ai dit oui. Je suis allé à Beyrouth le 10 février 1982, main tendue à la paix. Avant que la guerre ne m'offre brutalement la sienne. S. C.


Rarement fiction fit autant ressentir l’intensité d’une guerre civile en y accolant la thématique du théâtre comme arme rhétorique et politique. Ici battent des cœurs et tonne le monde. Hubert Artus, Lire.


Brûlant, fiévreux et désespéré, d’une violence inouïe. Thierry Gandillot, Les Echos.


Bouleversant, magistral. Transfuge.

Mon avis ★★★★★


Un coup de foudre, un livre remarquable, sublime, qui m'a bouleversée, si profondément humaniste.
L'écriture est acérée, et les descriptions de la réalité de l’horreur de la guerre, celle de l’enfer du martyr des femmes, des vieillards et des enfants de Chatila sont poignantes, on sent les dissensions entre les différents groupes qui composent le Liban de l'époque. 
L'idée de rassembler un peuple, au cœur du conflit du Liban en 1982/83, le temps d'un spectacle, la mise en scène de l'Antigone d'Anouilh semble une utopie à quelques jours des massacres innommables perpétrés dans les camps de réfugiés palestiniens de Sabra et de Chatila. Mais Georges a promis à Samuel Akounis, son ami juif grec à la santé défaillante et il va aller jusqu'au bout de son engagement. Il aura beaucoup de mal à revenir des Enfers.
Excellent roman.


Extraits & Citations


"- Ne regarde pas ! Ferme les yeux ! m'a crié Imane en français. Les autres avaient renoncé à ma langue. Ils hurlaient en arabe. J'étais allongé sur le sol, les mains sur la tête.........Beyrouth était attaqué. Je répétais cette phrase dans ma tête pour en saisir le sens. Des avions se jetaient sur la ville. Ils bombardaient la capitale du Liban. C'était incroyable, dégueulasse et immense. J'étais en guerre. Cette fois, vraiment. J'avais fermé les yeux. Je tremblais. Ni la peur, ni la surprise, ni la rage, ni la haine de rien. Juste le choc terrible, répété, le fracas immense, la violence brute, pure, l'acier en tous sens, le feu, la fumée, les sirènes réveillées les unes après les autres, les klaxons de voitures folles, les hurlements de la rue, les explosions, encore, encore, encore. Mon âme était entrée en collision avec le béton déchiré. Ma peau, mes os, ma vie violemment soudés à la ville..................j'ouvrais la bouche en grand, je la claquais comme on déchire. Mon ventre était remonté, il était blotti dans ma gorge....................La guerre, c'était ça. Avant le cri des hommes, le sang versé, les tombes, avant les larmes infinies qui suintent des villes, les maisons détruites, les hordes apeurées, la guerre était un vacarme à briser les crânes, à écraser les yeux, à serrer les gorges jusqu'à ce que l'air renonce. Une joie féroce me labourait. J'ai eu honte. J'étais en enfer. J'étais bien. Terriblement bien. J'ai eu honte. Je n'échangerai jamais cet effroi pour le silence d'avant. J'étais tragique, grisé de poudre, de froid, transi de douleur...."
"J'avais hurlé qu'ailleurs, dans des berceaux, des bébés avaient eu la gorge tranchée. Que des enfants avaient été hachés, dépecés, démembrés, écrasés à coups de pierres. Et ma fille pleurait pour une putain de glace? C'était ça, son drame? Une boule au chocolat tombée d'un cornet de biscuit?"

"Vous ne savez pas. Personne ne sait ce qu'est un massacre. On ne raconte que le sang des morts, jamais le rire des assassins."
"Le théâtre était devenu mon lieu de résistance. Mon arme de dénonciation. À ceux qui me reprochaient de quitter le combat, je répétais la phrase de Beaumarchais : Le théâtre? "Un géant qui blesse à mort tout ce qu'il frappe.""

"De mon père, je n'ai rien conservé parce que rien n'a été. Je ne me souviens pas de sa main, de ses doigts qui rassurent lorsque l'orage gronde. Pas même de sa colère, de sa joie, de ses cris. Ni de sa voix. Je ne me souviens pas du rire de mon père. Jusqu'à ce jour, lorsque je pense à lui, je revois le silence. Il y a des enfants aimés, détestés, des enfants battus, des enfants labourés ou couverts de tendresse. Moi, je suis resté intact."

"Un médecin m’avait expliqué que la trêve charriait l’inquiétude. Les hommes s’endormaient au son du canon. Le vacarme devenait la norme. Lorsqu’il cessait, les nuits étaient blanches."
"J'ai eu peur de mourir sans jamais pleurer."
"L’antinationalisme ? C’est le luxe de l’homme qui a une nation."

Freedom de Jonathan Franzen****


Editions de l'Olivier, août 2011
718 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Anne Wicke
Edition originale, 2010

4ème de couverture


Patty Berglund est-elle la femme idéale ? Pour Walter, son mari, la réponse ne fait aucun doute : c’est oui. Épouse aimante, mère parfaite, Patty a tout bon. Mais qu’en pense-t-elle ? En renonçant à Walter, ce « bad boy » dont elle était amoureuse – et qui se trouve être le meilleur ami de Walter –, Patty a peut-être commis l’erreur de sa vie. Freedom raconte l’histoire de ce trio et capture le climat émotionnel, moral et politique des États-Unis entre 1970 et 2010 avec une incroyable virtuosité.

Anatomie d’un mariage et d’une famille – les Berglund –, ce livre analyse les illusions, les déceptions et les compromis d’une génération de baby-boomers qui avaient rêvé un jour de changer le monde. Mais c’est aussi un acte d’accusation implacable à l’égard d’une nation qui a cessé depuis longtemps d’incarner ses propres valeurs. Qu’avons-nous fait de notre liberté ? se demandent les personnages de Jonathan Franzen. Et quel monde laisserons-nous à nos enfants, qui nous ressemblent si peu ? Pendant ce temps, les États-Unis livrent en Afghanistan et en Irak leurs propres guerres napoléoniennes, tentant d’imposer cette même liberté par la force.

Jonathan Franzen, né à Western Springs (Illinois) en 1959, a passé son enfance dans une banlieue de Saint Louis (Missouri). Après des études au Swarthmore College (Pennsylvanie) et à la Freie Universität de Berlin, il travaille quelques années dans le laboratoire de sismologie à l'université Harvard, comme assistant chercheur en géologie.
Avec trois romans La Vingt-Septième Ville (1988),Strong Motion (1992), Les Corrections (2001) il est distingué par le New Yorker comme l'un des « vingt écrivains pour le XXIe siècle » ainsi que par le magazine Granta. Il reçoit en 1998 le Whiting Writer's Award et, deux ans plus tard, l'American Academy's Berlin Prize.
Traduit dans le monde entier, Les Corrections a obtenu le National Book Award en novembre 2001.
Récemment, il a publié Freedom, qui a connu un grand succès.


Mon avis ★★★★☆


Bien m'en a pris d'avoir ouvert ce pavé et de découvrir cet auteur, et de m'imprégner de cette ordinaire histoire familiale américaine, parce que sept pages permettent allègrement de s'en imprégner. 

