mardi 21 juin 2016

Les Gens de Dublin de James Joyce****


Editions Pocket, Mars 2003
256 pages
Publication originale Dubliners, 1914
Adapté au cinéma par John Huston en 1987

4ème de couverture


"Jamais peut-être l'atmosphère d'une ville n'a été mieux rendue, et dans chacune de ces nouvelles, les personnes qui connaissent Dublin retrouveront une quantité d'impressions qu'elles croyaient avoir oubliées. Mais ce n'est pas la ville qui est le personnage principal (…) : chaque nouvelle est isolée ; c'est un portrait, ou un groupe, ce sont des individualités bien marquées que Joyce se plaît à faire vivre. Nous en retrouverons du reste quelques-unes, que nous reconnaîtrons, autant à leurs paroles et à leurs traits de caractère qu'à leurs noms, dans ses livres suivants.'Gens de Dublins', qui constitue une excellente introduction à l'oeuvre de James Joyce (…), est, par lui-même, un des livres les plus importants de la littérature d'imagination en langue anglaise publiés depuis 1900."Valéry Larbaud. 


Mon avis ★★★★☆


De très belles nouvelles, un bel échantillon de vies dublinoises du début du siècle dernier, un petit bout de chemin agréable et heureux parcouru aux côtés de ces âmes. 
Cette lecture est dense, l'écriture ciselée, fine et élégante, l'atmosphère inquiétante parfois. Et c'est d'ailleurs bien du portrait de cette ville, qu'il est question dans ce recueil. L'auteur dépeint à la manière des peintres impressionnistes, par petites touches la tristesse de Dublin. Je me suis laissée embarquée dans ce sombre Dublin, les lieux évoqués me sont familiers (la colline de Howth, Nassau Street, Kildare Street, Temple Bar, Trinity college, O'Connell Bridge, Grafton Street, Stephens Green ...), ce qui a très certainement rendu cette lecture d'autant plus captivante.
"Une mère", "Eveline", "Les morts" sont les nouvelles que j'ai préférées. Celles qui m'ont semblé aller un peu plus au fond des sentiments des personnages, des sensations ressenties par les 'gens'. L'auteur décrit peu, laisse le lecteur imaginer, et cela peut être parfois un peu dérangeant.
Je m'étais essayé au puissant "Ulysse"en version originale , il y a quelques années de celà, alors que je vivais à Dublin. Je n'étais pas allée au bout, totalement déroutée. Je suis ravie d'avoir redécouvert James Joyce au travers de ces nouvelles, accessibles et merveilleusement bien écrites; je réouvrirai "Ulysse" avec plaisir à présent.
Très belles réflexions autour de l'amour, de la vie, de la mort; l'auteur évoque aussi les difficultés de la jeunesse, les relations humaines de travail, la vie en société, ses travers comme l'alcool. l'émigration, sans oublier les "pubs"...
La préface de l'édition Pocket donne un éclairage sur ce GRAND auteur et sur l'ensemble de son oeuvre, ce qui peut être très utile pour aborder plus efficacement les oeuvres de James Joyce.
Vivement que je visionne le film tiré à priori surtout de la nouvelle "Les Morts" et adapté par John Huston, que je viens de commander !


