dimanche 31 juillet 2016

Alex de Pierre Lemaitre*****


Editions Albin Michel, février 2011
392 pages
Prix des lecteurs policier du Livre de poche, 2012
CWA International Dagger, 2013


Quatrième de couverture


Qui connaît vraiment Alex ? Elle est belle. Excitante.Est-ce pour cela qu'on l'a enlevée, séquestrée, livrée à l'inimaginable ? Mais quand la police découvre enfin sa prison, Alex a disparu.Alex, plus intelligente que son bourreau. Alex qui ne pardonne rien, qui n'oublie rien, ni personne.Un thriller glaçant qui jongle avec les codes de la folie meurtrière, une mécanique diabolique et imprévisible où l'on retrouve l'extraordinaire talent de l'auteur de Robe de marié.

Mon avis ★★★★★


Palpitant, j'ai adoré ! 

Le suspense, attendu, fût au rendez-vous, et j'ai retrouvé avec plaisir, Camille Verhœven, ce policier atypique, toujours aussi profondément cynique, marqué par le drame que l'on connait ('Travail soigné') et qui dans cette histoire ne lâchera rien, jusqu'à ce que justice soit faite !
- Bah, la vérité, la vérité ...Qui peut dire ce qui est vrai et ce qui ne l'est pas, commandant ! Pour nous, l'essentiel, ce n'est pas la vérité, c'est la justice, non ?
Le scénario est excellent
Alex, d'abord captive, puis en fuite et enfin ... le dénouement, l'explication.
Qui est véritablement Alex ?
A vous de le découvrir, si ce n'est pas déjà fait.







Debout-payé de Gauz****


Editions, Le Nouvel Attila, août 2014
172 pages


Quatrième de couverture


Debout-Payé est le roman d'Ossiri, étudiant ivoirien devenu vigile après avoir atterri sans papier en France en 1990.

C’est un chant en l’honneur d’une famille où, de père en fils, on devient vigile à Paris, en l’honneur d’une mère et plus globalement en l’honneur de la communauté africaine à Paris, avec ses travers, ses souffrances et ses différences. C’est aussi l’histoire politique d’un immigré et du regard qu’il porte sur notre pays, à travers l’évolution du métier de vigile depuis les années 1960 — la Françafrique triomphante — à l’après 11-Septembre.

Cette épopée familiale est ponctuée par des interludes : les choses vues et entendues par l’auteur lorsqu’il travaillait comme vigile au Camaïeu de Bastille et au Sephora des Champs-Élysées. Gauz est un fin satiriste, tant à l’endroit des patrons que des client(e)s, avec une fibre sociale et un regard très aigu sur les dérives du monde marchand contemporain, saisies dans ce qu’elles ont de plus anodin — mais aussi de plus universel.


Mon avis ★★★★☆


Une très belle découverte, percutante !

Le ton est ironique, incisif, caustique, efficace. 

Sans concession aucune, Gauz (nom d'auteur de Armand Patrick Gbaka-Brédé) dresse une satire de notre société de consommation à outrance, asservie par le capitalisme, observée par un homme Noir invisible, le vigile, Ossiri.

"Si elle se répétait aujourd’hui, la prise de la Bastille libérerait des milliers de prisonniers de la consommation."

Par ce procédé, il rend aussi un bel hommage à ces hommes invisibles.

"Ceux qui déjà ont une expérience du métier savent ce qui les attend les prochains jours : rester debout toute la journée dans un magasin, répéter cet ennuyeux exploit de l'ennui, tous les jours, jusqu'à être payé à la fin du mois. Debout-payé." 

"Une théorie lie l'altitude relative du coccyx par rapport à l'assise d'un siège et la qualité de la paie. Elle peut être énoncée comme suit : Dans un travail, plus le coccyx est éloignée de l'assise d'une chaise, moins le salaire est important.

Autrement dit, le salaire est inversement proportionnel au temps de station debout. Les fiches de salaire du vigile illustrent cette théorie."
"Ennui, sentiment d'inutilité et de gâchis, impossible créativité, agressivité surjouée, manque d'imagination, infantilisation, etc., sont les corollaires du métier de vigile. Or, militaire est une forme très exagérée de vigile."

L'auteur évoque aussi,  principalement d'ailleurs, les pages sombres de l'histoire Franco-Africaine de l'immigration. André, Ferdinand, Angela, Kassoum, Ossiri racontent l'immigration, leur immigration des Trente Glorieuses à nos jours, l'installation et la vie au MECI, Maison des Étudiants de Côte d'Ivoire qui se dégrade très vite et devient insalubre. un "cloaque vétuste, insalubre, miteux et surpeuplé en plein cœur de la capitale de la Gaule", et puis, le sort des immigrés face à la décision du gouvernement Giscard d'instaurer une "carte de séjour" "contre" les étrangers.


"Les élections qui suivirent la mort de Pompidou exhalèrent des relents aussi piquants et rances. A la course à la présidentielle se présentèrent dix hommes chauves, un borgne et une femme qui n'aurait pas été plus laide si elle avait été chauve et borgne. Ils avaient tous, bien évidemment, la solution pour sortir de "La Crise". Le grand slogan du moment : "On n'a pas de pétrole, mais on a des idées." 
Une de ces idées-là était que les étrangers étaient de venues trop nombreux en France. Dans "La Crise", ils arrachaient désormais leur travail aux vrais français et leur piquaient le bain de la douche ou le pain de la bouche. C'en était devenu intolérable, surtout de la part de gens qu'n avait gentiment invités pour partager le gros gâteau des Trente Glorieuses et du plein emploi. Intolérable."

Concision, maîtrise de la langue, instruction, lucidité et humour ! Un cocktail détonant !


Extraits
(et quelques exemples des observations d'Ossiri)

IPHONE. [...] Des filles essaient des tenues dans les cabines d'essayage, puis se photographient sous tous les angles avec leurs iPhones. Ensuite, c'est autour de l'écran qu'elles discutent de leurs choix. Le pixel a pis le pouvoir sur la rétine. p.30
"Tout est en soldes, y compris l'amour-propre." p.37
"En pensant à toutes leurs usines, leurs centrales thermiques, leur plastique, leurs voitures, leurs stations à essence, leurs habits, leurs perruques, leurs avions supersoniques, leurs fils à pêche, leurs canapés orange, leurs télés, etc., les occidentaux, Américains en t^te, ont pris peur. Une grande peur. La peur de ne plus avoir de frigidaire à la maison. Une très grande peur. Et comme souvent dans ces cas-là, les sphincters lâchent et boum...La Crise était née." p.49
CHAMPS-ELYSEES. Magasin, boutiques, supermarchés, galeries commerciales, hôtels, chaînes de restaurants... si cette avenue est la plus belle du monde, le vigile est alors fleuriste-frigoriste-thalassothérapeute chez les Inuits. p.61
GOLFE DE L'EMBONPOINT. Bahreïn, Qatar, Koweït, Emirats Arabes Unis, Arabie Saoudite, l'homme arabe du golfe Persique, quelle que soit sa physionomie, présente toujours au moins un signe extérieur d'embonpoint. Une fois sur deux, il est carrément obèse.Les corps de ce bédouins qui ont survécu des millénaires dans les conditions extrêmes du désert ont appris à garder le plus longtemps possible le très peu de nourriture qu'ils recevaient. Les organismes la stockaient sous forme de réserve de graisse destinée aux longs jours de disette. Ils n'étaient pas préparés à l'opulence et à la richesse que leur ont brusquement procurées le pétrole et son afflux massif de dollars. La nourriture, désormais abondante et riche, continue d'être rapidement transformée et longtemps stockée en graisse dans le corps. On ne défait pas en 30 ans ce que la nature a mis plus de 3000 ans à faire. p.67
D’UN CENTRE COMMERCIAL À L’AUTRE. Quitter Dubaï, la ville-centre-commercial, et venir en vacances à Paris pour faire des emplettes aux Champs-Élysées, l’avenue-centre-commercial. Le pétrole fait voyager loin, mais rétrécit l’horizon. p.68 
14 JUILLET 2. L'obélisque de la Concorde est la bite dressée, l'Arc de Triomphe est le trou du cul, et les Champs-Elysées la raie érogène qui relie les deux. Avec ces militaires et ces politiciens qui frétillent en tous ces points, on peut dire qu'aujourd'hui, la République se branle. p.116


vendredi 22 juillet 2016

Ténèbres à midi de Théo Ananissoh****


Editions Gallimard, Collection Continents Noirs, janvier 2010
139 pages

Quatrième de couverture



" Il me vient une pensée qui me surprend. "Y a-t-il dans notre passé des époques où l'homme a été... - Libre? - Oui, ou digne? - Aucune, fait-il, catégorique. Nous n'avons aucun souvenir d'un temps où l'homme a été à l'abri." " Pour le narrateur, il s'agit d'un retour utile : mettre dans un livre les lieux et les paysages de son enfance. Une amie l'accueille, le guide, le présente aux uns et aux autres; en particulier à Eric Bamezon, conseiller à la présidence de la République. Celui-ci le convie un soir à dîner. On s'attend à une rencontre avec un homme satisfait de sa vie et heureux de sa réussite; on découvre, à mesure qu'avance la nuit, un être pris dans un piège aux motifs obscurs... Ténèbres à midi est un roman où percent une ironie et une lucidité rares; c'est le récit épuré et sans concession d'une perception de soi et de ses origines. Au-delà d'une histoire située en Afrique, c'est une question ni caduque ni réservée aux autres que reprend ici l'auteur : comment se conduire en homme ou femme de conscience dans un temps de cruauté généralisée?