Patty, Walter, votre couple, aurait-il dû exister ? Sa construction, pleine de bonnes intentions, aurait-elle dû débuter ? Une autre route n'était-elle pas envisageable ? Son échec, ne vous pendait-il pas au nez ?
Rechercher la sécurité à tout prix, dans les bras d'un homme, qui ne t'attirais pas plus que ça, Patty, était-ce le bon choix de vie ? Et toi, Walter, si intelligent, si posé, si profond, n'as-tu pas imaginé que ce choix de vie ne pouvait pas perdurer et courait droit à la catastrophe ? Les zones ténébreuses, les fantasmes ne s'enterrent pas si facilement, et un couple, formé sur un déni de soi, peut devenir une véritable prison.

Bienvenu dans le monde tourmenté de Patty, Walter, mais aussi de Richard, le meilleur ami de Walter, de leurs enfants, Joey et Jessica, de Connie, de leurs parents, de leur famille, de leurs voisins ... (un monde à la "Desperate Housewives" pour les cinquante premières pages uniquement et heureusement !).
Les personnages sont complexes; ils se heurtent aux tourments de la vie, à leurs propres désillusions, confrontés aux difficultés dont la toile de la vie est tout simplement tissée, qu'elles soient financières, relationnelles, amoureuses... Ces personnages n'ont pourtant rien d'extraordinaires mais leurs portraits, la psychologie des personnages sont si profondément bien brossés, les tensions et les conflits si bien décrits, la confusion de leurs sentiments si bien dépeinte, que cela en est fascinant. 

J'ai littéralement été happée par cette grande fresque familiale extrêmement bien maîtrisée (ce n'est que mon avis !) qui est un portrait réaliste de la société américaine contemporaine, de notre monde actuel, que l'auteur dessine avec beaucoup de précision et de justesse, un portrait dérangeant, qui interpelle et qui ne m'a pas laissée indifférente, de nombreux sujets irriguent ce portrait : les effets néfastes d'un capitalisme à outrance, les crises écologiques, la surpopulation cause incontestée de la destruction de la nature sauvage, l'évolution des relations parents-enfants,  le développement durable. une société de consommation, de profits et de compétition ... une société libre !

"ET PENDANT CE TEMPS, cria-t-il, NOUS AJOUTONS TREIZE MILLIONS D'ÊTRES HUMAINS CHAQUE MOIS SUR CETTE TERRE ! TREIZE MILLIONS DE PERSONNES EN PLUS QUI VONT S’ENTRE-TUER DANS LA COMPÉTITION POUR DES RESSOURCES LIMITÉES ! ET QUI VONT ANÉANTIR TOUTE AUTRE CRÉATURE VIVANTE AU PASSAGE ! C’EST UN PUTAIN DE MONDE PARFAIT TANT QUE VOUS NE PRENEZ PAS EN COMPTE LES AUTRES ESPÈCES ! NOUS SOMMES LE CANCER DE CETTE PLANÈTE ! LE CANCER DE CETTE PLANÈTE !" p.620/621
Un pavé à découvrir, vraiment, il faut juste avoir un peu de temps devant soi, car c'est réellement un pavé, et même si la lecture est aisée, elle est franchement très dense !


Extraits & Citations


" "C'est vraiment étrange", avait acquiescé Patty [...] Les Paulsen, cependant, ne pouvaient pas s’accommoder d'un adjectif comme "étrange". Ils voulaient du "sociopathe", ils voulaient "passif-agressif", ils voulaient du "mauvais". " p.17

"De l'avis de Seth Paulsen, qui parlait un peu trop de Patty au goût de sa femme, les Berglund étaient ce genre de progressistes qui sentaient excessivement coupables et qui avaient besoin de pardonner à tout le monde pour que leur bonne fortune personnelle puisse leur être pardonnée; des gens qui n'avaient pas le courage d'assumer leurs privilèges." p. 19

" "C'est un miracle, fit par la suite remarquer Seth à Merrie, que ces deux-là soient toujours ensemble." [...] "Je ne crois pas qu'ils aient encore compris comment vivre" ". p.43

"FAIS BON USAGE DE TA LIBERTÉ." p.242

"Parce-que bâtir un monde meilleur, c'est cool, non ? Et Apple Computer doit être très engagé là-dedans, parce que les iPods sont bien plus cool d'aspect que les autres MP3, ce qui explique pourquoi ils sont bien plus chers et incompatibles avec les logiciels des autres compagnies, parce que...En fait, on ne voit pas trop clairement pourquoi, dans un monde meilleur, les produits les plus cools devraient apporter les profits les plus obscènes à un minuscule groupe d'habitants de ce monde meilleur. C'est peut-être un cas où il faut reculer et prendre un peu de distance pour comprendre pourquoi avoir ton propre iPod est ce qui précisément contribue à un monde meilleur." p.261

"Les gens ne savent plus comment nourrir les enfants que le pape, dans son infinie sagesse, leur fait avoir, alors ils foutent en l'ai l'environnement." p.285

"Et ce n'était pas seulement la religion, ce n'était pas seulement ce grand n'importe quoi auquel ses compatriotes semblaient penser avoir un droit exclusif, ce n'étaient pas seulement les Walmart et les seaux de sirop de maïs ou les camions monstrueux; c'était ce sentiment que personne d'autre, dans ce pays, ne prêtait même cinq secondes d'attention à ce que cela signifiait que de mettre chaque mois 13 000 000 de nouveaux grands primates sur la surface imitée du monde. La sérénité sans nuage de l'indifférence de ses compatriotes le rendait fou de colère." p.405

"Walter dressa des listes mentales de tout ce qui avait mal tourné dans le monde depuis qu'il s'était réveillé [...]. Accroissement net de la population : 60 000. Nombre d'hectares nouvellement couverts par l'urbanisme aux Etats-Unis : 400. Nombre d'oiseaux tués par des chats domestiques ou redevenus sauvages : 500 000. Barils de pétrole brûlés dans le monde : 12 000 000. Tonnes de gaz carbonique envoyées dans l'atmosphère : 11 000 000. Requins massacrés pour leurs ailerons et abandonnés flottant dans l'eau : 150 000 ..." p.442

"[...] la seule chose que personne ne peut te prendre, c'est la liberté de foutre ta vie en l'air comme tu veux." p.464

"La théorie, c'est qu'il n'y a pas de théorie. Le capitalisme ne peut pas parler de limites, parce que toute l'idée du capitalisme est la croissance constante du capital. Si vous voulez être entendus dans les médias capitalistes, communiquer dans une culture capitaliste, la surpopulation ne peut avoir aucun sens." p.465

"La raison pour laquelle la libre entreprise en Europe est tempérée par le socialisme, c'est parce qu'ils ne sont pas aussi accrochés aux libertés individuelles qu'ici." p.465


"L'Amérique, pour Einar, était le pays de la liberté non suédoise, le pays des espaces ouverts où un fils pouvait encore imaginer être spécial. Mais rien ne perturbe davantage ce sentiment d'être spécial que la présence d'autres êtres humains qui se sentent tout aussi spéciaux." p.570

"La personnalité sensible au rêve de liberté sans limite est une personnalité qui est aussi encline, si jamais le rêve venait à tourner à l'aigre, à la misanthropie et à la rage." p.571


vendredi 24 juin 2016

Beaucoup de bruit pour rien de William Shakespeare*****

Editions Flammarion, collection GF-Bilingue, 1999
337 pages
Pièce écrite en 1598-1599

