vendredi 22 juillet 2016

Ténèbres à midi de Théo Ananissoh****


Editions Gallimard, Collection Continents Noirs, janvier 2010
139 pages

Quatrième de couverture



" Il me vient une pensée qui me surprend. "Y a-t-il dans notre passé des époques où l'homme a été... - Libre? - Oui, ou digne? - Aucune, fait-il, catégorique. Nous n'avons aucun souvenir d'un temps où l'homme a été à l'abri." " Pour le narrateur, il s'agit d'un retour utile : mettre dans un livre les lieux et les paysages de son enfance. Une amie l'accueille, le guide, le présente aux uns et aux autres; en particulier à Eric Bamezon, conseiller à la présidence de la République. Celui-ci le convie un soir à dîner. On s'attend à une rencontre avec un homme satisfait de sa vie et heureux de sa réussite; on découvre, à mesure qu'avance la nuit, un être pris dans un piège aux motifs obscurs... Ténèbres à midi est un roman où percent une ironie et une lucidité rares; c'est le récit épuré et sans concession d'une perception de soi et de ses origines. Au-delà d'une histoire située en Afrique, c'est une question ni caduque ni réservée aux autres que reprend ici l'auteur : comment se conduire en homme ou femme de conscience dans un temps de cruauté généralisée?

Mon avis ★★★★☆


L’Afrique — qui fit — refit — et qui fera.
Michel Leiris

Sobrement, avec un style direct et sans concession, Théo Ananissoh, critique sans ambages le pouvoir africain et la civilisation africaine, dont il dresse un portrait avilissant . Le narrateur exprime une véritable aversion envers certaines pratiques de l'Afrique. Et c'est assez déroutant; les propos sont réalistes et si durs, cruels, envers l'Afrique.

Un pays où l’on est né mais où l’on ne gagne pas sa vie est plus imaginaire que réel. Je rentre avec en tête les réalités d’autrefois. Tout ce que je découvre me désole au nom de ce que j’ai connu. 
Au retour [...] ce qui fait souffrir, c'est de constater que tu juges ce que ta mère te donne à manger. Pour des raisons d'hygiène élémentaire. L'eau utilisée, les assiettes, les aliments, tu vois très bien que ce n'est pas propre, que cela ne l'a jamais été. [...] tu vois que l'eau du puits est remplie de vers, que les petits poissons achetés au marché, poissons étalés à même le sol ou presque, sont conservés dans des conditions insalubres, que les souris, au fond des cases, s'y promènent et y pissent la nuit, que les mouches sont les mêmes qui se posent les morves et les diarrhées du bébé à côté. A ton retour d'Europe, tu vois désormais clairement tout ça dans ce que ta mère te donne à manger. Elle, elle n'a pas changé; mais toi, si. [...] Au fond de toi, tu découvres que ta mère a perdu son petit garçon. Elle ne dit rien, ta mère, Elle te regarde en silence. Peut-être qu'elle a compris elle aussi qu'elle a perdu son garçon, son petit garçon. Peut-être l'a-t-elle su avant de mourir ? Si elle l'a su et qu'elle n'a rien dit, qu'elle ne s'est pas révoltée contre cela, c'est en raison de ce sang d'esclave qui nous coule dans les veines depuis les époques précoloniales, quand des tyrans comme ceux de Dahomey razziaient, égorgeaient en sacrifices aux Dieux et vendaient le reste des Européens.