Mon avis ★★★★☆


L’Afrique — qui fit — refit — et qui fera.
Michel Leiris

Sobrement, avec un style direct et sans concession, Théo Ananissoh, critique sans ambages le pouvoir africain et la civilisation africaine, dont il dresse un portrait avilissant . Le narrateur exprime une véritable aversion envers certaines pratiques de l'Afrique. Et c'est assez déroutant; les propos sont réalistes et si durs, cruels, envers l'Afrique.

Un pays où l’on est né mais où l’on ne gagne pas sa vie est plus imaginaire que réel. Je rentre avec en tête les réalités d’autrefois. Tout ce que je découvre me désole au nom de ce que j’ai connu. 
Au retour [...] ce qui fait souffrir, c'est de constater que tu juges ce que ta mère te donne à manger. Pour des raisons d'hygiène élémentaire. L'eau utilisée, les assiettes, les aliments, tu vois très bien que ce n'est pas propre, que cela ne l'a jamais été. [...] tu vois que l'eau du puits est remplie de vers, que les petits poissons achetés au marché, poissons étalés à même le sol ou presque, sont conservés dans des conditions insalubres, que les souris, au fond des cases, s'y promènent et y pissent la nuit, que les mouches sont les mêmes qui se posent les morves et les diarrhées du bébé à côté. A ton retour d'Europe, tu vois désormais clairement tout ça dans ce que ta mère te donne à manger. Elle, elle n'a pas changé; mais toi, si. [...] Au fond de toi, tu découvres que ta mère a perdu son petit garçon. Elle ne dit rien, ta mère, Elle te regarde en silence. Peut-être qu'elle a compris elle aussi qu'elle a perdu son garçon, son petit garçon. Peut-être l'a-t-elle su avant de mourir ? Si elle l'a su et qu'elle n'a rien dit, qu'elle ne s'est pas révoltée contre cela, c'est en raison de ce sang d'esclave qui nous coule dans les veines depuis les époques précoloniales, quand des tyrans comme ceux de Dahomey razziaient, égorgeaient en sacrifices aux Dieux et vendaient le reste des Européens.

Le narrateur, est un écrivain togolais, qui vit en Allemagne, et qui souhaite renouer avec son pays, le redécouvrir après vingt ans. Il s'y rend pour quelques semaines. Il a besoin de voir de près quelqu'un comme Eric Bamezon, de m'entretenir avec un homme né après la colonisation comme moi, qui mène son existence d'adulte dans ce pays, qui y agit. Par l'intermédiaire, d'une amie, Nadine, il va faire la connaissance de Bamezon, un conseiller du président, qui comme le narrateur, avait quitté son pays, lui, pour rejoindre la France. Suivra alors un échange entre ces deux hommes sur les impressions de leur retour, sur leurs sentiments et le regard qu'ils portent tous les deux sur la politique de l'Afrique, sur la vie actuelle du peuple Africain.
Tous deux ne peuvent donc plus s’empêcher de comparer, comme s’ils regardaient leur propre pays avec les yeux d’un allemand ou d’un français. Tout ce qui était naturel dans leur enfance, ils le redécouvrent. Et se mettent parfois à le juger. Le lecteur se trouve ainsi pris dans ce dialogue au cœur de la nuit. Or, ce qui frappe c’est le constat qui est fait, acerbe, dur, très critique. Bamezon n’est pas optimiste. Loin de là. Il a presque peur de son pays, de ses mentalités. Il condamne sans appel. Pris au piège de son carriérisme, il n’a plus d’autres choix que de rester mais ne s’y fait définitivement pas.
Ce récit est très intéressant, une belle découverte, en ce qui me concerne. 
On n'en ressort aucunement indemne; il est bouleversant de vérités, d'horreurs et frustrations.
Je prévois donc une immersion dans l'univers littéraire de cet auteur togolais Théo Ananissoh (au secours, ma PAL explose ! ;-) ).

Extraits


"Je l’ai dit; je suis parti de chez moi depuis vingt-deux ans. Je n’y ai jamais eu à mener les luttes et les intrigues de l’âge adulte pour s’assurer une place au milieu des autres. Un pays où l’on est né mais où l’on ne gagne pas sa vie est plus imaginaire que réel. Je rentre avec en tête les réalités d’autrefois. Tout ce que je découvre me désole au nom de ce que j’ai connu. Malgré moi, les parents et les connaissances sont ceux que j’ai laissés deux dizaines d’années plus tôt, c’est-à-dire jeunes ou dans la force de l’âge. Je suis donc surpris de retrouver des vieux décatis et dénutris, de voir des constructions hétéroclites et des rues défoncées là où il y avait jadis un joli terrain vague ou une plantation de cocotiers. Il me faut y penser pour ne pas m’étonner du décès naturel d’une personne déjà adulte à l’époque de mon adolescence. Je calcule et constate que j’ai à présent l’âge qu’avait le défunt quand j’allais au lycée. Le pays reste donc pour moi intact de toute expérience pratique; je n’y peux rien projeter qui n’appartienne à l’innocence de l’enfance. Les rues de notre quartier sont celles où nous jouions au foot et que j’empruntais pour aller à l’école." p.18
"Notre époque où le ne vend plus crûment des humains, ou presque, peut être considérée comme un temps de progrès moral en comparaison d'autrefois." p.31
"Regretter n'est pas le mot exact, Rectifie-t-il d'un air songeur. Je voulais rentrer. Non l'erreur ... (Il réfléchit). L'erreur, c'est d'avoir sous-estimé la réalité d'ici. Je n'ai pas saisi qu'il fallait revenir en faisant très attention. Tu me comprends ?" P.33
"Ce qui déconcerte, c'est l'impression que personne n'est humilié de vivre dans ce pays..."
Il hausse les épaules, sourit - il fait un rictus plutôt.
"L'enfance, énonce-t-il d'un ton blasé; l'enfance de chacun est la mesure de ce qu'il accepte ou pas, de ce qui l'offusque ou pas à l'âge adulte." p.35
"Il lutte contre la douleur de l'humiliation par un vif mépris pour l'Afrique entière. J'éprouve comme un sentiment de remords de ne pouvoir lui être d'un secours précis". p.59 
"C’est tout sombre et vide ici. (Il regarde Nadine.) Tu as raison. Je ne supporte plus d’être au milieu d’eux. (A moi) Bestia (le Président) prend plaisir à assister à l’agonie de ceux qu’il empoisonne ; voilà ce que je dois côtoyer. Moi qui ai rêvé de me consacrer à l’art. (Il me saisit le bras _ une pression ferme , désespérée.) Ne commets pas la même faute que moi, ne sois pas sentimental, ne fais pas de concession à l’Afrique. Si tu commences, elle n’arrêtera plus."  p.69/70
"Je suis pris d'une émotion indéfinie - une sorte de crainte et d'aversion mélangées pour le monde et les hommes - qui me fait battre le coeur très fort." p.124



La mare au diable de George Sand****


Editions Gf-Flammarion, 1991
187 pages
Première parution, chez Desessart, mars 1846


Quatrième de couverture


De grands écrivains, George Sand en particulier, ne sont ce qu'ils sont que pour avoir jalousement préservé, dans un coin de leur âme, malgré les pourritures de la maturité, les grâces exquises de leur enfance ou de leur adolescence, c'est-à-dire ces rêves azuréens d'avenir dont ils ont enchanté un présent noir ou gris. Le miracle de La Mare au diable, n'est-ce pas cela ? A la faveur d'un souvenir ancien, c'est le rêve évangélique d'une pureté d'adolescente possédant, avec «le respect de soi», le besoin de servir et d'aimer, la vraie noblesse et la vraie distinction - qui vient, après tant de calamités et, peut-être, de noirceurs, promettre le salut à cette femme de lettres, qu'on avait nommée Aurore.                                                                                                                                                 Pierre Reboul.


