vendredi 26 août 2016

Le canapé rouge de Michèle Lesbre*****


Editions Sabine Wespieser Editeur, août 2007
149 pages


Quatrième de couverture


Parce qu'elle était sans nouvelles de Gyl, qu'elle avait naguère aimé, la narratrice est partie sur ses traces. Dans le transsibérien qui la conduit à Irkoutsk, Anne s'interroge sur cet homme qui, plutôt que de renoncer aux utopies auxquelles ils avaient cru, tente de construire sur les bords du Baïkal un nouveau monde idéal. À la faveur des rencontres dans le train et sur les quais, des paysages qui défilent et aussi de ses lectures, elle laisse vagabonder ses pensées, qui la renvoient sans cesse à la vieille dame qu'elle a laissée à Paris. Clémence Barrot doit l'attendre sur son canapé rouge, au fond de l'appartement d'où elle ne sort plus guère. Elle brûle sans doute de connaître la suite des aventures d'Olympe de Gouges, auteur de la Déclaration des droits de la femme et de la citoyenne, de Marion du Faouët qui, à la tête de sa troupe de brigands, redistribuait aux miséreux le fruit de ses rapines, et surtout de Milena Jesenskà qui avait traversé la Moldau à la nage pour ne pas laisser attendre son amant. Autour du destin de ces femmes libres, courageuses et rebelles, dont Anne lisait la vie à l'ancienne modiste, une belle complicité s'est tissée, faite de confidences et de souvenirs partagés. À mesure que se poursuit le voyage, les retrouvailles avec Gyl perdent de leur importance. Arrivée à son village, Anne ne cherchera même pas à le rencontrer... Dans le miroir que lui tend de son canapé rouge Clémence, l'éternelle amoureuse, elle a trouvé ce qui l'a entraînée si loin : les raisons de continuer, malgré les amours perdues, les révolutions ratées et le temps qui a passé. Le dixième livre de Michèle Lesbre est un roman lumineux sur le désir, un de ces textes dont les échos résonnent longtemps après que la lecture en est achevée.


Michèle Lesbre vit à Paris. Elle a commencé voici une quinzaine d'années à écrire des livres qui hantent la mémoire après avoir fait du théâtre dans des troupes régionales et enseigné dans les écoles. Le Canapé rouge,son dixième livre, paraît à la rentrée littéraire 2007 après La Petite trotteuse (Prix des libraires Initiales Automne 2005, prix Printemps du roman 2006, prix de la ville de Saint-Louis 2006), Un certain Felloni (2004) et Boléro(2003), tous publiés chez Sabine Wespieser éditeur.

Michèle Lesbre est aussi l'auteur de Nina par hasard(Seuil, 2001), Victor Dojlida, une vie dans l'ombre (Noésis, 2001), Que la nuit demeure (Actes Sud, Babel noir, 1999),Une simple chute (Actes Sud, Babel noir, 1997), Un homme assis (Manya, 1993 ; Librio, 2000) et La Belle Inutile (Le Rocher, 1991).


Mon avis  ★★★★★


Ce livre est sublime (mon humble avis), empreint d'une douce mélancolie, de nostalgie et de sérénité.
Une lecture paisible, un doux rêve éveillé, un voyage dans le temps, le temps qui passe et qu'il est bon de savourer.
Anne prend le temps de ce voyage, un lent et long voyage, afin de revoir son ancien amour, Gyl, devenu silencieux depuis bien trop longtemps. Alors que les paysages défilent, Anne nous raconte ses souvenirs avec beaucoup de délicatesse et de poésie, elle nous parle de Clémence, sa voisine du dessous, qu'elle a laissée derrière elle en entreprenant ce voyage, et avec qui elle partage de beaux moments de complicité, elle fait revivre certains moments passés avec Gyl, elle nous livre ses lectures, Jankélévitch, Dostoïevski, nous conte les destins de grandes femmes du monde, parsème ses pensées de très belles citations.
"Il y a toujours quelque chose d'absent qui me tourmente", 
déclaration de Camille Claudel à Rodin
"J'aime la vie, mais je l'aime parce que j' espère qu'elle me donnera l'occasion de la jeter dignement par-dessus bord.", des mots de Robert Walser
Une petite gourmandise, une jolie prose poétique et un effet de style auquel j'ai pleinement adhéré.

Extraits


La vie bouge, voyage; et au-dessus des villages ou des campagnes perdues, alors que les convois du temps continuent à se poursuivre, au-dessus des villages déserts et des campagnes muettes, il reste l'admirable, la chère, la fidèle utopie.    Anna Maria Ortese. (épigraphe)
J'aimais ces réveils sans repères, subtil mélange de rêve et de réalité. Dans le compartiment, les souffles irréguliers de mes compagnons de voyage encore endormis ajoutaient à l'étrange impression de m'être égarée, mais j'étais plutôt dans un immense abandon où mon corps prenait toute sa place et devenait, au fil des jours, plus réceptif, plus présent.  p.17
Je ne courais pas après un vieil amour, mais c'était comme s'il représentait tous les autres, comme s'il les contenait tous en une seule histoire qui me ressemblait, plurielle et une à la fois. La vieille dame semblait me suivre dans ce train, je pensais à elle souvent. Nous allions, chacune à sa façon, vers ses instants de nos vies où tout avait commencé.  p.32
Si mes bagages apparents étaient sommaires, j'en avais d'autres en tête qui me débordaient parfois et me ramenaient souvent à mes inquiétudes.  p.33

[...] je lui avais lu la réponse qu'avait faite une certaine Mary Kervesten, dans la revue Le Miroir infidèle, e, 1946, à la question Qu'aimez-vous par-dessus tout ? Faire l'amour, la terre après la pluie, faire l'amour, les chats de gouttière, faire l'amour, les fleurs, faire l'amour, quelques enfants très rares, faire l'amour, les gens qui savent se juger, faire l'amour, les rivières, faire l'amour, les ports, faire l'amour, la propreté et la gentillesse, faire l'amour. [...]
Que redoutez-vous ? Beaucoup de responsabilités, devoir vivre dans un pays qui vénère les machines, la fatigue, les foules, les imbéciles, l'ennui, trop de travail, voir écraser les chiens, tomber les chevaux, vomir les hommes.    p.43
Les forêts devenaient l'image d'un paradis possible dont les hommes n'étaient pas dignes mais que les arbres, eux, savaient incarner. Ce paysage grandiose et dévasté, empreint d'une grande mélancolie, me parlait de tout ce que je savais déjà mais avec une force, une cruauté à laquelle je ne m'attendais pas. Il ne me quitterait plus pendant plusieurs mois après mon retour, s'installerait dans ma vie comme d'autres voyages l'avaient fait, bâtissant ainsi un monde singulier, imparfait, émotionnel, imaginaire parfois, le mien.  p.62
Voyager avait toujours signifié tenter un lien aussi ténu fût-il avec le monde, écarter ce qui se faufilait entre lui et moi, les distances, les langues, le racisme, les religions, des obstacles qui ne s'effaçaient pas toujours mais donnaient du sens. Ce qui rendait celui-là singulier, c'était l'impression de ne rien approcher, d'être dans l'effleurement, prisonnière de mes angoisses, étrangère dans le regard des autres. J'analysais ce sentiment en remplissant des feuilles que je froissais et jetais à la poubelle. Pour m'apaiser je lisais Jankélévitch, mais je sentais grandir en moi ce désenchantement que j'avais voulu fuir et combattre en retrouvant Gyl et la merveilleuse énergie qui nous portait autrefois.  p.90