Résumé (éditions Humanis)


  Don Pedro, Prince d’Aragon, revient de guerre victorieux avec sa compagnie sur les terres de son ami Léonato, gouverneur de Messine. Béatrice, la nièce de Léonato, une « dame à l’esprit plaisant », retrouve Bénédict, un chevalier du Prince. Ce sont de vieilles connaissances qui s’échangent des moqueries brillantes. Claudio, jeune et naïf ami de Bénédict, tombe amoureux de la jeune Héro, fille de Léonato. Leur mariage s’organise presque immédiatement, et par manière de plaisanterie, la compagnie de Don Pedro complote pour faire tomber Béatrice et Bénédict amoureux. 
  Dans le même temps, le fourbe Don Juan, frère bâtard de Don Pedro, conspire par jalousie à saboter les fiançailles de Héro et Claudio. Il envoie son acolyte courtiser Marguerite, la femme de chambre de Héro, qui s’habille comme sa maîtresse, et fait croire à Claudio que sa promise lui est infidèle.
  À la cérémonie de noces, Claudio humilie publiquement Héro, l’accusant de « sauvage sensualité » et d’ « impiété ». Le prêtre, qui soupçonne un malentendu, suggère en secret à la famille de Héro de la cacher pour quelque temps et de faire croire à sa mort jusqu’à ce que son innocence soit prouvée.
  Peu après la cérémonie, Béatrice et Bénédict s’avouent leur amour ; Bénédict, fiancé et désormais loyal à Béatrice, provoque à sa demande son ami Claudio en duel pour venger la mort supposée de Héro. Heureusement, la maréchaussée locale appréhende les complices de Don Juan, ce qui prouve l’innocence de Héro et la duplicité de Don Juan. Léonato exige que Claudio témoigne au monde de l’innocence avec laquelle Héro est morte, pende l’épitaphe sur sa tombe, et épouse une autre de ses nièces, « presque la copie de l’enfant morte ». Claudio accepte et se prépare à épouser la supposée cousine de Héro, voilée. 
  À la cérémonie, le masque de la mariée tombe et découvre Héro. Bénédict demande sa main à Béatrice, qui accepte après une brève dispute d’amoureux. Les deux couples et leurs compagnons dansent pour fêter la double union.

Mon avis ★★★★★


Une très belle comédie que je n'avais jamais eu l'occasion de lire.

Amour, conspirations, manigances, humour, tromperies, suspense, personnages fourbes, misanthropes, jaloux, amoureux, ... une pièce tout en quiproquos, limpide, aux nombreux rebondissements, dans laquelle tous les ingrédients sont réunis pour passer un excellent moment de lecture. Et ce fût mon cas ! 

L'adaptation cinématographie de Kenneth Branagh (couverture de l'édition que j'ai lue) a eu beaucoup succès et il me tarde de la visionner.

L'année 2016 marque les 400 ans de sa mort, à cette occasion, et parce que quelques unes de mes récentes lectures m'en ont donné l'envie, je vais consacrer un peu de mon temps lecture à ce grand auteur et me plonger, me replonger dans quelques-unes de ses oeuvres.

Ma prochaine lecture de William Shakespeare, ce sera Macbeth.

Extraits & Citations


"... il vaut mieux pleurer de plaisir que prendre plaisir à voir pleurer." (Leonato)
 "Se pourrait-il que Dédain meure, tant qu'elle a pour se nourrir un aliment qui lui convient aussi bien que le signor Bénédict ?  Courtoisie elle-même se change par force en dédain, dès que vous paraissez en sa présence." (Béatrice à Bénédict) 
Bénédict – Ah ! ma chère madame Dédaigneuse ! vous vivez encore ?Béatrice – Et comment la Dédaigneuse mourrait-elle, lorsqu'elle trouve à ses dédains un aliment aussi inépuisable que le seigneur Bénédict? La courtoisie même ne peut tenir en votre présence ; il faut qu'elle se change en dédain.Bénédict – La courtoisie est donc un renégat ? – Mais tenez pour certain que, vous seule exceptée, je suis aimé de toutes les dames, et je voudrais que mon cœur se laissât persuader d'être un peu moins dur ; car franchement je n'en aime aucune.Béatrice – Grand bonheur pour les femmes ! Sans cela, elles seraient importunées par un pernicieux soupirant. Je remercie Dieu et la froideur de mon sang ; je suis là-dessus de votre humeur. J'aime mieux entendre mon chien japper aux corneilles, qu'un homme me jurer qu'il m'adore.Bénédict – Que Dieu vous maintienne toujours dans ces sentiments ! Ce seront quelques honnêtes gens de plus dont le visage échappera aux égratignures qui les attendent.Béatrice – Si c'étaient des visages comme le vôtre, une égratignure ne pourrait les rendre pires.Bénédict – Eh bien ! vous êtes une excellente institutrice de perroquets.Béatrice – Un oiseau de mon babil vaut mieux qu'un animal du vôtre.Bénédict – Je voudrais bien que mon cheval eût la vitesse de votre langue et votre longue haleine.Béatrice – Allons, au nom de Dieu, allez votre train ; moi j'ai fini. 
- Béatrice _Est-ce que vous ne m’aimez pas ?
- Benedict_ Ma foi, non. Pas plus que de raison. Alors vous ne m’aimez pas?
- Béatrice _ En vérité, non, sinon par retour d’amitié.

(dialogue entre Bénédict et Béatrice, avant que leur union soit célébrée...)
"De ce qu'une femme m'a conçu, je la remercie; de ce qu'elle m'a élevé, je la remercie aussi très humblement; mais de ce que je préfère qu'on ne sonne pas l'hallali sur mon front et refuse de suspendre mon cor à un invisible baudrier, je demande pardon à toutes les femmes ... Comme je veux faire à aucune le tort de me méfier d'elle, je me ferai à moi-même l'obligation de ne me fier à aucune; et c'est ainsi qu'en fin de compte - un compte qui pourrait bien se solder à mon profit - j'ai résolu de demeurer garçon." (Bénédict, à propos des femmes)

"..lorsque les canailles riches ont besoin des canailles pauvres, les canailles pauvres peuvent faire leur prix." 


"...Car ainsi en est-il : ce que nous possédons, nous ne l'estimons pas à sa valeur tant que nous en jouissons, mais qu'il manque ou se perde, alors nous en grossissons le prix, alors nous lui trouvons des mérites que sa possession ne nous avait pas fait voir tant qu'il était nôtre." 

"... ne vous moquez pas de mes contradictions: car l'homme est un être inconstant."


"C'est le métier de tout homme de parler de patience à ceux qui se tordent sous le poids de la souffrance; mais nul n'a la vertu ni le pouvoir d'être si moral, quand il endure lui-même la pareille."



"Le talent se dénonce par cela même qu'il dissimule ses perfections."

"L'amitié est constante en toute chose, excepté dans les intérêts et les affaires d'amour."