Mon avis ★★★★☆


Séjournant dans le Berry, s'imposait pour moi la visite de la demeure de George Sand, très beau château du XVIII, rénové en très grande partie grâce aux écrits de George Sand. Un coin de Paradis pour une Grand Dame, une maison-musée bien vivante, paisible, un jardin environnant remarquable, une visite très intéressante; nous est contée, avec beaucoup de passion (ce qui a quelque peu humidifié mes yeux et réchauffé mon coeur) la vie hors norme de cette admirable dame de la littérature française. 

Cette visite m'a apporté un immense bonheur et l'envie de renouer avec cette très belle histoire berrichonne La mare au diable.

Un très bel écrit champêtre, touchant, paisible et généreux, poétique, un magnifique hymne à la nature, à la terre, aux paysans courageux et braves aux dures labeurs de l'époque, une jolie idylle amoureuse. Au-delà de cette idylle, George Sand s'attache à nous faire découvrir la vie de la société sous la Restauration, les moeurs de l'époque, les superstitions, les mariages intéressés, elle critique la morale de la classe riche et confronte la vertu de la vie à la campagne à celle vicieuse de la vie urbaine, des habitudes d'orgueil et de déloyauté, ce luxe des villes, qui [...]paraissait une infraction à la dignité des moeurs de la campagne.

"Et pourtant, la nature est éternellement jeune, belle et généreuse. Elle verse la poésie et la beauté à tous les êtres, à toutes les plantes, qu'on laisse s'y développer à souhait. Elle possède le secret du bonheur, et nul n'a su le lui ravir. Le plus heureux des hommes serait celui qui, possédant la science de son labeur, et travaillant de ses mains, puisant le bien-être et la liberté dans l'exercice de sa force intelligente, aurait le temps de vivre par le coeur et par le cerveau, de comprendre son oeuvre et d'aimer celle de Dieu."  (Le labour

"Ceux qui l'ont condamné à la servitude dès le ventre de sa mère, ne pouvant lui ôter la rêverie, lui ont ôter la réflexion."


L'écriture est simple, elle nous embarque facilement dans son décor, peint admirablement bien les paysages campagnards, la forêt berrichonne, il en ressort une atmosphère poétique, extrêmement paisible.

George Sand évoque la nostalgie des coutumes traditionnelles et témoigne de leur disparition rapide prochaine, broyées par les progrès techniques, par la modernité.

"Car, hélas ! tout s'en va. Depuis seulement que j'existe, il s'est fait plus de mouvement dans les idées et dans le coutumes de mon village, qu'il ne s'en était vu durant des siècles avant la Révolution.Déjà la moitié des cérémonies celtiques, païennes ou moyen âge, que j'ai vues encore en pleine vigueur dans mon enfance, se sont effacées. Encore un ou deux ans peut-être, et les chemins de fer passeront leur niveau sur nos vallées profondes, emportant, avec la rapidité de la foudre, nos antiques traditions et nos merveilleuses légendes." (post-face, Les Noces de campagne)

Je ne me souvenais plus de la fin, je l'avais certainement beaucoup aimé à l'époque, adolescente, aujourd'hui, elle m'est apparue décevante, quoique joyeuse !

Un bon moment de lecture, que je semonde* ;-) aux amateurs de beaux écrits.

La mare au diable s'inscrit dans une trilogie champêtre berrichonne. Ont suivi La Petite Fadette et François le Champi. La Petite Fadette, lue, plus jeune, j'avais beaucoup aimé, à relire; François le Champi, à découvrir très vite !
J'ajoute aussi Indiana et Consuelo dans ma PAL...et tant d'autres. Elle a écrit 80 romans, 20 pièces de théâtres et tellement de correspondances, qu'il me va à priori faire un choix ;-)



Demeure de George Sand à Nohant-Le-Vic (Indre)







Photos prises dans le Jardin attenant au château (juillet 2016)


* Semondre, verbe trans.a) Vx ou région. ,,Inviter, convier à quelque cérémonie, à quelque acte public`` (Ac. 1798-1878). Semondre à des obsèques (Ac. 1798-1878). Semondre qqn de faire qqc. L'inviter à le faire. J'ai affaire du côté de mon ancien endroit, et je vous semonde de me laisser aller de bonne amitié (Sand, Fr. le Champi, 1848, p. 145).



Extraits

"J'ai bien vu, j'ai bien senti le beau dans le simple, mais voir et peindre sont deux ! Tout ce que l'artiste peut espérer de mieux, c'est d'engager ceux qui ont des yeux à regarder aussi. Voyez donc la simplicité, vous autres, voyez le ciel et les champs, et les arbres, et les paysages surtout dans ce qu'ils ont de bon et de vrai : vous les verrez dans mon livre, vous les verrez beaucoup mieux dans la nature." préface Georges Sand - Nohant, 12 avril 1851
"Je venais de regarder longtemps et avec une profonde mélancolie le laboureur d'Holbein, et je me promenais dans la campagne, rêvant à la vie des champs et à la destinée du cultivateur. Sans doute il est lugubre de consumer ses forces et ses jours à fendre le sein de cette terre jalouse, qui se fait arracher les trésors de sa fécondité, lorsqu'un morceau de pain le plus noir et le plus grossier est, à la fin de la journée, l'unique récompense et l'unique profit attachés à un si dur labeur." p.33 (Le labour)
"Enfin, vers minuit, le brouillard se dissipa, et Germain put voir les étoiles briller à travers les arbres. La lune se dégagea aussi des vapeurs qui la couvraient et commença à semer des diamants sur la mousse humide. Le tronc des chênes restait dans une majestueuse obscurité; mais un peu plus loin, les tiges blanches des bouleaux semblaient un rangée de fantômes dans leurs suaires."  p.99/100
"Tout ce qu'il venait de voir et d'entendre, une femme coquette et vaine, ce père à la fois rusé et borné, qui encourageait sa fille dans des habitudes d'orgueil et de déloyauté, ce luxe des villes, qui lui paraissait une infraction à la dignité des moeurs de la campagne, ce temps perdu à des paroles oiseuses et niaises, cet intérieur si différent du sien, et surtout ce malaise profond que l'homme des champs éprouve lorsqu'il sort de ses habitudes laborieuses, tout ce qu'il avait subi d'ennui et de confusion depuis quelques heures donnait à Germain l'envie de retrouver avec son enfant et sa petite voisine." p.122
"Oui, mon garçon, dit-elle, c'est ici la Mare au Diable. C'est un mauvais endroit, et il ne faut pas en approcher sans jeter trois pierres dedans de la main gauche, en faisant le signe de la croix de la main droite : ça éloigne les esprits. Autrement, il arrive des malheurs à ceux qui en font le tour." p128



mercredi 20 juillet 2016

La fractale des raviolis de Pierre Raufast*****


Editions Alma, éditeur, août 2014
264 pages
Prix jeune mousquetaire du premier roman 2015
Prix de la Bastide 2015
Prix colombien du 1er roman français

Résumé éditeur


Il était une fois une épouse bien décidée à empoisonner son mari volage avec des raviolis. Mais, alors que s’approche l’instant fatal, un souvenir interrompt le cours de l’action. Une nouvelle intrigue commence aussitôt et il en sera ainsi tout au long de ces récits gigognes. Tout ébaubi de voir tant de pays, on découvre les aventures extraordinaires d’un jeune garçon solitaire qui, parce qu’il voyait les infrarouges, fut recruté par le gouvernement ; les inventions stratégiques d’un gardien de moutons capable de gagner la guerre d’Irak ; les canailleries d’un détrousseur pendant l’épidémie de peste à Marseille en 1720 ou encore la méthode mise au point par un adolescent sociopathe pour exterminer le fléau des rats-taupes.

Véritable pochette surprise, le premier roman de Pierre Raufast ajoute à la géométrie rigoureusement scientifique, la collision jubilatoire du probable et de l’improbable.