Nous cherchions avec entêtement l'impossible équilibre et courions à notre perte. Mais j'avais aimé et j'aimais encore la certitude qu'il n'y a pas de belles idées sans amour, sans liberté, et que nos efforts désespérés pour le prouver n'avaient pas été vains.
C'était même tout ce qui nous animait. Au fond je n'y avais jamais renoncé, et ce qui me tourmentait, c'était l'impression que je ne savais plus être dans cette perpétuelle quête, c'était peut-être ça vieillir, ne plus chercher l'impossible équilibre. p.114-115

Avenue des mystères de John Irving****


Editions Seuil, mai 2016
515 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Josée Kamoun et Olivier Grenot

Quatrième de couverture


Lors d’un voyage aux Philippines, Juan Diego Guerrero, écrivain américain célèbre et vieillissant, revit en rêves récurrents les épisodes de son adolescence au Mexique, à la lisière de la décharge publique de Oaxaca où lui et sa sœur Lupe ont grandi.
Infirme depuis le jour où une voiture lui a écrasé le pied, Juan Diego a en outre le cœur fragile; il prend régulièrement des bêtabloquants, qui le protègent des émotions, et occasionnellement du Viagra, car on ne sait jamais…
Des émotions, il en aura tout au long de son périple, notamment avec Miriam et Dorothy, mère et fille aussi désirables qu’inquiétantes.
Ballotté d’hôtels en aéroports, Juan Diego se remémore entre autres la mort de sa mère, femme de ménage chez les jésuites et prostituée à ses heures, « tuée » par une statue géante de la Vierge Marie; son adoption par un couple improbable rencontré dans un cirque, où son destin et celui de sa petite sœur extralucide basculent. Marqué par le hasard et l’inéluctable, ce destin s’accomplira peut-être dans une modeste église au fin fond d’un quartier pauvre de Manille.
Dépaysement assuré dans ce récit jubilatoire et débridé, qui se teinte de gravité lorsqu’il aborde les mystères insondables de la condition humaine.

« Chez ce conteur prodigieux, le réalisme se grime d’une fantaisie congénitale et l’extravagance baroque atteint des sommets improbables.» — The Boston Globe

John Irving, né en 1942, a vécu en Nouvelle-Angleterre avant de s’installer au Canada. Depuis la parution du Monde selon Garp, qui l’a propulsé en 1978 sur la scène littéraire internationale, il accumule les succès tant auprès du public que de la critique. Son œuvre est traduite dans une quarantaine de langues. Avenue des mystères est son quatorzième roman.



Mon avis ★★★★☆



Irving, ou quand la magie opère à chaque fois !

Merci Mr Irving. J'ai, une fois de plus, passé, un très bon moment à vous lire. Votre imagination est sans limite, vos personnages toujours si colorés et si profondément humanistes, et vos intrigues si drôles parfois, si loufoques souvent, toujours décapantes, extravagantes, extraordinaires !

Ce roman ne déroge pas à la règle, les ingrédients qui font le succès des récits de John Irving y sont naturellement bien présents; des personnages attachants : Lupe, l'extralucide et télépathe, qui parle une langue incompréhensible, Flor, travesti, dont un jésuite, Edward Bonshaw, Eduardo, tombe follement amoureux, Juan Diego, autodidacte, le surdoué de la décharge publique, et bien d'autres personnages, Pepe, El Jefe, la Merveille..., des situations tristes qu'y sous la plume de l'auteur prennent des allures loufoques, des rebondissements hallucinants, des histoires atypiques, le cirque, l'orphelinat, la religion et ses bizarreries, l'évocation des années sidas, la prostitution, le féminisme, le sexe et la mort.
Ce livre foisonne de flash-backs et ce sont ces retours dans le passé de Juan Diego et de sa soeur Lupe que j'ai adorés. La vie, au présent, de Juan Diego, m'a moins emballée, et j'avoue ne pas avoir apprécié les moments que Juan partage avec Miriam et sa fille Dorothy, deux femmes rencontrées lors de son périple en Asie. Il m'a manqué davantage d'explications sur ces deux femmes, et sur leur relation avec Juan Diego. Passages sous exploités ou tout simplement trop obscurs pour moi ...

Ce n'est pas son meilleur roman, Le Monde selon Garp, L'épopée du buveur d'eau, Les Enfants de la balle, L'Hôtel New Hampshire restent mes favoris, et je conseillerai aux nouveaux lecteurs de John Irving de commencer plutôt par ces romans. 

Avenue des mystères est néanmoins, un très bon roman, de nombreux excellents passages émerveilleront les aficionados de John  Irving, à n'en pas douter...(ce n'est que mon avis, bien entendu).

Citations et Extraits


Il y avait quelques très bons livres sur la banquette arrière de la petite Volkswagen; il les considérait comme la meilleure protection contre le mal. Car la foi en Jésus elle-même n'avait pas le caractère tangible d'une pile de bons bouquins.  p.13
"Il vient toujours un moment dans la vie où il faut lâcher les mains, les deux mains."  p.22
"Tes bêtabloquants, ils me bloquent aussi la mémoire, ils me volent mon enfance, ils me volent mes rêves ! "  p.23
"Derrière chaque voyage, il y a une raison."    p.32
Lorsque Edward était nerveux ou intimidé, il se récitait cette devise.
HAUD ULLIS LABENTIA VENTIS : Contre vents et marées.   p.63
"Où sommes-nous ? On croirait voir l'Hadès, et le sentir, aussi. A quels terribles rites de passage ces malheureux enfants se livrent-ils ici ?"  demanda-t-il non sans grandiloquence.  p.67
Tandis que le patron de la décharge espérait un miracle, un de ceux dont il croyait la Vierge capable, le nouveau missionnaire américain était sur le point d'en devenir un, et des plus crédibles, dans la vie de Juan Diego, lui qui n'était pourtant pas un saint mais un sacré condensé de fragilités humaines.  p.80
[...]. Le surplace, l'eau qui vous porte, la nage en chien, c'est un peu comme écrire un roman, Clark, fit remarquer Juan Diego à son ancien élève. On a l'impression de faire un long parcours, parce que celà représente beaucoup de travail, mais en réalité, on revient sur d'anciens sujets, on se traîne en terrain familier.  p.341
"Si votre vie va de travers ou si vous êtes à la croisée des chemins, Mexico a peu de chances de répondre à vos rêves, avait écrit Juan Diego dans un de ses premiers romans. Il faut savoir où on en est pour s'y établir."   p.343
"Le passé l'entourait comme des visages dans une foule."  p.361
"Dans la vie, il y a toujours un moment où l'on doit décider où est sa place. Et là, on ne peut compter que sur soi : on marche tous dans les airs. Tu sais, les grandes décisions, il faut peut-être les prendre sans filet. Dans la vie, il arrive toujours un moment où il faut lâcher prise."  p.427
L'enchaînement des événements, la trame de nos vies, ce qui nous mène sur le chemin, vers les buts que nous nous sommes fixés, ce que nous ne voyons pas arriver et ce que nous faisons...autant de mystères, autant d'angles morts. Autant d'évidences, aussi.   p.430
Parfois les rêves accélèrent le cours des choses, ils resserrent la marche du temps.   p.462