Extraits & Citations


"Ce fut Joe Dillon qui nous fit découvrir le Wild West. Il y avait une petite bibliothèque faite de vieux numéros de The Union Jack, Pluck et The Half Penny Marvel. Chaque soir, l'école finie, nous nous retrouvions dans son jardin et organisions des batailles de Peaux Rouges. Lui et son jeune frère, le gros Léo le paresseux, défendaient le grenier et l'écurie, que nous essayions d'emporter d'assaut ; ou bien, on livrait une bataille rangée, sur l'herbe. Mais nous avions beau nous battre de notre mieux, nous ne l'emportions ni dans nos assauts, ni en terrain découvert, et toutes nos luttes se terminaient par une danse triomphale de Joe Dillon.
[...] Mais Joe combattait avec trop de violence, pour nous qui étions plus jeunes et plus timides. Il avait vraiment l'air d'une sorte de Peau Rouge lorsqu'il gambadait autour du jardin, un vieux couvre-théière sur la tête, tapant de son poing sur un boîte en fer-blanc et hurlant : " Ya ! Yaka. Yaka. Yaka !""  
p.41- UNE RENCONTRE - 
"Chaque matin, je m’asseyais sur le parquet dans le salon du devant, pour surveiller sa porte. Le store était baissé jusqu’à deux centimètres du châssis, de sorte que personne ne pouvait me voir. Quand elle apparaissait sur le seuil, mon cœur bondissait. Je courais vers le hall, saisissais mes livres et la suivais. Je ne perdais jamais de vue la silhouette brune, et lorsqu’elle arrivait au point où nos chemins divergeaient, j’allongeais le pas, afin de la dépasser. Ceci se renouvelait tous les matins. Je ne lui avais jamais parlé, sauf un petit mot quelconque de temps à autre, et cependant à son nom, mon sang ne faisait qu’un tour. Son image m’accompagnait partout, même aux endroits les moins romantiques." p.52/53 - ARABIE -
"Chaque pas le rapprochait de Londres, l'éloignait de son existence monotone dépourvue d'art. A l'horizon de son esprit, une lumière parut, vacillante. Il n'était pas si âgé : trente-deux ans ! Son tempérament pouvait être considéré comme touchant à la maturité. Il désirait mettre en vers tant d'impressions et de sentiments différents ! Il les sentait en lui ! Il essayait de peser son âme pour voir si c'était une âme de poète, il se disait que la mélancolie mitigée par des retours à la foi, à la résignation, à la joie pure. S'il pouvait exprimer ce sentiment dans un recueil de poèmes, peut-être que le monde l'écouterait. [...] Il serait incapable de soulever la foule, mais il pourrait toucher un petit cercle d'esprits semblables au sien."  p 97 - UN PETIT NUAGE -
"Dans une troisième rencontre due au hasard, il eut le courage de lui fixer un rendez-vous. Elle s'y rendit. Ce fut le premier de beaucoup d'autres. Ils se retrouvaient toujours le soir et choisissaient les quartiers les plus tranquilles pour s'y promener. Toutefois, ces façons clandestines répugnaient à M. Duffy, et voyant qu'ils étaient contraints de s rencontrer en cachette, il obligea Mme Sinico à l'inviter chez elle. Le capitaine encouragea ses visites, voyant en lui un prétendant à la main de sa fille. Il avait pour son compte si sincèrement banni sa femme de la galerie de ses plaisirs qu'il ne pouvait soupçonner qu'un autre pût lui porter un intérêt quelconque." p.134 - PÉNIBLE INCIDENT -
"Il allait souvent la voir dans son petit cottage des environs de Dublin où ils passèrent plus d'une soirée en tête à tête. Petit à petit, leurs pensées se mêlant, ils abordèrent des sujets moins impersonnels. [...] Il eut l'intuition qu'aux yeux de Mme Sinico il assumerait la stature d'un ange tandis que la nature ardente de Mme Sinico s'attachait de plus en plus à son compagnon, il entendit une étrange voix impersonnelle qu'il reconnut pour la sienne propre et qui insistait sur la solitude incurable de l'âme. Nous ne pouvons pas nous donner, disait cette voix ; nous n'appartenons qu'à nous-mêmes." p.135 - PÉNIBLE INCIDENT - 
"Quelques nouveaux morceaux de musique encombraient le casier à musique de la pièce du bas et sur ses étagères se trouvaient deux volumes de Nietzsche : Ainsi parlait Zarathoustra et Le Gai Savoir. Il écrivait rarement sur les feuillets qui étaient dans son pupitre. Une des phrases notées deux mois après sa dernière rencontre avec Mme Sinico disait : « L’amour d’homme à homme est impossible parce qu’il ne faut pas qu’il y ait rapport sexuel et l’amitié entre homme et femme est impossible parce qu’il faut qu’il y ait rapport sexuel.»p.136 - PÉNIBLE INCIDENT -
"Comme il était assis là, revivant leur vie commune et évoquant alternativement les deux images qu'il se faisait d'elle à présent, il se rendit compte qu'elle était vraiment morte, qu'elle avait cessé d'exister, qu'elle était devenue un souvenir. Il commença à se sentir mal à l'aise. Il se demanda s'il aurait pu agir différemment. Il n'aurait pas pu soutenir avec elle cette comédie de la dissimulation; il n'aurait pas pu non plus vivre ouvertement avec elle. [...] Sa vie à lui aussi serait solitaire jusqu'au jour où lui aussi mourrait, cesserait d'exister, deviendrait un souvenir — si quelqu'un se souvenait de lui." p.140 - PÉNIBLE INCIDENT - 
