jeudi 29 septembre 2016

Vingt-quatre heures de la vie d'une femme de Stefan Zweig*****


Editions Le Livre de poche, août 2007, 19ème édition (ISBN 978-2-253-06022-2)
Couverture : Gustav Klimt, Portrait de Sonja Knips, 1898
127 pages
Traduction et introduction par Olivier Bournac et Alzir Hella
Révision de Brigitte Vergne- Cain et Gérard Rudent
Première parution : 1927


Quatrième de couverture


Scandale dans une pension de famille " comme il faut ", sur la Côte d'Azur du début du siècle : Mme Henriette, la femme d'un des clients, s'est enfuie avec un jeune homme qui pourtant n'avait passé là qu'une journée... Seul le narrateur tente de comprendre cette " créature sans moralité ", avec l'aide inattendue d'une vieille dame anglaise très distinguée, qui lui expliquera quels feux mal éteints cette aventure a ranimé chez la fugitive. Ce récit d'une passion foudroyante, bref et aigu comme les affectionnait l'auteur d'Amok et du Joueur d'échecs, est une de ses incontestables réussites.



Mon avis  ★★★★★



«Jamais encore, je n’avais vu un visage dans lequel la passion du jeu 
jaillissait si bestiale dans sa nudité effrontée.... 
J’étais fascinée par ce visage qui, soudain, 
devint morne et éteint tandis que la boule se fixait sur un numéro : 
cet homme venait de tout perdre !
Il s’élança hors du Casino. Instinctivement, je le suivis… 
Commencèrent alors 24 heures qui allaient bouleverser mon destin !»



Passion amoureuse, passion de l'inconnu, passion du jeu décortiquées sous la fabuleuse plume de Stefan Zweig. 
Une ivresse renouvelée, bien plus qu'un coup de foudre.
A très vite Mr Zweig, et ...merci.
« Quelqu' un qui n' éprouve plus rien ne vit que par les nerfs, à travers l' agitation passionnée des autres, comme au théâtre ou dans la musique.
J' ai personnellement plus de plaisir à comprendre les hommes qu' à les juger.
Toute vie qui ne se voue pas à un but déterminé est une erreur.
La plupart des gens n' ont qu' une imagination émoussée. Ce qui ne les touche pas directement, en leur enfonçant comme un coin aigu en plein cerveau, n' arrive guère à les émouvoir.
Vieillir n' est, au fond, pas autre chose que n' avoir plus peur de son passé.
... l' âge amortit de façon étrange tous les sentiments.
Cette façon magique de se tromper soi-même que nous appelons le souvenir...
Cet homme possédait le pouvoir magique d' exprimer ses sentiments par le mouvement et par le geste.
Ceux qui tombent entraînent souvent dans leur chute ceux qui se portent à leur secours. »


Pour aller plus loin, ici le lien vers un site très bien fait sur l'auteur, son oeuvre, sa vie.
Pour info aussi, de très beaux et intéressants articles dans le magazine littéraire LIRE de mai 2016.





Le Joueur d'échecs de Stefan Zweig*****


Editions le Livre de Poche, novembre 2002 (ISBN 2-253-05784-3)
95 pages
Première parution : 1943
Traduction révisée par Brigitte Vergne-Cain et Gérard Rudent


Quatrième de couverture


Qui est cet inconnu capable d'en remontrer au grand Czentovic, le champion mondial des échecs, véritable prodige aussi fruste qu'antipathique ? Peut-on croire, comme il l'affirme, qu'il n'a pas joué depuis plus de vingt ans ? Voilà un mystère que les passagers oisifs de ce paquebot de luxe aimeraient bien percer. Le narrateur y parviendra. Les circonstances dans lesquelles l'inconnu a acquis cette sciences sont terrible. Elles nous reportent aux expérimentations nazies sur les elfes de l'isolement absolu, lorsque aux frontières de la folies, entre deux interrogatoires, le cerveau humain parvient à déployer ses facultés les plus étranges. Une fables inquiétante, fantastique, qui comme le dit le personnage avec une ironie douloureuse, « pourrait servir illustration la charmante époque ou nous vivons ».

Mon avis  ★★★★★



«Le seul jeu qui appartienne à tous les peuples et à toutes les époques, 
et dont nul ne sait quel dieu l' a apporté sur terre pour tuer l' ennui, 
pour aiguiser l' esprit, pour stimuler l' âme. Où commence-t-il, où finit-il ?»