samedi 20 août 2016

La Moustache de Emmanuel Carrère***


Editions P.O.L, juin 2005
186 pages


Quatrième de couverture


« Ayant vidé la poubelle sur le trottoir, il trouva vite le sac qu’on plaçait dans la salle de bains, en retira des cotons-tiges, un vieux tube de dentifrice, un autre de tonique pour la peau, des lames de rasoir usagées. Et les poils étaient là. Pas tout à fait comme il l’avait espéré : nombreux, mais dispersés, alors qu’il imaginait une touffe bien compacte, quelque chose comme une moustache tenant toute seule. Il en ramassa le plus possible, qu’il recueillit dans le creux de sa main, puis remonta. Il entra sans bruit dans la chambre, la main tendue en coupelle devant lui et, s’asseyant sur le lit à côté d’Agnès apparemment endormie, alluma la lampe de chevet. Elle gémit doucement puis, comme il lui secouait l’épaule, cligna des yeux, grimaça en voyant la main ouverte devant son visage.
–Et ça, dit-il rudement, qu’est-ce que c’est ? »

Mon avis ★★★☆☆


Très original, voici un roman qui sort des sentiers battus.
J' adore l'écriture de Emmanuel Carrère, fluide et captivante, j'ai beaucoup aimé "D'autres vies que la mienne".
Là, on va dire, que ça a un peu moins bien pris, du moins la deuxième partie (le dernier quart) du livre. J'ai adoré la première partie, ai dévoré les pages. L'intrigue est alléchante, et j'ai été prise dans ce tourbillon hallucinant que devient la vie de notre héros, Marc. Et puis, l'histoire se rallonge, la fuite du héros, son errance ne m'ont pas emballée et j'avais hâte d'en découdre. 
Le final est quant à lui, génial ! 

Voilà un bilan mitigé. 
Emmanuel Carrère décrit parfaitement la psychologie de cet homme, fou à lier, confronté à des situations loufoques, improbables. Tout part d'une simple blague qui va rapidement prendre vite un tournant amer, tragique. Marc devient en désaccord avec sa femme, avec son entourage, ses amis, ses collègues. Et chacun des protagonistes réfutent tous les faits qu'il énonce : un voyage à Java, le fait qu'il se soit raser la moustache (tout le monde affirme l'avoir toujours connu glabre)... 
Comment vivre sereinement quand tout le monde est en désaccord avec vous ? Comment partager sa vie avec une femme qui ne voit pas tel que vous vous voyez ? Quelle est la réalité ? Qui est fou dans cette histoire ?
Les fous semblaient paisibles, leurs hôtes pas mécontents de ces revenus locatifs qui avaient l’avantage de tomber tous les mois, à coup sûr, de ne pas risquer de se tarir, car leurs pensionnaires restaient jusqu’à leur mort. Chacun vaquait à ses occupations, un des malades, depuis vingt ans, écrivait sans trêve la même phrase pompeuse et dépourvue de sens, une autre berçait des baigneurs en celluloïd, changeait leurs couches toutes les deux heures, se déclarait heureuse… En voyant le reportage, il avait pensé, c’est horrible, bien sûr, mais comme on trouve horrible la famine en Ethiopie, sans se représenter Agnès assise sur les marches d’un cabanon, au fond du jardin, répétant d’une voix douce que son mari n’avait jamais porté de moustache […].

Je suis ravie d'avoir vécue cette courte expérience, même si comme je l'ai déjà dit, j'avais hâte que celà se termine. Elle aurait, à mon humble avis, mérité d'être plus courte, et la dernière partie, qui n'est pas franchement liée à la première aurait pu ne pas exister, tout simplement.


Extrait


Qu'il dût ou non sortir et paraître à son avantage, ce rite vespéral tenait sa place dans l'équilibre de la journée, tout comme l'unique cigarette qu'il s'accordait, depuis qu'il avait cessé de fumer, après le repas du midi. Le calme paisible qu'il en tirait n'avait pas varié depuis la fin de son adolescence, la vie professionnelle l'avait même accru et lorsqu' Agnès raillait affectueusement le caractère sacré de ses séances de rasage, il répondait qu'en effet c'était son exercice zen, l'unique plage de méditation voué à la connaissance de soi et du monde spirituel qu lui laissaient ses vaines mais absorbantes activités de jeune cadre dynamique. Performant, corrigeait Agnès, tendrement moqueuse.  p.10

jeudi 18 août 2016

Le Postier Passila de Alain Beaulieu*****


Editions Actes Sud, mai 2010
186 pages


Quatrième de couverture


Parce qu’il s’ennuie dans la “grande ville” et souffre de sa relation avec l’infidèle Eliana, le postier Passila a accepté un poste vacant à Ludovia, en province. Dès l’instant où il arrive dans ce qu’il croit être une bourgade paisible adossée au volcan Tipec, il pressent qu’un monde étrange vient de le happer. A l’accueil inhospitalier des habitants, Passila oppose une ironie tenace, mais sitôt croisée la belle Estrella, un piège diffus se referme sur lui. C’est que la présence de Passila, “l’étranger”, agit comme un révélateur : elle attise antagonismes ou alliances entre l’hôtelière revêche, l’irascible boulanger, l’indiscret chauffeur de taxi, le mystérieux docteur Noriega et l’impitoyable policier Cortez.
En contrechamp de ces scènes de vie villageoise, Alain Beaulieu exécute à merveille sa partition sur le mensonge et la tromperie, diffusant le trouble comme on augmente le débit d’un goutte-à-goutte éprouvant. Dans ce village faussement somnolent, où la peur et l’autarcie forcent les habitants aux compromissions les plus diverses, sous le masque des supposées victimes vont apparaître d’insoupçonnables bourreaux…

Mon avis ★★★★★


J'ai a-do-ré !