"... avant de narguer les autres à coups de vieilles formules, faites votre examen de conscience."


jeudi 23 juin 2016

Le restaurant de l'amour retrouvé de Ogawa Ito****

Editions Philippe Picquier, septembre 2013
254 pages
Traduit du japonais par Myriam Dartois-Ako
Titre original : Shokudô katatsumuri, 


4ème de couverture


Une jeune femme de vingt-cinq ans perd la voix à la suite d’un chagrin d’amour, revient malgré elle chez sa mère, figure fantasque vivant avec un cochon apprivoisé, et découvre ses dons insoupçonnés dans l’art de rendre les gens heureux en cuisinant pour eux des plats médités et préparés comme une prière. Rinco cueille des grenades juchée sur un arbre, visite un champ de navets enfouis sous la neige, et invente pour ses convives des plats uniques qui se préparent et se dégustent dans la lenteur en réveillant leurs émotions enfouies.
Un livre lumineux sur le partage et le don, à savourer comme la cuisine de la jeune Rinco, dont l’épice secrète est l’amour.

Mon avis ★★★★☆


Un livre qui agace délicieusement le palais
Cuisiner avec amour, par amour, pour le plaisir de faire plaisir, de voir des sourires dans les yeux, c'est un peu naturellement ma nature, alors je ne pouvais qu'adhérer à ce joli conte gourmand et délicieux.
Il faut croire en ses rêves, toujours aller de l'avant. Il n'y a pas d'obstacles quand on a l'envie, la passion, la motivation. 
Bravo et merci pour ce beau moment de sérénité et de plaisirs gustatifs, un moment enchanteur, savoureux, épicé, exotique qui laisse une belle et agréable empreinte. Quel bonheur de vous avoir lu.
Une lecture simple, limpide, qui met de la joie au coeur ... elle a pourtant ravivé, chez moi, quelques souvenirs douloureux, mais cela a donné de la puissance à cette lecture. 
J'en retiens une reconstruction courageuse et réussie, une magnifique histoire sur les relations mère-fille, un moment de plaisir intense, magique, et c'est toujours un immense plaisir, presque une nécessité de renouer avec les traditions japonaises, les rituels japonais, être témoin de dialogues purs entre l'être humain et la nature, et réfléchir sur l'impermanence des choses (un des trois piliers de l'enseignement de Bouddha). Je suis prête pour une séance de méditation !

A savourer sans modération !

"Un repas, c'est parce que quelqu'un d'autre le prépare pour vous avec amour
qu'il nourrit l'âme et le corps."

Extraits


"Le kimpira de pétasite du Japon aux prunes séchées, la bardane mijotée avec une bonne dose de vinaigre, le barazushi de riz vinaigré aux petits légumes, le flan salé chawan-mushi au bouillon fondant et goûteux, le flan au lait aux blancs en neige, les gâteaux à la poudre de soja grillé cuits à la vapeur et bien d'autres recettes encore, héritées de ma grand-ère, étaient vivantes en moi." p.34/35

"Je voulais prêter l'oreille à la voix qui venait de mon coeur, celle que moi seule pouvais entendre. C'est ce qu'il fallait faire, j'en étais certaine." p.20

"Le jour où j'ai découvert qu'un simple bol de soupe miso recelait tout un tas de vies - celles des petites sardines et de la bonite séchée, des graines de soja et du levain de riz - j'ai été sidérée." p.23

"Un sentiment de grande sérénité m'a gagnée. Cette fois, j'ai délibérément fermé les yeux. Et c'est ainsi que cette longue journée, qui constituait en elle-même une fin et un commencement et qui, je le découvrirais plus tard, était à marquer d'une pierre blanche, s'est paisiblement achevée". p.53

"Mon restaurant, je voulais en faire un endroit à art, comme un lieu déjà croisé mais jamais exploré." p.59

"L'idée qui m'était venue, à force de me creuser la tête, c'était de traduire l'éventail des émotions avec des plats très sucrés ou très épicés, un menu aux saveurs contrastées, stimulantes. [...]
Je voulais préparer un repas qui, comme la sonnerie d'un réveil, ranimerait ses cellules plongées dans une profonde léthargie, les galvaniserait." p.89

"La magie est un spectacle impromptue" p.149

"Je faisais la cuisine, rien de plus, mais c'était assez pour faire entrer en transe chacune de mes cellules." p.150

"J'avais l'impression de manger non pas des grains de riz, mais l'amour d'une mère." p.160

"Dans la vie, nous sommes impuissants face à certaines réalités [...]. Très peu de choses dépendent de notre volonté, dans la plupart des cas, les événements nous entraînent comme le courant d'un fleuve, ils s'enchaînent sans rapport avec notre volonté sur l'immense paume de la main d'une instance supérieure." p.193

"[...] cuisine pour faire plaisir à ceux qui m'entourent.
De cuisiner pour apporter la joie.
De continuer à rendre les gens heureux, même un tout petit peu.
Ici, dans cette cuisine unique au monde, celle de l'Escargot." p.243



Un soupçon légitime de Stefan Zweig****


Editions Grasset, Octobre 2009
66 pages 
Publication originale de façon posthume en 1987, "War er es"

Un soupçon légitime est une nouvelle de Stefan Zweig, probablement écrite entre 1935 et 1940 et publiée de façon posthume en 1987 (source Wikipedia).

4ème de couverture


Betsy et son mari, couple de jeunes retraités, mènent une existence solitaire et tranquille jusqu’au jour où emménagent leurs nouveaux voisins, les Limpley. John Charleston Limpley est un homme débordant d’enthousiasme, bavard et expansif, qui attire immédiatement la sympathie. Cette vitalité se révèle pourtant vite épuisante, y compris pour sa propre femme. Pour la réconforter, Betsy lui offre un chiot, Ponto. Limpley se prend d’une passion dévorante pour l’animal. Les rôles s’inversent et Ponto devient le maître, habitué à voir ses moindres caprices satisfaits. Betsy ne supporte pas cette tyrannie, et ses relations avec les Limpley se refroidissent. C’est alors que Mrs. Limpley tombe enceinte. Limpley oublie son chien et, toujours dans la démesure, se consacre tout entier à sa femme et à sa fille. Ponto, délaissé, ne comprend pas cette indifférence et éprouve bientôt une rancœur grandissante à l’égard de son maître et de l’enfant…

Mon avis ★★★★☆


Waouh ! Quelle nouvelle ! Elle méritait amplement d'être tirée de l'oubli et publiée.

Tout comme Didier Van Cauwalaert, avec Jules, dans cette nouvelle, Stefan Zweig met en scène un chien (et deux couples, en huis-clos). Mais là s'arrête la comparaison. Ponto n'est pas Jules. Ponto devient rapidement un chien  agressif, tyrannique, et finit en véritable psychopathe.
La quatrième de couverture en dit trop à mon goût, et je me suis  lancée dans cette lecture en étant quasi certaine de l'issue.
Mais ce n'est qu'un détail, cela n'a pas été dérangeant finalement. L'analyse des personnages et la montée en puissance de la tension est bien plus importante que la "chute" à mon sens.

Les descriptions sont tellement opportunes, que l'auteur nous embarque sans difficulté dans son décor, il a l'art et la manière de mettre en avant les caractères, les sentiments humains (et animaux), que s'en est troublant de vérité et d'humanité. La psychologie des personnages est décortiquée à merveille, avec une  justesse et une acuité indéniable, et en si peu de mots. Le personnage de Limpley, le maître de Ponto, est l'incarnation même du monomaniaque, excessif, abusif, dont l'attitude extrémiste (ridicule .. magnifiquement bien tournée en dérision par l'auteur) ne sera pas sans conséquence.