Le narrateur, est un écrivain togolais, qui vit en Allemagne, et qui souhaite renouer avec son pays, le redécouvrir après vingt ans. Il s'y rend pour quelques semaines. Il a besoin de voir de près quelqu'un comme Eric Bamezon, de m'entretenir avec un homme né après la colonisation comme moi, qui mène son existence d'adulte dans ce pays, qui y agit. Par l'intermédiaire, d'une amie, Nadine, il va faire la connaissance de Bamezon, un conseiller du président, qui comme le narrateur, avait quitté son pays, lui, pour rejoindre la France. Suivra alors un échange entre ces deux hommes sur les impressions de leur retour, sur leurs sentiments et le regard qu'ils portent tous les deux sur la politique de l'Afrique, sur la vie actuelle du peuple Africain.
Tous deux ne peuvent donc plus s’empêcher de comparer, comme s’ils regardaient leur propre pays avec les yeux d’un allemand ou d’un français. Tout ce qui était naturel dans leur enfance, ils le redécouvrent. Et se mettent parfois à le juger. Le lecteur se trouve ainsi pris dans ce dialogue au cœur de la nuit. Or, ce qui frappe c’est le constat qui est fait, acerbe, dur, très critique. Bamezon n’est pas optimiste. Loin de là. Il a presque peur de son pays, de ses mentalités. Il condamne sans appel. Pris au piège de son carriérisme, il n’a plus d’autres choix que de rester mais ne s’y fait définitivement pas.
Ce récit est très intéressant, une belle découverte, en ce qui me concerne. 
On n'en ressort aucunement indemne; il est bouleversant de vérités, d'horreurs et frustrations.
Je prévois donc une immersion dans l'univers littéraire de cet auteur togolais Théo Ananissoh (au secours, ma PAL explose ! ;-) ).

Extraits


"Je l’ai dit; je suis parti de chez moi depuis vingt-deux ans. Je n’y ai jamais eu à mener les luttes et les intrigues de l’âge adulte pour s’assurer une place au milieu des autres. Un pays où l’on est né mais où l’on ne gagne pas sa vie est plus imaginaire que réel. Je rentre avec en tête les réalités d’autrefois. Tout ce que je découvre me désole au nom de ce que j’ai connu. Malgré moi, les parents et les connaissances sont ceux que j’ai laissés deux dizaines d’années plus tôt, c’est-à-dire jeunes ou dans la force de l’âge. Je suis donc surpris de retrouver des vieux décatis et dénutris, de voir des constructions hétéroclites et des rues défoncées là où il y avait jadis un joli terrain vague ou une plantation de cocotiers. Il me faut y penser pour ne pas m’étonner du décès naturel d’une personne déjà adulte à l’époque de mon adolescence. Je calcule et constate que j’ai à présent l’âge qu’avait le défunt quand j’allais au lycée. Le pays reste donc pour moi intact de toute expérience pratique; je n’y peux rien projeter qui n’appartienne à l’innocence de l’enfance. Les rues de notre quartier sont celles où nous jouions au foot et que j’empruntais pour aller à l’école." p.18
"Notre époque où le ne vend plus crûment des humains, ou presque, peut être considérée comme un temps de progrès moral en comparaison d'autrefois." p.31
"Regretter n'est pas le mot exact, Rectifie-t-il d'un air songeur. Je voulais rentrer. Non l'erreur ... (Il réfléchit). L'erreur, c'est d'avoir sous-estimé la réalité d'ici. Je n'ai pas saisi qu'il fallait revenir en faisant très attention. Tu me comprends ?" P.33
"Ce qui déconcerte, c'est l'impression que personne n'est humilié de vivre dans ce pays..."
Il hausse les épaules, sourit - il fait un rictus plutôt.
"L'enfance, énonce-t-il d'un ton blasé; l'enfance de chacun est la mesure de ce qu'il accepte ou pas, de ce qui l'offusque ou pas à l'âge adulte." p.35
"Il lutte contre la douleur de l'humiliation par un vif mépris pour l'Afrique entière. J'éprouve comme un sentiment de remords de ne pouvoir lui être d'un secours précis". p.59 
"C’est tout sombre et vide ici. (Il regarde Nadine.) Tu as raison. Je ne supporte plus d’être au milieu d’eux. (A moi) Bestia (le Président) prend plaisir à assister à l’agonie de ceux qu’il empoisonne ; voilà ce que je dois côtoyer. Moi qui ai rêvé de me consacrer à l’art. (Il me saisit le bras _ une pression ferme , désespérée.) Ne commets pas la même faute que moi, ne sois pas sentimental, ne fais pas de concession à l’Afrique. Si tu commences, elle n’arrêtera plus."  p.69/70
"Je suis pris d'une émotion indéfinie - une sorte de crainte et d'aversion mélangées pour le monde et les hommes - qui me fait battre le coeur très fort." p.124



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