Un récit intense, au suspens grandissant au fur et à mesure que tournent les pages; je les ai vite tournées ces pages d'ailleurs, prise dans ma lecture, j'ai dévoré ce livre d'une traite.
A Ludovia, village sorti de l'imagination de l'auteur, débarque Passila, le nouveau postier, un poète solitaire, un doux rêveur. Passila va se retrouver confronté à une population refermée sur elle-même qui lui réserve un accueil pour le moins particulier. 
Il souhaitait s'y ressourcer, apaiser ses pensées, fuir une histoire d'amour désastreuse ... C'est une atmosphère des plus inquiétantes qui l'attend; elle devient très rapidement oppressante pour le lecteur. Passila passera outre cette obscure ambiance, il est convaincu qu'il a atterri dans ce village pour accomplir une mission  Alors qu’on m’annonçait la venue imminente d’une catastrophe, j’avais l’intime conviction que ma place était ici, dans ce village où ma destinée m’avait conduit. 
Mais le doute va finir par s'installer et manipulé par les habitants du village, il devra faire un choix : quel camp choisir ? Celui des martyrs ou celui des bourreaux ?

L'intrigue est forte, elle est drôle aussi, la plume est très belle. 
Caustique, captivant ! FASCINANT !

Extraits


- Chinois cochon, va ! s'est moqué Tempera. Je suis convaincu que tu la mangerais avec tes baguettes si elle t'en donnait l'occasion. Elle s'appelle Estrella, et je trouve que ce prénom lui va très bien, pas toi ?Il y a eu dans mon esprit un éclatement d'étoiles, comme un feu d'artifice. Ce prénom ne lui allait pas bien, c'était tout elle, étoile brillante dans la nuit sans lune, guide céleste des marins égarés. J'allais sortir mon sextant et le pointer vers elle pour qu'elle me montre la voie.   p.58
L'enveloppe brillait au centre de la pénombre comme si mille étoiles attendaient que je l'ouvre pour illuminer la nuit. Mais ce n'étaient que chimères et songeries, perles de pacotille, promesses d'ivrogne en manque d'amphores à remplir pour mieux les vider par la suite. Il y avait là des torrents d'amertume, des coulées de nostalgie, de la trahison à pleins seaux pour remplir mes veines qui allaient éclater de tristesse si je ne résistais pas. J'ai pris l'enveloppe, l'ai tournée dans mes mains, l'ai portée à mon nez et elle est entrée dans mon corps par mes narines grandes ouvertes.
Eliana ... p.82
Elle ressemblait à toutes les sirènes de la grande ville qui rêvaient de trouver un homme riche et s'habillaient de manière à mettre en évidence leurs attributs pour attirer les poissons. Or j'avais changé d'aquarium et la magie n'opérait plus sur moi.   p.149
Je comprenais surtout que la noblesse de sa cause justifiait tous les sacrifices, mais peut-être aussi tous les mensonges et certaines exactions. J'ai baissé les yeux, Estrella a pris ma main et je nous ai vus courir sur la route principale, fonçant ainsi, liés l'un à l'autre, vers le soleil levant. Nos cheveux mouillés de rosée battaient dans le vent frais du matin, et nous étions heureux. Puis le soleil est retombé d'un coup derrière l'horizon et les étoiles ont scintillé une dernière fois avant de s'éteindre elles aussi. Il n'y avait plus que nous dans la noirceur de Ludovia, et nos mains se sont séparées.   p.170


mercredi 17 août 2016

Chanson douce de Leïla Slimani*****


Editions Gallimard, Collection Blanche, août 2016
240 pages
Prix Goncourt 2016

Quatrième de couverture


Lorsque Myriam, mère de deux jeunes enfants, décide malgré les réticences de son mari de reprendre son activité au sein d'un cabinet d'avocats, le couple se met à la recherche d'une nounou. Après un casting sévère, ils engagent Louise, qui conquiert très vite l'affection des enfants et occupe progressivement une place centrale dans le foyer. Peu à peu le piège de la dépendance mutuelle va se refermer, jusqu'au drame. 
À travers la description précise du jeune couple et celle du personnage fascinant et mystérieux de la nounou, c'est notre époque qui se révèle, avec sa conception de l'amour et de l'éducation, des rapports de domination et d'argent, des préjugés de classe ou de culture. Le style sec et tranchant de Leïla Slimani, où percent des éclats de poésie ténébreuse, instaure dès les premières pages un suspense envoûtant.

Mon avis ★★★★★


Touchée en plein coeur, un noeud à l'estomac, je termine ce conte moderne absolument bouleversant, poignant, glaçant.

Myriam et Paul, jeune couple contemporain, tous deux débordés depuis que Myriam a repris son activité professionnelle ont embauché une nounou pour garder leurs deux enfants.
Louise, la nounou, une femme solitaire, que la vie n'a pas épargnée, qui psychologiquement souffert , mais qui est devenue une adorable nounou, en quête de stabilité, d'une famille aimante.

La tension est palpable dès les premières lignes, Leïla Slimani ne nous ménage pas.
Le rythme, orchestré par des phrases courtes, est intense, le ton juste, le style incisif, l'écriture admirable, pour aborder un sujet aussi délicat que celui d'une nourrice meurtrière.
Sujet peu emballant, vous me direz; certes, mais il est extrêmement bien traité, à la manière d'un thriller psychologique, qui rend ce roman si prenant, qu'une fois ouvert, il est difficile de le refermer avant la fin, avant d'avoir les explications, avant de comprendre comment une nourrice si parfaite ,"Ma nounou est une fée", disait d'elle Myriam,  a pu sombrer dans cette folie meurtrière. Les pages se tournent vite, très vite ... on s'interroge beaucoup sur ce couple, devenu dépendant de Louise, sur le comportement de Louise devenue dépendante de Myriam et Paul ... qui est fautif ? Des actions, un geste auraient-ils pu permettre d'éviter ce drame ? 

Une "Chanson douce", oui parfois, car ce livre est aussi empreint d'amour et de bons sentiments, mais le titre est aussi trompeur ... c'est une chanson également bien amère qui vous attend.

Un grand merci à Babelio Masse critique ainsi qu'aux éditions Gallimard pour cette très belle découverte. J'ajoute dans ma PAL Dans le jardin de l'ogre, premier roman de cette auteure, auteure que je suis ravie d'avoir lu grâce à vous.