Le couple de retraités, les voisins de Limpley et de sa femme, vont apporter leur soutien à cet autre couple quelque peu "bancal", j'ai beaucoup aimé les personnages qu'ils incarnent, leur penchant pour le calme et la campagne, leur analyse, leur complémentarité, leur soutien mutuel.

Cette nouvelle m'a beaucoup plu, j'y ai retrouvé avec plaisir l'élégance du phrasé de cet auteur et même si j'ai été moins embarquée qu'à la lecture de "La confusion des sentiments", "Un soupçon légitime" est malgré tout un petit bijou de psychologie qui fait monter la tension crescendo et tient en haleine jusqu'au bout. Lu d'une traite, très (trop) vite, les phrases glissent sous nos yeux, élégantes, inégalables. L'auteur sait jouer avec les sentiments du lecteur, pour mon plus grand bonheur !

Ma prochaine lecture de Stefan Zweig sera "Voyage dans le passé". Si vous avez lu ce livre, dites-moi ce que vous en avez pensé ?

Extraits 


"Parce que son coeur chaleureux, qui débordait, et donnait l'impression d'exploser sans cesse de sentiment, le rendait altruiste, il s'imaginait que pour tout le monde l'altruisme allait de soi, et il fallait déployer des trésors de ruse pour se soustraire à son oppressante bonhomie. Il ne respectait ni le repos ni le sommeil de qui que ce soit, parce que, dans son trop-plein d'énergie, il était incapable d'imaginer qu'un autre pût être fatigué ou de mauvaise humeur, et on aurait secrètement souhaité assoupir, au moyen d'une injection quotidienne de bromure, cette vitalité magnifique, mais guère supportable, afin de la faire revenir à un niveau normal. Il m'arriva souvent de choquer mon mari en lui faisant remarquer que, lorsque Limpley était assis une heure chez nous – en réalité, il ne restait pas assis, mais n'arrêtait pas de se relever d'un bond pour parcourir en trombe la pièce de long en large -, d'instinct la fenêtre s'ouvrait toute seule, comme si l'espace avait été surchauffé par la présence de cet homme dynamique qui avait en lui quelque chose de barbare. Tant qu'on se trouvait en face de lui et qu'on regardait ses yeux clairs, bons et même débordants de bonté, il était impossible de lui vouloir du mal; ce n'était qu'après, à bout de force, qu'on éprouvait l'envie de le vouer à tous les diables." p.19/20


"Qu'ils aillent au diable, lui et son bonheur! "[...] 
C'est un scandale d'être heureux de façon si ostentatoire et d'exhiber ses sentiments avec autant de sans-gêne. Ça me rendrait folle, moi, un tel excès, un tel abcès de bienséance. Ne vois-tu donc pas qu'en faisant étalage de son bonheur, il rend cette femme très malheureuse, avec sa vitalité meurtrière?" p.22/23
"Ce n'était donc pas du tout méchanceté ou infidélité conscientes de sa part s'il oubliait d'emmener Ponto en promenade ou de s'occuper de lui; ce n'était que la confusion d'un homme très passionné et comme prédisposé à la monomanie, qui, de tous ses sens, toutes ses pensées et tous ses sentiments, se vouait à corps perdu à une seule chose." p.47
"Le regard d'un animal, en cas de détresse extrême, peut devenir beaucoup plus émouvant, j'aimerais presque dire beaucoup plus éloquent, que celui d'un être humain, car nous confions aux mots, ces intercesseurs, l'essentiel de nos sentiments, de nos pensées, tandis que l'animal, qui ne maîtrise pas la parole, est obligé de concentrer toute son expression dans sa pupille." p.54

"[...] quand règne un bonheur parfait et sans nuage dans votre voisinage, il jette automatiquement une lumière bienfaisante autour de votre propre maison." p.66
"La lune voguait haut dans le ciel, force sereine, comme poussée par un vent invisible à travers un corridor de nuages qu'éclairait sa lumière argentée, et chaque fois qu'elle surgissait, pure et opalescente, tout le jardin s'illuminait comme drapé de neige." p.67


mercredi 22 juin 2016

Certaines n'avaient jamais vu la mer de Julie Otsuka****


Editions Phébus, Août 2012
144 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Titre original : "The Buddha in the Attic", 2011
PRIX FEMINA ÉTRANGER 2012

4ème de couverture


L’écriture de Julie Otsuka est puissante, poétique, incantatoire. Les voix sont nombreuses et passionnées. La musique sublime, entêtante et douloureuse. Les visages, les voix, les images, les vies que l’auteur décrit sont ceux de ces Japonaises qui ont quitté leur pays au début du XXe siècle pour épouser aux États-Unis un homme qu’elles n’ont pas choisi.
C’est après une éprouvante traversée de l’océan Pacifique qu’elles rencontrent pour la première fois celui pour lequel elles ont tout abandonné. Celui dont elles ont tant rêvé. Celui qui va tant les décevoir. 
À la façon d’un chœur antique, leurs voix se lèvent et racontent leur misérable vie d’exilées… leur nuit de noces, souvent brutale, leurs rudes journées de travail, leur combat pour apprivoiser une langue inconnue, l’humiliation venue des Blancs, le rejet par leur progéniture de leur patrimoine et de leur histoire… Une véritable clameur jusqu’au silence de la guerre. Et l’oubli.



Certains d’entre eux laissèrent un nom 

qu’on cite encore avec éloge.

D’autres n’ont laissé aucun souvenir
et ont disparu comme s’ils n’avaient jamais existé.

Ils sont comme n’ayant jamais été, 

Et de même leurs enfants après eux.

L’Ecclésiaste, 44: 8-9


Mon avis ★★★★☆ (3,5)


L'auteure met en lumière une page sombre de l'histoire américaine et peu connue, qui couvre le début du XXème siècle, avant la deuxième guerre mondiale. Des mariages arrangées étaient organisées entre des japonaises et des américains, ces derniers se faisant passés pour de riches hommes, bien installés, envoyant des portraits les mettant en valeur et suscitant beaucoup d'espoir auprès des Japonaises. 
Un piège bien "puant", elles s'en rendront vite compte.
Elles deviendront femmes des champs, femmes de ménages et plus si affinités, femmes d'autres hommes et nourriront chacune le rêve de quitter ce pays pour un autre ou rentrer chez elle. 
Parce-que, comme l'évoque très bien l'auteure, quitter son pays natal, est toujours une déchirure, une souffrance, et parfois, comme ce fût le cas pour ces Japonaises, dramatique. Elles sont devenues des esclaves : Ils importent ces filles du Japon pour avoir la main-d'oeuvre gratuite.
Les Japonais cohabitent difficilement avec les Américains, qui (certains) font preuve de racisme à leur égard.
"Nous nous faisions tout petit - Si tu restes à ta place ils te laisseront tranquille - et faisions de notre mieux pour ne pas les offenser. Pourtant, ils nous donnaient du fil à retordre. [...] Leurs enfants nous jetaient des pierres. Leurs serveurs s'occupaient toujours de nous en dernier. Les ouvreuses nous faisaient monter en haut, au deuxième balcon, où elles nous donnaient les plus mauvaises places de la salle. "Le paradis des nègres", comme elles appelaient cela. Leurs coiffeurs refusaient de nous couper les cheveux. "Trop durs pour nos ciseaux". Leurs femmes nous demandaient de nous éloigner d'elles dans l'omnibus lorsque nous étions trop près." 
L'apprentissage de la langue est compliquée pour elle étant donné leurs conditions de vie.