Mon avis ★★★★★


Savoureux, jubilatoire !

"Je suis désolée ma chérie, je l'ai sautée par inadvertance" 
"Je comprends qu’un homme puisse sauter une femme par dépit, par vengeance, par pitié, par compassion, par désœuvrement, par curiosité, par habitude, par excitation, par intérêt, par gourmandise, par nécessité, par charité, et même parfois par amour. Par inadvertance, ça non. Pourtant, ce substantif vint spontanément à l’esprit de Marc, lorsque je le pris sur le fait avec sa maîtresse."

Le début : les raviolis ... ou une histoire de vengeance, brillamment orchestrée par l'épouse trompée, sauf qu'un grain de sable vient tout chambouler.
La suite : un enchaînement brillant de petits récits, un souvenir surgissant, dont chaque final est un prétexte pour conter le suivant; une transition si habile que Pierre Raufast nous entraîne, nous embarque avec beaucoup d'adresse et pour notre plus grand plaisir, dans un tourbillon de courts chapitres, imbriqués les uns dans les autres, à la rencontre de personnages surprenants, géniaux, psychopathes pour certains, Paul Sheridan au don fascinant, un peintre étonnant aux peintures vivantes, Grimalov, écrivain chasseur de rats-taupes ou encore Remy, petit génie de la stratégie militaire, à la découverte de Marseille pendant la peste de 1720, d'un bar à hôtesse ... jusqu'à l'apothéose !
La fin :  le point de départ, les raviolis.

C'est vertigineux ! Tous ces récits uniques ne semblent avoir aucun lien, et pourtant ils sont bien reliés, par un infime fil, sur lequel, nous, lecteurs, jouons parfois les équilibristes et duquel nous croyons parfois tomber, mais Pierre Raufast nous rattrape, repart alors en arrière, pour donner de plus amples détails sur un personnage et nous voilà de nouveau sur le fil, parfaitement campés, avançant à vive allure.
Mais quelle maîtrise de la narration, de l'écriture; c'est juste dément. C'est excellent.
Et le titre, bien trouvé : La Fractale des Raviolis; c'est exactement ça.

Un vrai bon moment de lecture, à savourer sans modération jusqu'à la dernière miette !
Ah, j'oubliais, ce roman en plus d'être original est très drôle !

Monsieur Pierre Raufast, MERCI !

Extraits


"Quand Jupiter s'envoyait une belle mortelle, écrit Ovide, il se métamorphosait en taureau ou transformait la jouvencelle en plante verte. Délicate attention, destinée seulement à cacher son adultère aux regards de Junon, sa terrible et divine épouse.
D'année en année, progressivement m'a métamorphosée en bonne poire". p.19

"L'enfer est un lieu où la faute des autres apparaît crue et sans fard." p.93


mardi 19 juillet 2016

La part de l'autre de Eric-Emmanuel Schmidt***




Editions Albin Michel, 2001
492 pages

4ème de couverture


« 8 octobre 1908 : Adolf Hitler est recalé.

Que se serait-il passé si l’Ecole des beaux-arts de Vienne en avait décidé autrement ? Que serait-il arrivé si, cette minute-là, le jury avait accepté et non refusé Adolf Hitler, flatté puis épanoui ses ambitions d’artiste ?

Cette minute-là aurait changé le cours d’une vie, celle du jeune, timide et passionné Adolf Hitler, mais elle aurait aussi changé le cours du monde… »

Mon avis  ★★★☆☆ (2,5)


J'avais adoré Oscar et la dame en rose, Ibrahim et les fleurs du Coran, Concerto à la mémoire d'un ange, Ulysse from Bagdad, L’évangile selon Pilate ...  

La part de l'autre m'a beaucoup moins emballé, beaucoup moins inspiré que ceux cités ci-dessus (ce n'est que mon avis !) 
Dommage, dommage. Je m'attendais à une véritable uchronie (ce que nous vante la 4ème de couverture). 
L'idée me plaisait, innovante, originale : faire un parallèle entre une biographie d'Hitler et une biographie uchronique d'un Hitler reçu aux Beaux-Arts.
Mais voilà, il ne se passe pas grand chose, on n'apprend rien de bien alléchant sur ce qu'aurait pu être le monde sans la Seconde Guerre Mondiale. Le Hitler peintre, est devenu un gentil petit professeur d'art enseignant à l'université, qui s'est bien entendu fait psychanalyser, et qui baise.
Rien de bien captivant, mais il faut reconnaître qu' Eric-Emmanuel Schmitt manie plutôt pas mal la plume ... ce qui m'a permis d'aller jusqu'au bout de ce pavé.

Comme déjà écrit, ce n'est que mon humble avis, ce roman a plu, beaucoup plu, il m'avait été conseillé avec un enthousiasme certain. Je n'ai simplement pas partagé cet enthousiasme.

Extraits & Citations


"...le bonheur se fortifie du malheur d'autrui." p.15
"Guido tenait tris femmes sur ses genoux et toutes semblaient se disputer en gloussant la faveur de monter avec lui.Hitler ne reconnaissait plus son ami. Ce qu''il avait aimé en Guido, c'était l'Italie. L'Italie fastueuse et simple, vive et décadente, présente et absente, où dans la voix d'un prolétaire traînaient toujours les ors de l'opéra. Mais ce soir, il n'aimait plus Guido, il n'aimait plus l'Italie, il n'en voyait que la vulgarité, la vulgarité épaisse, charnelle, fumante, offerte. Lui, tout au contraire, il se sentait pur, puritain, germanique.Pour combattre sa déception intérieure, et pour se donner une contenance, il saisit un crayon et, sur la nappe de papier, il dessina Guido comme il le voyait : un Satan qui puait le sexe." p.37
"Avec bonté, Freud assistait à la deuxième naissance de ce garçon. Sans un scalpel, sans une entaille, sans déchirer de chair et sans verser de sang, il avait guéri un individu désespéré ; un adolescent s'était couché sur son divan, un homme s'en relèverait. Un spectre disparaissait, le spectre de qu'aurait pu être Adolf Hitler sans thérapie. "Un malheureux sans doute, pensa Freud, un criminel peut-être. Qui sait ? Allons, ne nous flattons pas trop." " p.87
"Délicieux moment où l'on profite pleinement de ce que l'on va perdre. Moment de bonheur, enrichi de la nostalgie du bonheur." p.134/135
"Pire qu'une déception, la guerre devenait pour eux une trahison. Trahir leur idéal artistique pour devenir fantassin. Trahir des années d'études pour transporter une mitraillette. Trahir ce long travaille de construction de soi pour réduire à un numéro dans un corps d'armée. Et, surtout, trahir cet ajout généreux de nouveaux êtres au monde qu'est l'activité créatrice, pour s'enrôler fans une tuerie généralisée, une oeuvre de destruction, la fuite en avant dans le vide." p.163
"La nuit, je ne me bats pas comme un Autrichien contre des Français, je ne me bats même pas comme un homme contre d'autres hommes; je me bats comme une bête contre la mort. Je sauve ma peau. Je tire contre la mort, je balance des grenades à la mort, pas à l'ennemi. Le jour, je suis une bête aussi. Je n'attends rien que le digestif. Manger. Passer une heure sur les feuillées, le cul à l'air à me vider d'une diarrhée. Puis manger. Dormir un peu. Manger. La vie s'est réduite à la vie. A la lutte pour la vie." p.193
"Tout dépend du hasard. On ne prie pas le hasard. Il n'arrive rien que de fortuit. On est fortuitement affecté dans tel régiment. On est fortuitement à dix mètres ou à deux centimètres de l'obus. On naît fortuitement. On meurt fortuitement." p.206
"C'est une guerre de métal, de gaz et d'acier, une guerre de chimistes et de forges, une guerre d'industriels où nous, pauvres tas de chair, nous ne servons plus à combattre mais à vérifier que leurs produits tuent bien." p.236
"Si tu admets le principe de la nation, tu admets le principe d'un état de guerre permanent." p.237
 "En amour, on appelle ça un étalon; en politique, un démagogue. Le secret de la réussite, c'est de ne penser qu'à la jouissance de l'autre." p.364
"A quarante ans, (...) vous décidez de ne plus peindre. En fait ce que vous désirez, c'est décider. Maîtriser votre vie. La dominer. Fût-ce en étouffant ce qui s'agite en vous et qui vous échappe. Peut-être ce qu'il y a de plus précieux. Voilà vous avez supprimé la part de l'autre en vous comme à l'extérieur. Et tout ça pour contrôler. Mais contrôler quoi ?" p.398
"Comment peut-on choisir l'obscur ?" p.465
"Un idiot qui doute est moins dangereux qu'un imbécile qui sait." p.480
"Un homme est fait de choix et de circonstances. Personne n'a de pouvoir sur les circonstances, mais chacun en a sur ses choix." p.492


samedi 16 juillet 2016

Séjour au Névada de Bernardo Atxaga*****


Editions Christian Bourgeois, mai 2016
464 pages
Traduit de l'espagnol par André Gabastou
Parution originale Dias de Nevada, 2013