"Il était exaspéré par la droiture même de son existence. Il sentit qu'il avait été proscrit du festin de la vie." p.141 - PÉNIBLE INCIDENT -
"[...] Quelle est la différence entre un brave et honnête maçon et un marchand de vin, eh ? Est ce qu'un ouvrier n'a pas autant le droit qu'un autre de faire partie du conseil municipal et même plus de droit qu'un de ces pique-assiettes qui sont toujours chapeau bas devant quelque gros monsieur avec un nom qui se dévisse ?" p.146 - ON SE RÉUNIRA LE 6 OCTOBRE -
"- Il n'y a pas de verres, dit le vieux.- Bah ! ne t'inquiète pas, Jack. Il y a eu bien des honnêtes gens avant nous qui ont bu à la bouteille."  p.154 - ON SE RÉUNIRA LE 6 OCTOBRE -
"- J'étais justement en train de leur dire, Crofton, que nous avons gagné plusieurs électeurs.- Qui ça avez-vous gagné ? dit M. Lyons.- Eh bien, j'ai gagné Parkes primo, Atkinson secundo et puis Ward de Dawson Street. C'est un gaillard de bonne étoffe, bon camarade, vieux conservateur. " Est-ce que votre candidat n'est pas nationaliste ? " qu'il me dit, et je lui ai répondu : " C'est un homme respectable, il est favorable à tout ce qui sera utile à ce pays. C'est un gros contribuable. Il a de grands immeubles en ville, trois bureaux ; et est-ce que ce n'est pas son propre avantage de vouloir faire baisser les impôts ? C'est un citoyen éminent, que je lui dis, un administrateur de l'hospice, et il n'appartient à aucun parti, bon, mauvais ou indifférent. " Voilà la façon dont il faut lui parler.- À propos de l'adresse au roi, dit M. Lyons, faisant claquer ses lèvres après avoir bu.- Écoutez-moi, dit M. Henchy ; ce que nous voulons dans le pays, comme je disais au vieux Ward, c'est du capital. La venue du roi ici équivaut à un afflux d'argent dans le pays. La population de Dublin en profitera. Regardez toutes les usines fermées le long des quais. Regardez tout l'argent que l'on gagnerait si l'on faisait travailler les vieilles industries, les moulins, les hangars de constructions maritimes, les fabriques. Ce sont des capitaux qu'il nous faut.- Cependant, John, dit M. O'Connor, pourquoi souhaiterions-nous la bienvenue au roi d'Angleterre ? Parnell lui-même n'a-t-il pas... ?- Parnell, dit M. Henchy, est mort. Quant à mon point de vue, le voici : notre gaillard monte sur le trône après que sa bonne vieille femme de mère l'en a éloigné jusqu'à ce qu'il ait les cheveux gris. C'est un homme du monde et il est bien disposé à notre égard. C'est un chic type, si vous voulez mon avis, et il n'a pas un grain de sottise par la tête. Il doit se dire : " La vieille n'est jamais venue voir ces Irlandais intraitables et, pardieu, j'irai un peu voir de mes yeux ce qu'il en retourne. " Et nous, nous irions insulter cet homme, la fois qu'il vient justement nous faire une visite d'ami ? Eh ? N'ai-je pas raison, Crofton ? - Mais après tout, dit Lyons sur un ton sentencieux, la vie du roi Edouard n'est pas tout ce qu'il y a de ...- Le passé est le passé, dit M. Henchy, j'admire cet homme en tant qu'individu, c'est un bon vadrouilleur comme nous deux...Il aime son verre de grog, il ne déteste pas la blague et c'est un bon sportsman. Pardieu, nous autres, Irlandais, ne pourrions-nous pas jouer franc-jeu ?"  p.156/157 - ON SE RÉUNIRA LE 6 OCTOBRE -
"D'une voix claire et sonore, elle entonna brillamment les roulades qui embellissaient la mélodie et bien qu'elle chantât très vite, elle ne manqua pas la moindre appogiature. Suivre la voix, sans regarder le chanteur, c'était ressentir et partager la griserie d'un vol, rapide et sûr." p.219  - LES MORTS -
"Mais quoi qu'il en soit, je ne puis que vous demander de bien vouloir ne tenir compte que de l'intention et me prêter une oreille attentive quelques instants, tandis que je l'efforcerai de vous exprimer la nature des sentiments que j'éprouve en une circonstance comme celle-ci'. p.228 - LES MORTS - 
"Une génération nouvelle grandit parmi nous, une génération animée d'idées et de principes nouveaux, qui prend au sérieux et s'exalte pour ces idées nouvelles, et son enthousiasme, même lorsqu'il fait fausse route, et, j'en suis convaincu, dans l'ensemble, sincère. Mais nous vivons dans une époque de scepticisme et, si je puis m'exprimer ainsi, " torturée de pensées " ; et quelquefois je crains que cette nouvelle génération éduquée et suréduquée comme elle l'est ne manque de ces qualités d'humanité et d'hospitalité, de bonne humeur, qui ont été l'apanage d'une autre époque." p.229 - LES MORTS -
"Mais maintenant, après le réveil de tant de souvenirs, au premier contact de son corps harmonieux, étrange et parfumé, il fut traversé d'une vague de sensualité aigüe." p.241 - LES MORTS -
“Un à un, tous ils devenaient des ombres. Mieux vaut passer hardiment dans l'autre monde à l'apogée de quelque passion que de s'effacer et flétrir tristement avec l'âge.” p.249 - LES MORTS -

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