Le choix narratif est troublant, l'auteure rassemble dans un "nous" toutes les voix de ces japonaises exilées, (y compris la sienne, ou celle d'une femme de sa famille) et raconte d'une seule voix, sans effets de langage leurs destins, leurs multiples grossesses, la mortalité infantile élevée, les abus sexuels, le désespoir de certaines...Certains destins furent plus enviables que d'autres, si peu. 

Le procédé est intéressant mais il est devenu pour moi, au fil de ma lecture, lassant; à chaque chapitre, les destins de chacun (femmes, maris, enfants) sont listés, celà manque de surprise, et ne m'a pas permis d'accrocher autant à la lecture que je l'aurais souhaité. 

Elle emploie le "nous" des Japonaises, mais pas seulement, dans le dernier chapitre, le "nous" est réservé aux Américains, qui se pose la cruelle question : Où sont passés les Japonais ? Que leur est-il arrivé ? Sont-il partis de leur plein gré ?
Parce qu'il est aussi question dans ce roman, des camps d'internement des Japonais, alors que le Japon entre en guerre en 1941. S'installent alors suspicions, délations, couvre-feux dans les quartiers japonais. L'atmosphère est pesante et brillamment rendue par l'auteure. 

In fine, un roman dense, sobre, tragique qui traite d'un sombre pan de l'histoire américaine.
Poignant, mais pas assez accrocheur, à mon goût, j'ai peut-être manqué de concentration, déstabilisée par l'effet de répétition peut-être.
Mais lisez-le, si ce n'est pas déjà fait, pour vous faire votre propre idée, et parce que le sujet mérite que ce livre soit lu de nous tous ! 

Extraits & Citations


"Alors nous cherchions notre mère car nous avions de tout temps dormi entre ses bras. Dormait-elle en ce moment ? Rêvait-elle ? Songeait-elle à nous nuit et jour ? Marchait-elle toujours trois pas derrière notre père dans la rue, les bras chargés de paquets, alors que lui ne portait rien du tout ? [...] Nous avait-elle bien appris tout ce dont nous avions besoin ?" p.14

"Les gens là-bas, disait-on, ne se nourrissaient que de viande et leur corps était couvert de poils (nous étions bouddhistes pour la plupart donc nous ne mangions pas de viande et nous n'avions de poil qu'aux endroits appropriés). Les arbres étaient énormes. Les plaines, immenses. Les femmes, bruyantes et grandes [...] Leur langue était dix fois plus compliquée que la nôtre et les coutumes incroyablement étranges. Les livres se lisaient de la fin vers le début et on utilisait du savon au bain. On se mouchait dans des morceaux de tissu crasseux [...] Le contraire du blanc n'était pas le rouge mais le noir..." p.15

"Une autre a rempli de pierres les manches de son kimono de mariage en soie blanche puis elle est entrée dans la mer, et nous prions pour elle chaque jour." p.57

"Mais même la plus jolie d'entre nous savait que nos jours étaient comptés, car dans notre profession à vingt ans soit on est finie, soit on est morte." p.59

"Mais en attendant nous resterions en Amérique un peu plus longtemps à travailler pour eux, car sans nous, que feraient-ils ? Qui ramasserait les fraises dans leurs champs ? [...] Qui baigneraient leurs anciens ? Qui écouteraient leurs histoires ? Qui préserverait leurs secrets ? Qui chanterait pour eux ? Qui danserait pour eux ? Qui pleurerait pour eux ? Qui tendrait l'autre joue ...? (...) leur pardonnerait ?Un imbécile, forcément " p.64

"On n'est rien qu'un tas de têtes de bouddhas." p.87

"Certains des nôtres sont partis en pleurant. Et certains en chantant. (..) D'autres sont partis en silence, tête baissée, pleins de gêne et de honte. (...) Un autre ... en s'aidant de béquilles, sa casquette des vétérans de l'armée américaine bien enfoncée sur la tête. "Personnes ne gagne, à la guerre. Tout le monde perd", disait-il. " p.115

"Aux premières gelées, leurs visages commencent à se brouiller, à s'effacer de nos mémoires. Leurs noms nous échappent. C'était Mr Kato ou Sato ? Les lettres cessent d'arriver. Nos enfants, à qui ils manquaient tant, ne nous demandent plus où ils se trouvent. Les plus jeunes se souviennent à peine d'eux." p.138











mardi 21 juin 2016

Les Gens de Dublin de James Joyce****


Editions Pocket, Mars 2003
256 pages
Publication originale Dubliners, 1914
Adapté au cinéma par John Huston en 1987

4ème de couverture


"Jamais peut-être l'atmosphère d'une ville n'a été mieux rendue, et dans chacune de ces nouvelles, les personnes qui connaissent Dublin retrouveront une quantité d'impressions qu'elles croyaient avoir oubliées. Mais ce n'est pas la ville qui est le personnage principal (…) : chaque nouvelle est isolée ; c'est un portrait, ou un groupe, ce sont des individualités bien marquées que Joyce se plaît à faire vivre. Nous en retrouverons du reste quelques-unes, que nous reconnaîtrons, autant à leurs paroles et à leurs traits de caractère qu'à leurs noms, dans ses livres suivants.'Gens de Dublins', qui constitue une excellente introduction à l'oeuvre de James Joyce (…), est, par lui-même, un des livres les plus importants de la littérature d'imagination en langue anglaise publiés depuis 1900."Valéry Larbaud. 


Mon avis ★★★★☆


De très belles nouvelles, un bel échantillon de vies dublinoises du début du siècle dernier, un petit bout de chemin agréable et heureux parcouru aux côtés de ces âmes. 
Cette lecture est dense, l'écriture ciselée, fine et élégante, l'atmosphère inquiétante parfois. Et c'est d'ailleurs bien du portrait de cette ville, qu'il est question dans ce recueil. L'auteur dépeint à la manière des peintres impressionnistes, par petites touches la tristesse de Dublin. Je me suis laissée embarquée dans ce sombre Dublin, les lieux évoqués me sont familiers (la colline de Howth, Nassau Street, Kildare Street, Temple Bar, Trinity college, O'Connell Bridge, Grafton Street, Stephens Green ...), ce qui a très certainement rendu cette lecture d'autant plus captivante.
"Une mère", "Eveline", "Les morts" sont les nouvelles que j'ai préférées. Celles qui m'ont semblé aller un peu plus au fond des sentiments des personnages, des sensations ressenties par les 'gens'. L'auteur décrit peu, laisse le lecteur imaginer, et cela peut être parfois un peu dérangeant.
Je m'étais essayé au puissant "Ulysse"en version originale , il y a quelques années de celà, alors que je vivais à Dublin. Je n'étais pas allée au bout, totalement déroutée. Je suis ravie d'avoir redécouvert James Joyce au travers de ces nouvelles, accessibles et merveilleusement bien écrites; je réouvrirai "Ulysse" avec plaisir à présent.
Très belles réflexions autour de l'amour, de la vie, de la mort; l'auteur évoque aussi les difficultés de la jeunesse, les relations humaines de travail, la vie en société, ses travers comme l'alcool. l'émigration, sans oublier les "pubs"...
La préface de l'édition Pocket donne un éclairage sur ce GRAND auteur et sur l'ensemble de son oeuvre, ce qui peut être très utile pour aborder plus efficacement les oeuvres de James Joyce.
Vivement que je visionne le film tiré à priori surtout de la nouvelle "Les Morts" et adapté par John Huston, que je viens de commander !