4ème de couverture


«Inutile de multiplier les éloges quant à la prodigieuse imagination de l'auteur, elle est de notoriété publique. Mais il y a dans ce livre autre chose qui a éveillé mon intérêt, peut-être parce que ce n'est pas si habituel dans la littérature d'Atxaga : son art de raconter le quotidien. [...] La narration qu'il propose conserve sa puissance de bout en bout, grâce à son habileté à exposer les faits, à décrire les personnages et les lieux.» Javier Rojo, El Correo

«Séjour au Nevada peut être considéré comme un condensé de l'univers romanesque de Bernardo Atxaga [...] Il s'agit certainement de son livre le plus personnel. C'est également l'un des plus riches, un voyage empreint d'une certaine douleur, au sein duquel l'humour occupe aussi une belle place.» 
Jon Kortazar, Babelia


«Bernardo Atxaga parvient à divertir, émouvoir et donner à l'autobiographie les atours enchanteurs de la fiction.»  J. A. Masoliver Ródenas, La Vanguardia


A propos de Bernardo Atxaga

Né en 1951 près de San Sebastian, Bernardo Atxaga, José Irazu Garmendia de son vrai nom, a effectué des études de Sciences économiques, de philosophie et de littérature à l'Université de Barcelone. Écrivant tantôt en basque, tantôt en espagnol, il est l'auteur de poèmes, de contes, de romans ainsi que d'une vingtaine d'ouvrages pour enfants. Très remarqué, autant par le public que par la presse, dès son premier ouvrage, il a reçu le Prix National de Littérature en 1989 pour Obabakoak. Depuis, il a également reçu le Prix de la Critique et figuré sur les sélections de nombreux prix pour ses autres ouvrages.

Mon avis  ★★★★★


C'est un très beau roman que l'on pourrait décrire comme le journal intime, le récit de voyage  d'un écrivain basque, tout juste émigré à Reno, dans le Nevada avec sa femme, Angela et ses deux filles, Izascun et Sara. Il nous raconte leur installation dans le Grand Ouest américain, nous fait part de ses émotions, de ses sentiments présents, de ses rencontres souvent atypiques. nous conte divers événements (la campagne de Barack Obama, la disparition du milliardaire Steve Fosset, d'un tueur  et violeur en série qui sévit à Reno, l'évocation de la cellule du prisonnier AZ87 Al Capone ...), évoquent des écrivains (Raymond Chandler, Kerouac, Allan Ginsberg, Juan Benet, Eric Havelock...), des livres, des albums photos (celui de The Way We Were est marquant, troublant - extrait p.218 ci-dessous) et puis tant d'histoires qui surgissent et disparaissent tout au long du roman, comme des tourbillons de souvenirs.

Parce qu'il est aussi question des rêves et des souvenirs du narrateur dans ce livre, apportant, parfois une touche sombre à ce roman, celle du deuil (de son père, de sa mère ....), celle de la nostalgie, des difficultés liées au déracinement. Il écrit sa vie, à un moment de sa vie, où il est temps de tourner la page. "Ce qui s'était passé étant désormais derrière nous, notre façon de vivre a changé. Pour employer une métaphore empruntée aux livres religieux, l'herbe - la vie - a commencé à pousser et grandir dans d'autres fissures du mur."

Cette lecture fait voyager, elle nous transporte du désert dans le Nevada, à Reno, Las Vegas, Lac Tahoe, Truckee, Black Rock, mais aussi en Italie (Gênes, Florence, Rome, Pise ...), en Espagne et au pays basque.

La playlist déroulée tout au long du roman est un pur bonheur : The Mamas and The Papas, Animals, Sinatra ... 

Une très belle écriture qui invite sans aucun doute au voyage; par de jolies touches colorées, l'auteur décrit merveilleusement bien le décor grandiose, majestueux qui l'entoure.
"Le ciel était bleu, le désert ocre, rougeâtre du côté des collines arrondies, le vent passait sur les arbustes comme une brosse en les frottant et en les nettoyant."
"Beau comme le premier jour du monde, de la création. Telle est l'idée qui vient à l'esprit quand [...] s'ouvre le panorama et apparaît le lac, Lake Tahoe. Les sapins cachent les chemins proches de ses berges : les montagnes recouvertes de neige succèdent l'eau bleue. On dirait, sans qu'il le soit vraiment, un paysage de carte postale : l'espace immense et les appareils photo ressemblent à des jouets. Durant un instant, on a l'impression que c'est précisément l'immensité qui va s'imposer à l'esprit mais non, c'est la première idée qui triomphe, celle qui nous fait soupirer et dire beau comme le premier jour. Tout semble innocent, primordial, comme si en traversant la sierra, on traversait aussi la frontière du temps en remontant en arrière, vers le paradis."

J'y étais, sincèrement, j'y étais ! 

J'ai adoré ce voyage; il faut le savourer lentement, par petites touches, au risque peut-être de s'ennuyer (ce qui ne fut pas mon cas) et de se perdre dans le désert, ce qui serait une expérience bien cruelle !!

Un très grand roman autobiographique extrêmement dense et riche, aux mille histoires, récits, chansons, souvenirs, que j'ai lu avec un immense plaisir.


Résultat de recherche d'images pour "reno nevada" 
Résultat de recherche d'images pour "reno nevada"
Résultat de recherche d'images pour "truckee river nevada"
Résultat de recherche d'images pour "reno nevada"