Extraits


Pas de sans-papiers, on est d'accord ? Pour la femme de ménage ou le peintre, ça ne me dérange pas. Il  faut bien que ces gens travaillent, mais pour garder les petits, c'est trop dangereux.[...] Pour le reste, pas trop vieille, pas voilée et pas fumeuse. L'important, c'est qu'elle soit vive et disponible. Quelle bosse pour qu'on puisse bosser. p.16
Sa femme paraissait s'épanouir dans cette maternité animale. Cette vie de cocon, loin du monde et des autres, les protégeait de tout. p.18
"En comptant les heures supplémentaires, la nounou et toi vous gagnerez à peu près la même chose. Mais enfin, si tu penses que ça peut t'épanouir ...". Elle a gardé de cet échange un goût amer. p.24
Paul et Myriam sont séduits par Louise, par ses traits lisses, son sourire franc, ses lèvres qui ne tremblent pas. Elle semble imperturbable. Elle a le regard d'une femme qui peut tout entendre et tout pardonner. Son visage est comme une mer paisible, dont personne ne pourrait soupçonner les abysses. p.29
Louise acquiesce, mutique et docile. Elle observe chaque pièce avec l'aplomb d'un général devant une terre à conquérir. p.34
Si vous saviez ! C'est le mal du siècle. Tous ces pauvres enfants sont livrés à eux-mêmes, pendant que les deux parents sont dévorés par la même ambition. C'est simple, ils courent tout le temps. Vous savez quelle est la phrase que les parents disent le plus souvent à leurs enfants ? "Dépêche-toi!".[...] Elle s'est retenue de jeter au visage de cette vieille harpie sa misogynie et ses leçons de morale. p.43
Nous ne serons heureux, se dit-elle alors, que lorsque nous n'aurons plus besoin les uns des autres. p.45
Louise est un soldat. Elle avance, coûte que coûte, comme une bête, comme un chien à qui de méchants enfants auraient brisé les pattes. p.91
Les enfants étaient là, aimés, adorés, jamais remis en cause, mais le doute s'était insinué partout. Les enfants, leur odeur, leurs gestes, leur désir de lui, tout cela l'émouvait à un point qu'il n'aurait pu décrire. Il avait envie, parfois, d'être un enfant avec eux, de se mettre à leur hauteur, de fondre dans l'enfance. Quelque chose était mort et ce n'était pas seulement la jeunesse ou l'insouciance. Il n'était plus inutile. On avait besoin de lui et il allait devoir faire avec ça. En devenant père, il a acquis des principes et des certitudes, ce qu'il s'était juré de ne jamais avoir. Sa générosité est devenue relative. Son univers s'est rétréci. p.122
Une haine monte en elle. Une haine qui vient contrarier ses élans serviles et son optimisme enfantin. Une haine qui brouille tout. Elle est absorbée dans un rêve triste et confus. Hantée par l'impression d'avoir trop vu, trop entendu de l'intimité des autres, une intimité à laquelle elle n'a jamais droit. p.159


lundi 15 août 2016

Un héros de Félicité Herzog****


Editions Grasset, août 2012
302 pages

Quatrième de couverture


« Jusqu'où faut-il remonter pour trouver la source d'une tragédie personnelle ? Les mensonges de la guerre à la génération des grands-parents ?
Ceux de mon "héros" de père, parti à la conquête du sommet mythique de l'Annapurna en 1950 et laissant dans les cimes de cette ascension glorieuse une part de lui-même qui le rendra perpétuellement metteur en scène de sa légende ?
La liberté d'une mère séductrice et moderne, trop intelligente pour son temps, trop rebelle pour son milieu ? La fraternité fusionnelle et rivale de deux "enfants terribles" élevés dans une solitude commune et dans le culte de l'exploit ?
Toujours est-il que mon grand frère Laurent, promis à un destin magnifique, finira en vagabond des étoiles hirsute et fou; retrouvé par la police après des mois de fuite... jusqu'à sa chute prévisible.
C'est lui ou moi : ce fut lui...
Ce roman de notre fraternité blessée, je le lui dois. »
F. H.

Mon avis ★★★★☆ (3,5)


Toute ma vie j’ai été dépossédée de mon père par les femmes. Le processus commença par les filles au pair, un lent manège d’Anglaises et d’Autrichiennes, qui apparaissaient puis disparaissaient sans explications. Lorsqu’il était à la maison, événement formidable, il passait le plus clair de son temps à étudier leur ballet avec une attention soutenue puis à répondre à leurs doléances jusqu’à la saison des soupirs, puis à celle des pleurs dont j’aurais pu calculer le cycle avec autant de précision que pour le calendrier lunaire.

Félicité Herzog, fille de Maurice Herzog, aventurier qui est venu à bout de l'Annapurna en 1950, un héros aux yeux d'un public averti ... et pourtant, ce n'est pas le portrait d'un héros que dresse Félicité Herzog dans cette autobiographie. Elle nous dresse l'envers du décor, un père absent, séducteur et avide de relations extra-conjugales, de gloire, qui abandonne femme et enfants au profit de ses projets politiques.
Elle est assez cinglante, lave son linge sale en quelque sorte, règle en quelque sorte ses comptes, témoigne de la relation difficile qu'elle a entretenue avec son père, une relation morte née. Elle ne partage pas ses opinions politiques, son état d'esprit. "...tu as de la chance d’avoir un père comme le tien" , elle l'entend souvent ce constat, sa réponse : le silence. Elle nous livre ses blessures et ses regrets, un portrait implacable et vertigineux. La scène sur la terrasse, Félicité à moitié nue, photographiée par son père est difficile à entendre. Elle se prête au jeu, ravie du regain d'intérêt que lui porte tout à coup son père. "Tu verras ma petite, comme toutes les femmes c’est cela que tu aimeras, un sexe dur qui te fera bien jouir." Elle a alors quatorze ans.

Mais ce roman va au delà du simple règlement de compte; Maurice Herzog n'est pas au centre de ce roman, comme pouvait le laisser supposer le titre. Son frère, Laurent, ainsi que sa mère Marie-Pierre y occupent davantage de place. Une mère, belle femme libre et érudite, démissionnaire "faite pour enseigner Kant mais pas pour éduquer ses enfants", et qui, à certains moments de sa vie, s'est affranchie de sa propre famille pour suivre ses propres idéaux (ses parents ont été collabos), "Les grandes mythologies familiales mêlées à des mythologies nationales finissent par détruire les êtres les plus vulnérables".
Un frère tyrannique, violent avec elle, qui a dix ans voulait déjà être ministre et se voyait suivre le chemin brillant de son père. Le destin en a décidé autrement, Laurent est atteint de schizophrénie et son parcours sera loin d'être aussi brillant que son père, sa famille l'envisageait pour lui. Il s'en est sorti moins bien qu'elle, on perçoit très bien le ton accusateur à travers ses écrits, il n'a pas su libérer du poids que représentait la personnalité de ses géniteurs, comme elle a su, elle, s'en libérer, non sans dommages collatéraux ...