Extraits & Citations


"Ce fut Joe Dillon qui nous fit découvrir le Wild West. Il y avait une petite bibliothèque faite de vieux numéros de The Union Jack, Pluck et The Half Penny Marvel. Chaque soir, l'école finie, nous nous retrouvions dans son jardin et organisions des batailles de Peaux Rouges. Lui et son jeune frère, le gros Léo le paresseux, défendaient le grenier et l'écurie, que nous essayions d'emporter d'assaut ; ou bien, on livrait une bataille rangée, sur l'herbe. Mais nous avions beau nous battre de notre mieux, nous ne l'emportions ni dans nos assauts, ni en terrain découvert, et toutes nos luttes se terminaient par une danse triomphale de Joe Dillon.
[...] Mais Joe combattait avec trop de violence, pour nous qui étions plus jeunes et plus timides. Il avait vraiment l'air d'une sorte de Peau Rouge lorsqu'il gambadait autour du jardin, un vieux couvre-théière sur la tête, tapant de son poing sur un boîte en fer-blanc et hurlant : " Ya ! Yaka. Yaka. Yaka !""  
p.41- UNE RENCONTRE - 
"Chaque matin, je m’asseyais sur le parquet dans le salon du devant, pour surveiller sa porte. Le store était baissé jusqu’à deux centimètres du châssis, de sorte que personne ne pouvait me voir. Quand elle apparaissait sur le seuil, mon cœur bondissait. Je courais vers le hall, saisissais mes livres et la suivais. Je ne perdais jamais de vue la silhouette brune, et lorsqu’elle arrivait au point où nos chemins divergeaient, j’allongeais le pas, afin de la dépasser. Ceci se renouvelait tous les matins. Je ne lui avais jamais parlé, sauf un petit mot quelconque de temps à autre, et cependant à son nom, mon sang ne faisait qu’un tour. Son image m’accompagnait partout, même aux endroits les moins romantiques." p.52/53 - ARABIE -
"Chaque pas le rapprochait de Londres, l'éloignait de son existence monotone dépourvue d'art. A l'horizon de son esprit, une lumière parut, vacillante. Il n'était pas si âgé : trente-deux ans ! Son tempérament pouvait être considéré comme touchant à la maturité. Il désirait mettre en vers tant d'impressions et de sentiments différents ! Il les sentait en lui ! Il essayait de peser son âme pour voir si c'était une âme de poète, il se disait que la mélancolie mitigée par des retours à la foi, à la résignation, à la joie pure. S'il pouvait exprimer ce sentiment dans un recueil de poèmes, peut-être que le monde l'écouterait. [...] Il serait incapable de soulever la foule, mais il pourrait toucher un petit cercle d'esprits semblables au sien."  p 97 - UN PETIT NUAGE -
"Dans une troisième rencontre due au hasard, il eut le courage de lui fixer un rendez-vous. Elle s'y rendit. Ce fut le premier de beaucoup d'autres. Ils se retrouvaient toujours le soir et choisissaient les quartiers les plus tranquilles pour s'y promener. Toutefois, ces façons clandestines répugnaient à M. Duffy, et voyant qu'ils étaient contraints de s rencontrer en cachette, il obligea Mme Sinico à l'inviter chez elle. Le capitaine encouragea ses visites, voyant en lui un prétendant à la main de sa fille. Il avait pour son compte si sincèrement banni sa femme de la galerie de ses plaisirs qu'il ne pouvait soupçonner qu'un autre pût lui porter un intérêt quelconque." p.134 - PÉNIBLE INCIDENT -
"Il allait souvent la voir dans son petit cottage des environs de Dublin où ils passèrent plus d'une soirée en tête à tête. Petit à petit, leurs pensées se mêlant, ils abordèrent des sujets moins impersonnels. [...] Il eut l'intuition qu'aux yeux de Mme Sinico il assumerait la stature d'un ange tandis que la nature ardente de Mme Sinico s'attachait de plus en plus à son compagnon, il entendit une étrange voix impersonnelle qu'il reconnut pour la sienne propre et qui insistait sur la solitude incurable de l'âme. Nous ne pouvons pas nous donner, disait cette voix ; nous n'appartenons qu'à nous-mêmes." p.135 - PÉNIBLE INCIDENT - 
"Quelques nouveaux morceaux de musique encombraient le casier à musique de la pièce du bas et sur ses étagères se trouvaient deux volumes de Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra et Le Gai Savoir. Il écrivait rarement sur les feuillets qui étaient dans son pupitre. Une des phrases notées deux mois après sa dernière rencontre avec Mme Sinico disait : « L’amour d’homme à homme est impossible parce qu’il ne faut pas qu’il y ait rapport sexuel et l’amitié entre homme et femme est impossible parce qu’il faut qu’il y ait rapport sexuel.»p.136 - PÉNIBLE INCIDENT -
"Comme il était assis là, revivant leur vie commune et évoquant alternativement les deux images qu'il se faisait d'elle à présent, il se rendit compte qu'elle était vraiment morte, qu'elle avait cessé d'exister, qu'elle était devenue un souvenir. Il commença à se sentir mal à l'aise. Il se demanda s'il aurait pu agir différemment. Il n'aurait pas pu soutenir avec elle cette comédie de la dissimulation; il n'aurait pas pu non plus vivre ouvertement avec elle. [...] Sa vie à lui aussi serait solitaire jusqu'au jour où lui aussi mourrait, cesserait d'exister, deviendrait un souvenir — si quelqu'un se souvenait de lui." p.140 - PÉNIBLE INCIDENT - 
"Il était exaspéré par la droiture même de son existence. Il sentit qu'il avait été proscrit du festin de la vie." p.141 - PÉNIBLE INCIDENT -
"[...] Quelle est la différence entre un brave et honnête maçon et un marchand de vin, eh ? Est ce qu'un ouvrier n'a pas autant le droit qu'un autre de faire partie du conseil municipal et même plus de droit qu'un de ces pique-assiettes qui sont toujours chapeau bas devant quelque gros monsieur avec un nom qui se dévisse ?" p.146 - ON SE RÉUNIRA LE 6 OCTOBRE -
"- Il n'y a pas de verres, dit le vieux.- Bah ! ne t'inquiète pas, Jack. Il y a eu bien des honnêtes gens avant nous qui ont bu à la bouteille."  p.154 - ON SE RÉUNIRA LE 6 OCTOBRE -
"- J'étais justement en train de leur dire, Crofton, que nous avons gagné plusieurs électeurs.- Qui ça avez-vous gagné ? dit M. Lyons.- Eh bien, j'ai gagné Parkes primo, Atkinson secundo et puis Ward de Dawson Street. C'est un gaillard de bonne étoffe, bon camarade, vieux conservateur. " Est-ce que votre candidat n'est pas nationaliste ? " qu'il me dit, et je lui ai répondu : " C'est un homme respectable, il est favorable à tout ce qui sera utile à ce pays. C'est un gros contribuable. Il a de grands immeubles en ville, trois bureaux ; et est-ce que ce n'est pas son propre avantage de vouloir faire baisser les impôts ? C'est un citoyen éminent, que je lui dis, un administrateur de l'hospice, et il n'appartient à aucun parti, bon, mauvais ou indifférent. " Voilà la façon dont il faut lui parler.- À propos de l'adresse au roi, dit M. Lyons, faisant claquer ses lèvres après avoir bu.- Écoutez-moi, dit M. Henchy ; ce que nous voulons dans le pays, comme je disais au vieux Ward, c'est du capital. La venue du roi ici équivaut à un afflux d'argent dans le pays. La population de Dublin en profitera. Regardez toutes les usines fermées le long des quais. Regardez tout l'argent que l'on gagnerait si l'on faisait travailler les vieilles industries, les moulins, les hangars de constructions maritimes, les fabriques. Ce sont des capitaux qu'il nous faut.- Cependant, John, dit M. O'Connor, pourquoi souhaiterions-nous la bienvenue au roi d'Angleterre ? Parnell lui-même n'a-t-il pas... ?- Parnell, dit M. Henchy, est mort. Quant à mon point de vue, le voici : notre gaillard monte sur le trône après que sa bonne vieille femme de mère l'en a éloigné jusqu'à ce qu'il ait les cheveux gris. C'est un homme du monde et il est bien disposé à notre égard. C'est un chic type, si vous voulez mon avis, et il n'a pas un grain de sottise par la tête. Il doit se dire : " La vieille n'est jamais venue voir ces Irlandais intraitables et, pardieu, j'irai un peu voir de mes yeux ce qu'il en retourne. " Et nous, nous irions insulter cet homme, la fois qu'il vient justement nous faire une visite d'ami ? Eh ? N'ai-je pas raison, Crofton ? - Mais après tout, dit Lyons sur un ton sentencieux, la vie du roi Edouard n'est pas tout ce qu'il y a de ...- Le passé est le passé, dit M. Henchy, j'admire cet homme en tant qu'individu, c'est un bon vadrouilleur comme nous deux...Il aime son verre de grog, il ne déteste pas la blague et c'est un bon sportsman. Pardieu, nous autres, Irlandais, ne pourrions-nous pas jouer franc-jeu ?"  p.156/157 - ON SE RÉUNIRA LE 6 OCTOBRE -
"D'une voix claire et sonore, elle entonna brillamment les roulades qui embellissaient la mélodie et bien qu'elle chantât très vite, elle ne manqua pas la moindre appogiature. Suivre la voix, sans regarder le chanteur, c'était ressentir et partager la griserie d'un vol, rapide et sûr." p.219  - LES MORTS -
"Mais quoi qu'il en soit, je ne puis que vous demander de bien vouloir ne tenir compte que de l'intention et me prêter une oreille attentive quelques instants, tandis que je l'efforcerai de vous exprimer la nature des sentiments que j'éprouve en une circonstance comme celle-ci'. p.228 - LES MORTS - 
"Une génération nouvelle grandit parmi nous, une génération animée d'idées et de principes nouveaux, qui prend au sérieux et s'exalte pour ces idées nouvelles, et son enthousiasme, même lorsqu'il fait fausse route, et, j'en suis convaincu, dans l'ensemble, sincère. Mais nous vivons dans une époque de scepticisme et, si je puis m'exprimer ainsi, " torturée de pensées " ; et quelquefois je crains que cette nouvelle génération éduquée et suréduquée comme elle l'est ne manque de ces qualités d'humanité et d'hospitalité, de bonne humeur, qui ont été l'apanage d'une autre époque." p.229 - LES MORTS -
"Mais maintenant, après le réveil de tant de souvenirs, au premier contact de son corps harmonieux, étrange et parfumé, il fut traversé d'une vague de sensualité aigüe." p.241 - LES MORTS -
“Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l'autre monde à l'apogée de quelque passion que de s'effacer et flétrir tristement avec l'âge.” p.249 - LES MORTS -