Extraits

"Le silence règne toujours à Reno, même le jour. Les casinos sont étanches, leur intérieur recouvert de moquette, aucun son ne sort des pièces où s'alignent les machines à sous et les tables de jeu. On ne remarque pas non plus la circulation dans la rue la plus fréquentée, Virginia Street, ni celle des autoroutes qui traversent la ville, la 80 et la 395, comme si elles étaient, elles aussi, moquettées ou si les voitures et les camions passaient en catimini.
Quand tombe la nuit, le silence, ou ce qui est subjectivement ressenti comme tel, devient encore plus profond. Le tintement d'une clochette pourrait éveiller l'attention des vigiles urbains. Si un pétard explosait dans une maison, ils se dirigeraient à toute vitesse vers elle, gyrophare allumé.
Le silence est la première chose que nous ayons perçue le jour de notre arrivée à Reno, le 18 août 2007, après que le taxi eut quitté l'aéroport pour nous laisser seuls devant ce qui serait notre maison, 145, Collège Drive. Il n'y avait personne dans la rue. Les conteneurs à ordures semblaient en pierre."  
p.9
"Le problème fondamental était maintenant celui que la réaction des petites avait mis en évidence : quel lien doit-il y avoir entre justice et pitié ? Jusqu'où peut aller la société quand elle doit se défendre ? Que doit faire la cité avec King Kong ? p.22
"Rares sont ceux qui ont compris le désert aussi bien que Daniel Sada, ai-je dit à Angela comme si j'étais en train d'y réfléchir. Je me souviens de lui avoir entendu dire que tout paysage, comparé au désert, ressemble à un décor. C'est tout à fait juste." p.75
"Il leur fallait notre autorisation pour procéder à l'opération. L'un des médecins s'est adressé jovialement à mon père [...] :- Et toi, qu'en dis-tu, Jacintho?- Moi ? Eh bien, je dis qu'un rassemblement de bergers signifie qu'une brebis est morte." p.87
"L'odeur de la poudre, c'est celle de la guerre. En Irak, en cet instant précis, c'est sûrement l'odeur dominante. Cela dit, à bien y réfléchir, les substances mortifères utilisées aujourd'hui sont très certainement inodores. On a beaucoup progressé. On tue mieux." p.182
"Aujourd'hui, nous sommes allés chez Borders. J'ai feuilleté un album de photos intitulé The Way We Were édité par l'université de Toronto. Le livre essaie de comparer le sort des soldats canadiens lors de la Seconde Guerre mondiale, concrètement pendant le débarquement en Normandie, et celui des personnes d'aujourd'hui ou d'il y a quelques années. On y voit par exemple, une photo en noir et blanc de la plage de Dieppe, prise en 1944 : des dizaines de soldats morts, étendus sur le sable dans des positions qui n'auraient jamais pu être celles d'un être vivant. Les tanks brûlent. Les bateaux du débarquement sont à moitié enfouis au bord de l'eau. Puis, à la page suivante, une photo de la même plage de Dieppe, mais prise dans les années 1980 : une famille prend le soleil, un couple lit des magazines sous un parasol, des enfants tournent autour d'un château de sable. [...] Après avoir feuilleté le livre, j'ai pensé : " Ce que nous appelons destin est un problème de calendrier. Tout dépend de la nature de la grosse ligne qui croise la fine qui est à nous." Il est, bien sûr, facile d'accepter cette vérité à Reno. Ce le serait moins si j'étais en Irak ou en Afghanistan." p. 218
"J'étais une toute petite fille quand les premiers Blancs apparurent dans notre pays. Ils arrivèrent comme des lions, oui des lions rugissants, et ils continuèrent ainsi jusqu'à présent, et moi, je n'oublierai jamais leur arrivée. Mon peuple était dispersé sur tout le territoire qui porte aujourd'hui le nom de Nevada. Mon grand-père, chef de la nation païute tout entière, était dans un campement près du lac Humboldt avec une petite partie de sa tribu quand une bande armée venant de Californie et se dirigeant vers l'est fut aperçue. [...]- Je ne veux pas entendre cette histoire, a dit Sara.- Pourquoi ? lui ai-je demandé.
- Parce qu'elle est sûrement très triste, a-t-elle répondu. "
p.247
" - Il m’est arrivé la même chose dans un musée de Florence alors que je contemplais le David de Michel-Ange. [...]Le commentaire, référence à l’Europe et à une œuvre classique, tombait pile. Il ne pouvait en être autrement. Des deux candidats  [Barack et Hillary] en lice, Barack Obama était l’option romantique, elle, la classique, ou, si l’on veut, la préromantique, à la manière de Michel-Ange." p.254
"Il n'y a pas de magie dans la réalité". p.284
"Ne t'irrite pas contre les méchants, n'envie pas ceux qui font le mal. Car ils sont fauchés aussi vite que l'herbe, et ils se flétrissent comme le gazon vert. Confie-toi à l’Éternel, et fais le bien ; aie le pays pour demeure et la fidélité pour pâture." p.288 (début du psaume 37)
"Je suis un Soldat américain. Je suis un guerrier, un membre de l'équipe. Je sers le peuple des Etats-Unis, je vis selon les valeurs militaires. Pour moi, la mission sera toujours primordiale. Je n'accepterai jamais la défaite. Je ne céderai jamais. Je n'abandonnerai jamais un compagnon tombé à terre. Je suis discipliné, fort mentalement et physiquement, entraîné et compétent dans mes tâches et mes exercices guerriers. Mes armes, mon équipement et moi-même sommes toujours prêts. Je suis un expert et un professionnel. Je suis prêt à me déplacer, affronter, anéantir les ennemis des Etats-Unis d'Amérique dans le combat commun. Je suis le gardien de la liberté, du style de vie américaine. Je suis un Soldat américain." p.336 (The Soldiers's Creed) => texte imprimé sur une carte souvenir officielle distribuée lors de l'enterrement d'un soldat mort en Irak.
"La vie, c'est la vie, pas ses résultats. Ni la grande maison en haut de la montagne ni les couronnes et les médailles d'or ou d'imitation qui occupent les rayonnages. La vie n'est pas que cela. La vie, c'est la vie et ce qu'il y a de plus grand. Celui qui la perd, perd tout." p.338

mercredi 13 juillet 2016

Bernadette a disparu de Maria Semple*****



Editions PLON, janvier 2013
369 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Carine Chichereau
Parution originale, Where'd you go, Bernadette, 2012


Résumé éditeur


Paralysée par son propre génie, associable, trop originale et trop angoissée pour la petite ville ou elle a atterri, Bernadette se sent de plus en plus enfermée. Alors elle fuit Seattle et ses mères de famille proprettes jamais à court de muffins, son mari gourou chez Microsoft dont l'esprit trop cartésien ne parvient plus à la comprendre, et son passé glorieux d'architecte visionnaire montée trop haut trop vite et que la chute a laissée bancale. Tout a commencé quand Bee, brandissant son bulletin de notes, a réclamé la récompense qu'on lui avait promise : un voyage en famille en Antarctique ! Mais, au moment de partir, les névroses de Bernadette la rattrapent. Au pied du mur, elle disparaît. Sur les traces de sa mère, Bee découvre dans son courrier une montagne de secrets. La part d'ombre que toute mère cache à sa fille. À chaque page, Bee la découvre un peu plus géniale et imparfaite. 
Rythmé, plein d'esprit, d'humour et de tendresse, et absolument impossible à lâcher, Bernadette a disparu est un bijou satirique à la composition parfaite.

Maria Semple

Maria Semple a passé son enfance entre l'Espagne et les États-Unis, son père était le scénariste de l'adaptation en série télévisée de Batman. Après des études qui la destinaient à devenir professeur ou écrivain, elle a reçu une proposition de Hollywood pour un scénario. Elle s'est alors consacrée à l'écriture pour la télévision à Los Angeles. Après son premier enfant, et un déménagement à Seattle, elle s'est lancée dans ce qui la taraudait depuis toujours, un roman. Bernadette a disparu est son deuxième roman, le premier publié en France.

Mon avis  ★★★★★


Jubilatoire, lu à une allure folle, rythmé par de nombreux rebondissements, une bouffée d'oxygène ce roman !

Avec beaucoup d' humour, un humour acerbe, cinglant, Maria Semple dresse le portrait d'une femme, d'une mère, architecte talentueuse, différente, devenue une individu agoraphobe, acariâtre, blasée, aux tendances antisociales, fuyant les "bestioles" et qui plonge dans une dépression, une douce folie ...incomprise par son mari, un geek ingénieur brillant de chez Microsoft, MS pour les intimes, "Microsoft, cette merveilleuse Utopie pour les gens qui possèdent un QI supérieur à 140 !" , qui passe totalement à côté de la souffrance de son épouse et qui est prêt à la faire interner.

Une femme/mère différente, qui ne rentre pas dans le moule d'une société conformiste, bien rangée, super organisée, une société tellement cadrée qu'elle en devient absurde.
Une femme/mère différente, admirée par sa fille Bee. 

La relation entre les deux femmes est très chouette, leur complicité est belle et les liens qui les unissent sont forts.

"Parce que c'est ça le truc. Peu importe ce que les gens disent sur elle aujourd'hui, elle savait vraiment rendre la vie amusante."

L'histoire du caca dans le plat est excellente, et le mouvement thérapeutique VCV (Victime de la Victimisation) est à mourir de rire !!

Une lecture détente, plaisir pétillante, une comédie satirique tendre, originale et agréable, qui fait un bien fou !

Attention, ce n'est pas de la grande littérature, et alors ?