Pas facile, j'ose imaginer, d'écrire sur sa propre famille, dénoncer les violences, les injustices, les incompréhensions. 
Je ne suis pas très adepte de ce genre d'écrits, même si je lis volontiers les récits d'Annie Ernaux, pourtant, je ne suis pas déçue pas cette lecture, découverte parmi les coups de coeur d'une bibliothécaire de la ville dans laquelle je vis.
Cette histoire familiale, cette écriture thérapeutique (je suppose) m'a touchée, ébranlée. L'écriture ne m'a pas toujours plu, mais je reste admirative de ce travail, de ce témoignage douloureux

Extraits


Après la séparation de fait de mes parents, on se voyait occasionnellement lors des fêtes et des vacances. Son emploi du temps ne s'accordait que rarement avec le calendrier scolaire. Son engagement politique, ses nouveaux enfants, sa vie mondaine, les fréquents voyages à l'étranger et son intense vie adultérine concouraient à son éloignement. Ma relation avec lui s'apparentait donc à un jeu de pistes. Une carte postale m'accueillait parfois sur la table quand je rentrais de l'école [...]. Nos échanges tenaient, pour l'essentiel, en ces cartons de dix centimètres sur quinze. p.13

Dans mon esprit de sept ans, les sonorités "amiable" et "aimable" se confondaient agréablement. Je me figurais donc mon père et ma mère, un sourire aux lèvres comme au jour de leur mariage, rendant les armes devant une représentante de l'Ordre public, une déesse pleine d'autorité qui prononcerait leur rupture et mettrait fin à leur désastreuse expérience de quatorze années de vie conjugale. Le mariage n'était qu'un subtil contrat de vie à durée déterminée. p.21

De manière ambivalente, cette manie de se mettre en scène à tout moment répondait aussi à la culpabilité d'avoir été l'auteur de cette situation. Il était dans l'auto-justification permanente. Il s'y était enfermé et n'en sortirait jamais plus. p.66
Qu'est-ce donc qu'un héros ? Un héros agit-il dans l'inconscience ou sa conduite est-elle le produit d'un acte délibéré ? Est-ce quelqu'un qui sacrifie sa vie pour sauver celle des autres ? Ou l'acteur d'une épopée bien présentée qui fait rêver et bouleverse les foules ? Un exemple de ce que nous ne sommes pas capables de faire, récit d'une odyssée qui nous rend plus forts, dans lequel nous nous projetons, soulagés de ne pas avoir à affronter de telles épreuves ? p.68

Laurent portait sur l'écran des yeux immenses. Cette descente effroyable me rappelait les retraites napoléoniennes peuplées d'amputés et de rêves fracassés. La chute de mon frère n'y serait pas étrangère.
Tout cela ne pouvait être dit. Mon père projetait une image encensée de lui-même qui coupait court à toute critique. C'était un sommet politique, pas un sommet de montagne. C'était une bataille qui avait été gagnée par la France. Son intransigeance sur les conditions dans lesquelles l'Expédition s'était déroulée était absolue. Ses détracteurs étaient ignorés, leur parole vidée de toute légitimité. Nul ne pouvait porter un jugement ou contester ce mythe collectif. Il était un héros pour tout le monde, un héros national. Si la terre mentait, la montagne, elle, ne nous mentirait pas. p.72

Face à nous, deux autres pièces empaillées, celles-ci de taille, représentaient la lutte à mort de deux cerfs de dix-cors qui n'avaient pas su détacher l'un de l'autre à temps pour fuir et avaient été pris agonisants, liés à jamais par le choc de leurs bois au combat. [...] C'était une cruelle allégorie sur la nécessité de s'entendre. p.145

L'aveuglement général : des parents, des fratries recomposées, des tantes, des curés, des copains, des professeurs. Laurent était passé à travers toutes les mailles du système. Malgré son agressivité effroyable et son comportement étrange, personne n'avait distingué les traites d'une personnalité complexe, des signes d'une éventuelle psychose. On ne pouvait se résoudre à la simple éventualité d'une affection mentale. Il était intolérable à notre univers, dans lequel tout ne devait être que réussite, puissance, filiation superbe, séduction et légende, d'avoir un malade, mental de surcroît. Chacun faisait preuve d'imperméabilité intellectuelle.Notre rationalité était notre pire ennemie. On s'entêtait à appliquer des schémas rationnels à un comportement qui n'en avait aucun.  p.235



Twisted Tree de Kent Meyers*****


Editions Gallmeister, février 2012
Traduit de l’américain par Laura Derajinski
317 pages
Nature Writing

Quatrième de couverture


Twisted Tree, dans le Dakota du Sud, a tout de la petite ville silencieuse, au cœur de la nature sauvage qui s'étend à perte de vue. Mais l'infinie solitude des grands espaces rend chacun prisonnier de ses obsessions : sur l'autoroute 91, un tueur en série assassine la jeune Hayley Jo. Dans un troublant jeu d'écho, les âmes tourmentées des habitants se racontent alors tour à tour, dévoilant les minuscules tragédies de cette communauté du Midwest. De Sophie Lawrence, qui fait mine de s'occuper de son beau-père invalide pour mieux se venger de lui, à Shane, qui se recrée une vie au fil des lettres adressées à sa mère, douze voix se font entendre, comme autant de pièces décisives pour reconstituer le puzzle complexe des relations humaines.

Avec Twisted Tree, Kent Meyers, dont l'écriture a été comparée à celle de Raymond Carver et d'Annie Proulx, signe un roman polyphonique sensible et singulier.
Magnifiquement lyrique ... Une fois que vous aurez pénétré dans Twisted Tree, vous serez envoûté. PEOPLE
Kent Meyers a grandi durant les années 1960 dans une petite ferme du sud du Minnesota. Il est l'auteur d'un recueil de nouvelles et de trois romans, dont Twisted Tree paru en 2009. Kent Meyers enseigne la littérature et l'écriture à l'université, et vit avec sa famille à Spearfish, dans le Dakota du Sud.

Mon avis ★★★★★


Un entrecroisement de destins s'imbriquant brillamment les uns dans les autres, avec en toile de fond, l'assassinat de Haley Jo, jeune fille de Twisted Tree, orchestré par un tueur en série, le tueur de l'Autoroute I-91. 
Des destins magnifiquement contés; l'auteur tisse une toile complexe, tortueuse des relations humaines, chacun des protagonistes se racontant, donnant des détails sur leurs vies à Twisted Tree et nous éclairant sur ce qu'a été celle de Hayley Jo. Culpabilité, désillusion, nostalgie, vengeance, mensonge, folie meurtrière, phobie (la scène du crotale sur les genoux d'une conductrice est glaçante!), réconciliation ... autant de sentiments distillés au fil des pages.
Je me concentre sur les faits. Mais les atomes sont davantage une force qu'une matière, ils sont un vide, un effondrement. Et pourtant, ils s'accrochent pour former les corps vivants que l'on appelle des amis et des amants. L'univers lui-même est un néant si vaste que les étoiles y sont de minuscules éléments, les planètes n'y sont devinées que par les fluctuations qu'elles créent dans leur sillage, dans les anomalies de leur orbite. Et peut-être sommes-nous tous une anomalie dans la vie des autres, des étoiles tournoyantes aux trajectoires que nous ne choisissons pas, qui envoient des codes à travers l'immensité dans l'espoir que quelqu'un les déchiffre, nous sauve du hasard.
Le premier chapitre est vertigineux, dérangeant, éprouvant; il représente notre unique rencontre avec le tueur, décrivant le stratagème insensé de celui-ci, sa démarche machiavélique, son obsession maladive et le cheminement logiquement cruel qui le pousse à tuer. Mais ne vous y trompez pas, vous ne rentrerez pas dans un roman policier classique, un thriller traquant le tueur. Twisted Tree en est bien loin. Ce roman est bien plus complexe, bien plus dense, explorant les âmes en profondeur, des âmes mises à nu subtilement, construit sur de multiples registres.