dimanche 19 juin 2016

Jane Eyre de Charlotte Brontë*****

Editions Gallimard, collection Folio classiques, Avril 2012
848 pages
Traduit de l'anglais par Dominique Jean. Préface de Dominique Barbéris
Première parution en Angleterre en 1847

4ème de couverture


D’où vient que nous revenions toujours à Jane Eyre avec le même attrait? Avec le sentiment d’y trouver le romanesque porté à un degré de perfection? Le roman offre un concentré de ce que le genre peut produire : l’histoire d’une formation, l’affrontement d’un être solitaire avec sa destinée, la passion, la peur, le mystère. C’est la révolte d’une humiliée, d’une femme inconvenante parce qu’elle s’oppose aux hommes. Jane est sauvage, directe, déjà féministe. Face à elle, le «cygne noir», Rochester, séducteur sulfureux, sadique et tendre, père et amant. 
Cette voluptueuse autobiographie déguisée – derrière Jane, on devine Charlotte – donne l’impression d’une âme parlant à l’âme.

Mon avis  ★★★★★


Un roman fascinant, formidable. le personnage de Jane Eyre est frappant et si attachant. J'aime son caractère entier et droit, sa générosité, son intelligence, son ouverture d'esprit, sa confiance en elle. Elle se révolte contre l'ordre familial et bourgeois, elle n'accepte pas la domination. Une féministe avant l'heure !
Une très belle re-lecture, un monument à n'en pas douter.
Le film de Cary Fukunaga avec Mia Wasikowska , Michael Fassbender fût un plaisir également pour moi.


Citations & Extraits


"Prolonger le doute, c'était prolonger l'espoir."


"La vie me paraît trop courte pour que nous la passions à entretenir notre animosité ou à enregistrer nos griefs."

"Il est dans mon imagination, un ciel rose, un Eden verdoyant et fleuri, mais au-dehors, je le sais très bien, s'étend à mes pieds un chemin qui sera rude à parcourir, et s'amoncellent autour de moi de noirs orages qu'il me faudra affronter."

"L'erreur entraîne le remords, et le remords empoisonne la vie."

"Comme il est vrai que la beauté réside dans le regard de qui la contemple."

"Il n'y a pas de bonheur comme celui d'être aimé de ses semblables et de sentir que votre présence ajoute à leur bien-être."

"Il n'y a rien de si triste que la vue d'un méchant enfant, reprit-il, surtout d'une méchante petite fille. Savez-vous où vont les réprouvés après leur mort?"
Ma réponse fut rapide et orthodoxe.
"En enfer, m'écriai-je.
-- Et qu'est-ce que l'enfer? pouvez-vous me le dire?
-- C'est un gouffre de flammes.
-- Aimeriez-vous à être précipitée dans ce gouffre et à y brûler pendant l'éternité?
-- Non, monsieur.
-- Et que devez-vous donc faire pour éviter une telle destinée?"
Je réfléchis un moment, et cette fois il fut facile de m'attaquer sur ce que je répondis.
"Je dois me maintenir en bonne santé et ne pas mourir."