Extraits


"Un jour, elle a pris l'avion pour aller chercher une maison. Elle m'a appelé pour me dire qu'elle avait trouvé l'endroit parfait, l'école pour jeunes filles de Straight Gate, sur la colline de Queen Anne. Pour n'importe qui d'autre, une ancienne école pour jeunes filles difficiles en ruine ferait un piètre foyer. Mais c'était Bernadette et elle était enthousiaste. Et ça, c'est comme un hippopotame face à de l'eau : si vous essayez de vous interposer entre les deux, vous finissez piétiné à mort." p.115

"Un matin, je me suis rendue en ville assez tôt et je me suis aperçue que les rues étaient pleines de gens traînant des valises à roulettes. J'ai pensé : Wouah, cette ville est remplie de personnes dynamiques. Et puis j'ai compris : c'étaient tous des sans-abri qui avaient passé la nuit dans l'entrée d'un immeuble et qui pliaient bagage avant de se faire vider des lieux. Seattle est la seule ville où, quand on marche dans la merde, on pris pour que ce soit de la merde de chien." p.152

"Faisons l'inventaire du coffre à jouets : honte, colère, envie, puérilité, apitoiement sur son propre sort, auto-flagellation". p.153

"Personne ne m'aime à Seattle. Le jour de mon arrivée, je suis allée chez Macy's acheter un matelas. J'ai demandé si quelqu'un pouvait m'aider. "Vous n'êtes pas d'ici, pas vrai ? Ça se voit à votre énergie.", m'a dit la vendeuse. De quoi parlait-elle ? De l'énergie nécessaire pour demander conseil à une vendeuse en vue d'acheter un matelas ? " p.156

"Me disputer avec les autres me donne des palpitations. Eviter les disputes avec les autres me donne des palpitations. Même dormir me donne des palpitations! Je suis dans mon lit et ça se met à cogner tout seul, comme un envahisseur ennemi. C'est une horrible masse sombre, comme le Monolithe de 2001, autosuffisante mais totalement impénétrable, qui entre dans mon corps et déclenche une montée d'adrénaline. Tel un trou noir, elle aspire toutes les pensées bénignes qui peuvent me traverser l'esprit pour les marquer du sceau de la panique. Ainsi par exemple, dans la journée, peut-être ai-je songé : "Tiens, je devrais mettre davantage de fruits dans la gamelle de Bee pour le déjeuner." La nuit arrive avec le Monolithe, et ça devient : "IL FAUT ABSOLUMENT QUE JE METTE PLUS DE FRUITS DANS LA GAMELLE DE BEE!!!". Je sens l'irrationnel, l'angoisse grignoter mon stock d'énergie, me la pomper comme si j'étais une voiture de course sur pile bloquée dans l'angle d'un mur. Or, c'est l'énergie dont j'aurai besoin pour passer la journée du lendemain. Mais je reste là, immobile, à la regarder de consumer, et elle s'envole en emportant tout espoir de journée productive." p.158

"La genèse de ce malheur remonte à la maternelle. L'école où Bee est inscrite est très à cheval sur l'implication des parents d'élèves. Ils cherchent tout le temps à te faire participer à des activités. Ce que je n'ai jamais fait bien sûr, pour leur propre bien comme pour le mien." p.158

"...le cerveau procède selon un mécanisme de décompte. [...]
Tu sais pourquoi le cerveau fait ça ?
Question de survie. Il faut être prêt pour affronter les expériences nouvelles car elles sont souvent synonymes de danger. Si tu vis dans une jungle pleine de fleurs parfumées, il ne faut pas que tu passes ton temps à te délecter de leur odeur, sinon tu risques de ne pas sentir celle d'un prédateur. Voilà pourquoi ton cerveau suit un mécanisme de décompte. C'est littéralement une question de survie." p.328-329

"Papa, je l'ai appelée Yoko Ono ce soir-là parce-que c'est elle qui a fait éclater les Beatles. Pas parce que Soo-Lin est coréenne. Je me sentais mal." p.333

"- Je crois que ce que je préfère en Antarctique, c'est regarder au loin, en fait.
 - Et tu sais pourquoi ? Quand tes yeux fixent l'horizon sans bouger pendant une longue période, ton cerveau sécrète des endorphines. C'est comme le bien-être qu'on ressent quand on court. De nos jours, on passe nos vies à scruter des écrans situés à trente centimètres devant nous. Ça fait un changement agréable." p.333

"Bee, ma chérie, tu es une enfant de la terre, des Etas-Unis, de l'Etat de Washington et de Seattle. Ces gosses pourris-gâtés de la côte Esr sont d'une autre espèce, ils foncent à une allure effrénée vers le néant. Tes amis de Seattle sont d'une gentillesse toute canadienne. Aucun n'a de téléphine portable, les filles portent des sweats à capuche, de grandes culottes en coton, elles se baladent avec les cheveux emmelés, leur grand sourire et leur sac à dos customisé. Sais-tu à quel point tu es absolument exotique du fait que tu n'as pas été contaminée ni par la mode ni par la cutlture pop ? Il y a un mois, j'ai parlé de Ben Stiller, et tu te souviens de ce que tu m'as répondu ? "C'est qui ?" J'étais raide dingue de toi." p.368



lundi 11 juillet 2016

Trois jours et une vie de Pierre Lemaitre****


Editions Albin Michel, mars 2016
279 pages

4ème de couverture


« À la fin de décembre 1999, une surprenante série d’événements tragiques s’abattit sur Beauval, au premier rang desquels, bien sûr, la disparition du petit Rémi Desmedt.
Dans cette région couverte de forêts, soumise à des rythmes lents, la disparition soudaine de cet enfant provoqua la stupeur et fut même considérée, par bien des habitants, comme le signe annonciateur des catastrophes à venir.
Pour Antoine, qui fut au centre de ce drame, tout commença par la mort du chien… »


Mon avis ★★★★☆


Mais quelle incroyable histoire ! Un thriller psychologique d'un très très haut niveau, absolument fascinant et addictif !

Dévoré ce matin, impossible de le lâcher; j'étais heureusement bien installée, une tasse de café fumante à mes côtés, totalement négligée pendant ma lecture, et dont le contenu, refroidi a fini dans l'évier. 

Je vous ai entièrement consacré ma matinée, Monsieur Lemaitre; je me suis retrouvée à Beauval, j'ai suivi Antoine en 1999, 2011 et 2015, suis entrée dans ses pensées, ai partagé ses doutes, son effroi et désarroi, ses peurs, sa paranoïa, retenu mon souffle à plusieurs reprises, le coeur battant la chamade, un noeud à l'estomac discret au début, s'intensifiant jusqu'au dénouement, taraudée, préoccupée, désemparée, intriguée, estomaquée, secouée ...

Pierre Lemaitre, je vous admire ! Je vous ai découvert  avec Au-revoir là-haut, un coup de coeur; j'ai lu ensuite Travail Soigné, un polar génial, et maintenant, ce drame psychologique qui est à vous couper le souffle !

Bravo et merci pour ce grand moment de lecture; je sais qu'il y en aura d'autres (Alex et Sacrifices attendent sagement dans ma PAL) , ce qui me réjouit énormément ...

Amis lecteurs, je vous conseille vivement cette lecture ! 

Extraits


"La rumeur est une chose fragile, elle prend ou elle ne pend pas." p.81
"Elle [Mme Courtin] fréquentait l'église quand elle avait besoin de secours. Dieu était un voisin un peu distant qu'on avait plaisir à croiser et à qui on ne rechignait pas de demander un petit service de temps à autre. Elle allait à la messe comme on visite une vieille tante. Il entrait aussi dans cet usage utilitaire de la religion une large part de conformisme." p.91
"Tous trois alignés faisaient face à l'assemblée des fidèles. Et l y avait, dans le tableau de ce taureau retenant sa fureur, de cette femme dévastée et de leur fille immature qui transpirait le sexe et l'échec, quelque chose de déchirant. On aurait dit que cette famille, à laquelle manquait ostensiblement le petit Rémi, offrait à Dieu le spectacle de sa détresse." p.102
"L'exaspération villageoise transpirait depuis deux jours trouvait dans cette circonstance exceptionnelle une voie nouvelle d'expression, on se plaignait de la mairie, autant dire du maire, autant dire du patron de l'entreprise Weiser. Il y avait dans cette irritation confuse, toute l'animosité que la menace sociale faisait peser depuis longtemps sur la collectivité et qui, à défaut de savoir s'exprimer ouvertement, se reportait sur cet événement." p.129
"Beauval, c'était un peu ça, une ville où les enfants ressemblaient à leurs parents et attendaient de prendre leur place." p.195
"Tout le monde adorerait ce fait divers parce que, face à lui, chacun se sentirait merveilleusement normal. [...] Le crime de Beauval exorciserait les velléités de violence de tout un peuple, on pourrait se délecter de placer la faute sous la responsabilité d'un seul, de la satisfaction de voir quelqu'un puni pour une action dont n'importe qui serait capable." p. 213 
"Telle était sa punition : purger sa peine en toute liberté au prix de son existence toute entière." p.260


Du même auteur, sur ce blog



Jazz Palace de Mary Morris*****


Editions Liana Levi, mai 2016
309 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Michelle Herpe-Voslinsky
Parution originale The Jazz Palace, 2015

4ème de couverture


Chicago, années folles. Les Noirs débarquent de La Nouvelle-Orléans, le jazz dans leurs bagages. La ville, besogneuse le jour, s’encanaille la nuit dans les quartiers sud, où Louis Armstrong et King Oliver font naître des vocations. C’est là que Benny Lehrman, livreur de casquettes et pianiste doué, aime s’évader d’un morne quotidien et s’initier à cette nouvelle musique. Un soir, dans un club noir, il rencontre Napoleon Hill, trompettiste inspiré, prêt à braver les préjugés racistes et la mafia pour se faire connaître. Tous deux se produisent bientôt sur la scène du Jazz Palace, un speakeasy tenu par Pearl, jeune femme secrète. Silencieuse, elle observe les doigts de Benny courir sur le clavier pendant qu’Opal, sa jeune soeur, danse sans tabous… Une saga musicale et rythmée.