Un vrai régal, un roman polyphonique brillant, construit avec brio, une écriture précise et admirable. Merveilleux ! Hypnotique !
Un grand livre.

Extraits


Ce que j'en dis, moi, c'est qu'elle en a eu marre de lui. Ils n'avaient pas peut-être pas le même handicap au lit. Il n'a jamais été doué pour fignoler ses approches avant d'atteindre le trou. Ça non, alors. A lors, il se dit qu'il peut revenir. Un mensonge facile. Un trou en un. Mais qui a bien pu inventer les termes du golf ? p.214
Un truc de fou. On pense connaître le moindre boulon qui compose la structure d'un homme, on pense connaître ses secrets, mais on se rend compte qu'il a des secrets sous ses secrets, et ceux qu'on connaît servent juste à vous empêcher de penser qu'il puisse y en avoir d'autres. Comme un trou noir. Si sacrément invisible qu'il devient visible presque instantanément. Tout semble pointer dans sa direction, les choses s'enroulent autour, se déforment. p.228

samedi 13 août 2016

Supplément à la vie de Barbara Loden de Nathalie Léger*****


Editions P.O.L, janvier 2012
150 pages
Prix du Livre Inter 2012


Résumé éditeur


Plusieurs destins s'entrelacent dans ce nouveau récit de Nathalie Léger. Ils se nouent autour d'un film, Wanda, réalisé en 1970 par Barbara Loden, un film admiré par Marguerite Duras, une œuvre majeure du cinéma d'avant-garde américain. Il s’agit du seul film de Barbara Loden. Elle écrit, réalise et interprète le rôle de Wanda à partir d'un fait divers : l'errance désastreuse d'une jeune femme embarquée dans un hold up, et qui remercie le juge de sa condamnation. Barbara Loden est Wanda, comme on dit au cinéma. Son souvenir accompagne la narratrice dans une recherche qui interroge tout autant l'énigme d'une déambulation solitaire que le pouvoir (ou l'impuissance) de l'écriture romanesque à conduire cette enquête.

Mon avis ★★★★★


Très belle découverte. 
J'avais vaguement entendu parler de Barbara Loden, une pin-up de calendrier, muse d' Elia Kazan. 

"Barbara Loden est née en 1932, six ans après Marilyn Monroe, deux ans avant ma mère, la même année qu'Elizabeth Taylor, Delphine Seyrig et Sylvia Plath."
"Elle a trente-huit ans lorsqu'elle réalise et interprète Wanda en 1970. Elle fut la seconde femme d'Elia Kazan."
"Je n'étais rien. Je n'avais pas d'amis. Pas de talent. J'étais une ombre. Je n'avais rien appris à l'école. Je savais à peine compter. Et je n'aimais pas le cinéma, ça me faisait peur ces gens si parfaits, ça me rendait encore plus insuffisante. [...] J’ai traversé la vie comme une autiste, persuadée que je ne valais rien, incapable de savoir qui j’étais, allant de-ci de-là, sans dignité."

Nathalie Léger nous emmène sur ses traces et sur celles de Wanda (héroïne de son unique film qui porte le même nom, et dont elle joue le rôle). Il faut que je me procure ce film ! De même que la pièce d'Arthur Miller After the Fall, dans lequel elle interprète le rôle de Maggie, directement inspirée de Marylin Monroe.

Initialement, Nathalie Léger est engagée pour rédiger une notice de dictionnaire sur Barbara Loden, mais elle se laisse entraîner par son histoire, sa vie quelque peu obscure, ses choix, son film Wanda. par une autre femme Alma Malone (personnage dont Barbara Loden s'inspira pour réaliser "Wanda"). D'autres femmes, empreintes de mélancolie et de solitude entrent dans la danse : Marilyn Monroe, Marguerite Duras, Virginia Wolf, sa mère (tout juste divorcée, arpentant un supermarché sans but précis). L'auteure nous parle aussi d'elle-même, évoque sa propre solitude face à ce projet d'écriture.
Elle évoque Proust, Céline, cite Jean-Luc Godard "La vérité, c'est entre apparaître et disparaître", Elia Kazan, Flaubert "tout ce que l'on invente est vrai", Marguerite Duras "C'est comme si elle atteignait dans le film une sorte de sacralisation de ce qu'elle veut montrer comme une sorte de déchéance et que, moi, je trouve une gloire, une gloire très très forte, très violente, très profonde." et tant d'autres que je n'ai pas notés, happée par ma lecture.


Ce texte est très riche, il est fluide, parfois ciselée, l'auteure insérant de temps à autre des passages, des citations qui agrémentent intelligemment son récit.
Une très belle biographie/autobiographie, un bel hommage, que je recommande vivement aux amateurs du genre. 

Extraits


"Le gros plan sur le visage rayonnant de Mlle Loden après que son partenaire a touché ses lèvres restera dans les mémoires comme l'incarnation même d'une beauté presque insupportable. Cette tendresse si touchante exprime alors toute l'agonie d'un coeur languissant pour un autre, et toute l'extase d'être enfin désirée." p.62
"Résumons. Une femme contrefait une autre écrite par elle-même à partir d'une autre (ça, on l'apprend plus tard), jouant autre chose qu'un simple rôle, jouant non pas son propre rôle, mais une projection de soi dans une autre interprétée par soi-même à partir d'une autre." p.82
"Dans la notice, j'explique à mon éditeur que c'est tout Wanda et tout Barbara que je voudrais mettre - y mettre l'impossible vérité et l'objet indescriptible, y mettre une âme lucide et apeurée se dissimulant dans une autre, ajouter un éloge de la dérive sous un ciel blême de Pennsylvanie, sans oublier le grand jeu heroïco-comique du désastre intérieur." p.86
"J'ai entendu dire que le GPS est en train de modifier en profondeur la perception que nous avons de notre positionnement et de la manière dont allons d'un endroit à un autre. La notion même d'itinéraire deviendrait aujourd'hui problématique, certains, par extension, allant même jusqu'à être persuadés que tout est localisable, temps et sentiments compris." p.122



mercredi 10 août 2016

Congo Requiem de Jean-Christophe Grangé *****


Editions Albin Michel, mai 2016
726 pages

Quatrième de couverture


On ne choisit pas sa famille
mais le diable a choisi son clan.
Alors que Grégoire et Erwan 
traquent la vérité 
jusqu'à Lontano, 
au coeur des ténèbres africaines, 
Loïc et Gaëlle affrontent 
un nouveau tueur 
à Florence et à Paris.
Sans le savoir, 
ils ont tous rendez-vous 
avec le même ennemi. 
L'Homme-Clou.

Chez les Morvan, 
tous les chemins mènent en enfer.

Mon avis  ★★★


Et une deuxième pavé tout aussi saignant et puissant que le premier "Lontano".
EXCELLENT ! 

Un immense ouvrage, extrêmement bien ficelé, empreint de suspense , de rebondissements et de ... machiavélisme.
Jean-Christophe Grangé est très doué pour embarquer son lecteur dans une aventure incroyable, qui tenu, en haleine, tourne les pages sans s'en rendre compte.
Un vrai bonheur !
Même si Bonheur n'est pas le mot pour décrire ce thriller bien tordu.
J'avais trouvé la fin du premier tome quelque peu expédiée; je me doutais que ce n'était pas un final, que les réponses viendraient avec Congo Requiem. Et quelles réponses ! Les éléments du premier tome sont totalement remis en question, les fausses pistes sont relevées, les révélations sont mordantes, les retournements de situation inimaginables. Ce second tome est plus abouti que le premier, l'histoire y est beaucoup plus dense, la politique entre en scène, et le lecteur est aux premières loges des combats opposants les Tutsis et les Hutus en plein coeur de l'Afrique Noireune Afrique aux pratiques ... exécrables.
La misère de l'Afrique : personne ne songe à changer le système - violence, corruption, barbarie à tous les étages. Chacun vise au contraire à l'utiliser pour se tailler une place au soleil.
Le puzzle familial, absolument dément et troublant, prend forme. 
Il n'y avait qu'une manière d'être un Morvan : Etre seul à plusieurs.
Loïc ne touche plus à la drogue, Gaëlle, à la personnalité complètement folle, s'interroge sur son psy et va mener sa propre enquête. Sa relation avec son père est toujours aussi ambigüe.
Il avait voulu l'éduquer, la cadrer, la préserver. Échec sur toute la ligne mais cette autorité avait fini par la définir a contrario. Elle ne s'était formé qu'en réaction à lui - ses conseils, ses souhaits, ses espérances.Elle était la colombe de Kant qui "fend l'air dont elle sent la résistance " et qui "pourrait s'imaginer qu'elle réussirait bien mieux encore dans le vide" - alors qu'au contraire, seule la force opposée des vents soutient l'oiseau et lui permet de planer. Gaëlle avait toujours lutté contre son père et c'était ce combat qui lui avait permis de vivre.Mais s'était-elle jamais envolée ?
Erwan, à la fibre enquêtrice au pair, n'est pas au bout de ses surprises, au Congo puis à Paris et en Bretagne.
On est au Congo, putain ! Les traces disparaissent en deux heures, les rapports en deux jours, les archives, le mois suivant. Y a que trois choses qui perdurent ici : la pluie, la boue et la brousse. Pour le reste, oublie.
Morvan père, Maggie ... je n'aurais pu imaginer votre histoire. 

Grangé vous êtes un maître du thriller !
Le final est haletant, aucun temps mort dans cet opus.
Amateurs de thriller, ce livre est pour vous.

Extraits


Grégoire n'avait aucune illusion. A l'arrivée, on s'apercevrait qu'il manquait la moitié du matériel - oublié, volé, vendu. Pas grave : la meilleure façon de gérer les problèmes en Afrique était de les ignorer. L'incertitude était une composante à part entière de tout projet. En respectant ce postulat, on appréciait même mieux la vraie poésie du pays, irrationnelle et sans issue. p.49
Depuis son arrivée, il n'avait appris qu'une chose : en Afrique, une journée compte double, voir triple ou plus encore. Il avait l'impression d'être là depuis un mois. Outre la chaleur, chaque sensation vous foutait KO. Une simple odeur d'essence vous prenait à la gorge. Les couleurs vous serraient le coeur. Chaque goût bouleversait votre métabolisme, violentait vos nerfs, vous faisait comprendre à quel point est déjà là, dans la pulpe d'un fruit, dans le piment des sauces, dans la tiédeur de la pluie... En quelques heures, vous deveniez accro à tout ce qui pouvait vous aider à tenir le coup. "Pour trouver l'Afrique, l'avait averti son père, il faut s'y perdre." p.62-63
Prendre les événements comme ils viennent et surtout, bien saisir le sens du périple : c'est l'Afrique qui vous roulait dessus et non l'inverse. p.106
Et quand on fait la guerre, on aime avoir la paix. p.121
Ils croisèrent les premiers mineurs sortant des tunnels. Torse nu, uniformément rouges [...] La latérite leur était passée dans le blanc des yeux. Ils avaient l'air complètement défoncés. Morvan avait interdit l'alcool et le chanvre mais ces gars étaient drogués aux ténèbres et au coltan. Dire qu'ils faisaient corps avec la terre était un pléonasme : ils étaient la terre. p.191
Seul le coltan comptait. Mieux valait crever dans ces boyaux en essayant de gagner sa vie que de la perdre dans son village, pour rien. En Afrique, on donne surtout un sens à sa mort. p.193
Maggie avait cité Baudelaire : "J'ai pétri la boue et j'en ai fait de l'or." Elle avait raison. Et tout ça avec une mise de départ dérisoire. Le miracle africain.  p.193
Deux jours avant, il avait achevé un gamin. Aujourd'hui, il en sauvait un autre. Ça confirmait sa théorie : quoi qu'on fasse, impossible d'influencer la loi des équilibres en Afrique. p.254
Loïc, dans ses délires bouddhistes, lui répétait souvent que l’on est peut-être que le produit d’un rêve. 
Il avait l’impression en cet instant d’être craché par un pur cauchemar. p.265
La peur c'est comme le froid, il faut bouger, s'agiter pour ne pas se laisser emprisonner par elle. p.357
[...] Erwan éprouva cette certitude : la jungle était le biotope naturel de son père. On s'était trompé sur lui, lui prêtant ds ambitions compliquées, des calculs retors. Le Machiavel de la place Beauvau, tu parles. Le Vieux était une bête farouche, un prédateur qui aimait la solitude, le grand air et l'immédiateté de l'existence animale. Survivre, oui. Se souvenir, non. p.361
Erwan aurait dû être horrifié, il était simplement épuisé. Le mal, c'est comme le reste : au-delà d'un certain seuil, on est anesthésié. p.373
Pour séduire un homme, pas besoin de s'embarrasser de savants calculs. Le mâle est une science exacte. Sa prévisibilité une valeur sûre. p.456
Sofia ressemblait à une fête mais Erwan n'était pas sûr d'y être invité. p.568
My Lady d'Arbanville, you look so cold tonight.
Your lips feel like winter,
Your skin has turned to white ... (Cat Stevens lyrics) p.678
Cat Stevens - Lady d'Arbanville


Du même auteur, chroniqué sur ce blog :