Mary MORRIS est née et a grandi à Chicago, une ville dont elle connaît l'âme par transmission familiale. Elle est l'auteur de trois recueils de nouvelles et de six romans. Jazz Palace est son premier roman publié en France, où elle réside souvent.

« Mes parents, Rosalie et Sol Morris, qui ont tous les deux vécu jusqu’à l’âge de cent ans, ont fait revivre cette époque à mes yeux en me racontant des anecdotes et en me faisant partager leurs penchants musicaux. Le sens des expressions pittoresques qu’ils employaient n’est vraiment devenu clair pour moi qu’au moment où j’ai fait des lectures et des recherches pour la rédaction de ce livre. Leur monde me manquera comme ils me manquent… » Mary Morris

«Le récit de Mary Morris marquera longtemps nos mémoires.» Publishers Weekly
«Ce roman fait revivre la ruine et la reconstruction de familles d’immigrants, les défaites et les triomphes de quelques laissés-pour-compte.» Washington Post


Mon avis  ★★★★★


"Car, tandis que le récit de nos souffrances et de nos joies, celui de nos possibles triomphes, n'est jamais nouveau, il doit toujours être entendu. 
 C'est la seule histoire à raconter, la seule lumière que nous ayons dans toute cette obscurité."
James Baldwin, Sonny's Blues

Amateurs de Jazz, blues, de balades musicales, d'envolées rythmées, de notes endiablées, ne passez pas votre chemin, ce livre est pour vous, poussez la porte du Jazz Palace, venez vous immerger dans le Chicago des twenties ! 

Vous y croiserez Louis Armstrong, Bennie Goodman, King Oliver, Al Capone (dans une autre registre), vous ferez la connaissance d'un génie, Benny Lehrman, un jeune juif blanc, virtuose de la musique, qui la ressent jusqu'au plus profond de lui-même.

"Partout où il allait, il percevait sa propre musique. 
Elle était dans le mouvement de ses pieds sur les trottoirs de bois, dans le claquement des sabots de chevaux, dans le ferraillement du métro aérien, le "El". 
Il la tapait sur le couvercle des poubelles et sur son bureau à l'école. 
Le matin, il la fredonnait dans son bain. 
Au dîner il marquait la cadence avec son couteau et sa fourchette, jusqu'à ce que son père le somme d'arrêter. 
Et le soir, il la jouait sur ses draps en s'endormant.
La musique qui venait de ses mains était différente du ragtime qu'il écoutait maintenant. [...] 
Elle venait de derrière les portes, elle sortait par les fenêtres isolées où des hommes en tricot de corps blanc jouaient de la trompette, les soirs d'été." 


Autour de Benny, gravitent ses parents qui ne partagent pas sa passion de la musique noire, Pearl, une jeune femme courageuse et entreprenante, Opal, une jeune fille sensuelle, belle et fragile, danseuse hors pair, avide de liberté, Napoleon Hill, très grand trompettiste noir, qui deviendra son ami ...

Jazz Palace est une mélodie puissante aux résonances multiples, qui fait vibrer le corps tout entier.

De notes tragiques en notes plus joyeuses, Jazz Palace nous entraîne dans une folle époque qui respire la vie et la musique, évoque la pauvreté, la misère, le racisme, la prohibition (le Volstead Act, oct. 1919), la lutte pour s'élever et gagner sa vie, l'amour, la passion, le sexe, l'art musical, l'amitié et la solidarité, un drame survenu dans la rivière Chicago en juillet 1915 (la catastrophe de l'Eastland), les destins exceptionnels des immigrés venus du Sud ...
Une très belle composition d'une très grande richesse !

Jazz Palace est une superbe saga, touchante, intéressante et d'une musicalité enivrante !

Extraits


"Il y avait quelque chose dans cette musique de la rue qu'il n'avait jamais entendu. Il ne voyait pas où elle le menait. C'était comme s'il n'y avait pas de règles, sauf celles qu'elle inventait. Ça n'avait ni commencement ni fin. [...] Cette musique, elle poursuivait sa route, le piano parlait et le cornet écoutait, puis le cornet répondait, le piano riait, comme si deux inconnus, penchés sur leurs verres, avaient une conversation jusqu'au bout de la nuit. En laissant traîner ses oreilles, Benny attrapait ce qu'il pouvait." p.16
"Benny pouvait nommer les notes comme un peintre peut nommer les couleurs. [...] Il savait dans quelle tonalité le vent hurlait ou le cristal chantait." p.37
"Honey Boy égrenait ses airs de ragtime et de blues, mais soudain ils s'envolèrent, et Benny n'avait aucun moyen de les suivre. [...] Ces mains coururent pendant une heure, un jour: combine de temps, Benny l'ignorait. Tout ce qu'il savait, c'est qu'il ne pouvait pas suivre les airs rien qu'en restant assis là. Et que cet homme, o, ne l'appelait pas Honey Boy à cause de la couleur mordorée de sa peau. Il était Honey Boy parce qu'il jouait, ce qui émanait de lui n'était que douceur." p.58
"On l'appelait le Stroll, cette parti de South State Street où la musique vivait. Le Dahomey Stroll pour certains. Une succession d'ampoules clignotantes, bleues, rouges et jaunes, où minuit était pareil à midi. De la musique en jaillissait vint-quatre heures par jour. De l'Elite et du Vendome. Du Grand et du Deluxe. On racontait que si on tenait une trompette e, l'air, elle jouait toute seule. C'était la bohème des gens de couleur. Rome Street, Athens Street, Jerusalem Street et South State Street étaient devenus l'épicentre du monde." p.58
"M. Marcopolis se leva et passa ses doigts le long du clavier pour montrer à Benny la succession de quintes. "La musique, ce n'est pas qu'une question de sons, de plaisir, de distraction. Il s'agit aussi d'ordre." [...] "Il faut que tu comprennes comment le monde a débuté. Moi je crois, vois-tu, que l'Univers a commencé par une collection de molécules, et dans ces molécules est venue une vague qui s'est réverbérée comme un son, et ce son a tout mis en mouvement. Tout a commencé par la musique". p.90
"Tout ce qu'il avait toujours su sur le monde - que la gravité vous fait tenir debout, que les mères sont toujours là quand vous rentrez à la maison, qu'il y a neuf tours de batte au baseball et que le sommeil vous attend à la fin de la journée - était soudain renversé. Il oublia son frère perdu dans la neige et la petite morte avec qui il avait dansé lorsque l'Eastland avait coulé. Il oublia l'enfant de Marta, seule à la maison et malade. Il oubliait même qu'il n'était qu'un individu au milieu de la foule [...]. Il n'était plus nulle part, sauf à l'intérieur de la musique qu'il entendait. Elle l'emmenait où il voulait être. Dans un train, qui sortait de la ville : loin; c'était là qu'elle l'emmenait. Loin." p.101
"Elle y trouvait ce qu'elle avait cherché dans les armoires, sous les lits, et sous les marches dans le bar. Dans les eaux froides et turbulentes du lac Michigan, Pearl avait découvert le silence." p.109
"Ce garçon jouait comme un noir. Les noirs n'avaient rien à perdre et ils le savaient. C'est pourquoi ils jouaient du blues. Ils lui donnent leur corps et leur âme. Mais les jeunes blancs ont toujours possédé quelque chose, et s'ils jouent du blues, c'est parce qu'ils l'ont perdu. [...] Ils ne savent pas que la tristesse réside au fond d'un puits profind. Ni que si vous creusez autour, vous pourrez faire jaillir autant de beauté." p.157-158
"Il ne faut jamais montrer à un Blanc qu'on a peur." p.170
" "Tout noir qui a vu un lynchage dans sa ville prendra un jour le train pour le Nord", avait-il [Napoleon Hill] dit un soir à Pearl..." p.181
"La seule chose qu'il avait à perdre était la vie, pensait-il [Napoleon Hill]; sa musique était plus importante."  p.191