La force et la tension que donne Stefan Zweig à ce récit m'a une nouvelle fois conquise.
J'aime la plume de Zweig, chacune de mes lectures de ce grand monsieur, ce très grand spéléologue des âmes s'apparente à une ivresse vertigineuse, hypnotique, je bois littéralement ses mots et ne peux que difficilement m'en détacher. 
Le joueur d'échecs est une histoire brève dans sa forme (moins de 100 pages) mais immense et bouleversante sur le fond. 
Sur un paquebot reliant New York à Buenos Aires, nous assistons à un combat haletant entre Mirko Czentovic, grand champion des échecs, et le Dr B., une ancienne victime des tortures psychologiques perpétrées par les nazis, à qui un médecin avait conseillé de ne plus jouer aux Échecs sous peine de retomber dans sa schizophrénie. «Un homme qui a été atteint d'une manie peut retomber malade, même s'il est complètement guéri ....»
Ce combat en toile de fond dénonce la monstruosité et le totalitarisme nazis, et les MÉTHODES DOUCES employées à tuer l'esprit des hommes. «On ne nous faisait rien - on nous laissait seulement en face du néant, car il est notoire qu'aucune chose au monde n'oppresse davantage l'âme humaine.» L'échappatoire de Dr B. fût la folie et il obtint sa libération pour irresponsable. Et c'est d'ailleurs pour échapper à cette démence, que le combat se solde par un abandon. «Dommage, dit Czentović, magnanime. L’offensive n’allait pas si mal. Pour un dilettante, ce monsieur est en fait remarquablement doué.» 
Ce combat reflète la situation conflictuelle dans lequel se trouvait le Monde à l'époque. La barbarie d'un côté, l'humilité et la bonté de l'autre, et face à la montée du nazisme en Europe, l'exil, la fuite plutôt que la souffrance comme échappatoire pour ceux qui souhaitent vivre, simplement, paisiblement. Zweig écrit cette ultime oeuvre alors qu'il s'est lui-même réfugié au Brésil. La suite on la connait, et la lettre qu'il laisse derrière lui est lourde de sens. « J’estime préférable de mettre fin à temps et debout à une vie dans laquelle le travail de l’esprit a toujours été la joie la plus pure et la liberté personnelle le bien suprême sur cette terre. Je salue tous mes amis ! Puissent-ils voir l’aurore après la longue nuit ! Moi qui suis trop impatient, je m’en vais avant eux ». 

A lire, à relire ... une oeuvre fascinante, universelle...

« Un pli profond se creusait de sa bouche à son menton tendu en avant, l’air agressif. Dans ses yeux, je reconnus avec inquiétude cette flamme de folle passion.


Personne ne dira jamais comment vous ronge ce vide inexorable, de quelle manière agit sur vous la vue de cette perpétuelle cuvette et de ce papier au mur, ce silence auquel on vous réduit, l'attitude de ce gardien, toujours le même...Des pensées, toujours les mêmes, tournent dans le vide autour de ce solitaire jusqu'à ce qu'il devienne fou.

... le jeu d' échecs possède cette remarquable propriété de ne pas fatiguer l' esprit et d' augmenter bien plutôt sa souplesse et sa vivacité.

Ce qui n'avait été d'abord qu'une manière de tuer le temps devint un véritable amusement, et les figures des grands joueurs d'échecs, Aljechdin, Lasker, Bogoljubow, Tartakower, vinrent, tels de chers camarades, peupler ma solitude.

Vouloir jouer aux échecs contre soi-même, c'est aussi paradoxal que de vouloir sauter par-dessus son ombre.

Et puis, n'est-ce pas diablement aisé, au fond, de se prendre pour un grand homme lorsque l'on a jamais entendu parler de l'existence d'un Rembrandt, d'un Beethoven, d'un Dante ou d'un Napoléon ? Dans son cerveau obtus, ce type ne sait qu'une chose : depuis des mois, il n'a pas perdu une seule partie d'échecs, et comme il ne soupçonne pas qu'il y a sur terre d'autres valeurs que les échecs et l'argent, il a toutes les raisons de se trouver formidable.

Vous vous figurez sans doute que je vais maintenant vous parler d’un de ces camps de concentration où furent conduits tant d’Autrichiens restés fidèles à notre vieux pays, et que je vais vous décrire toutes les humiliations et les tortures que j’y souffris. Mais il n’arriva rien de pareil. Je fus classé dans une autre catégorie. On ne me mit pas avec ces malheureux sur lesquels on se vengeait d’un long ressentiment par des humiliations physiques et psychiques, mais dans cet autre groupe beaucoup moins nombreux, dont les national-socialistes espéraient tirer de l’argent ou des renseignements importants.

La joie que j’avais à jouer était devenue un désir violent, le désir une contrainte, une manie, une fureur frénétique qui envahissait mes jours et mes nuits. Je ne pensais plus qu’échecs, problèmes d’échecs, déplacement des pièces.

J’allais et venais, les poings fermés, et j’entendais souvent, comme à travers un brouillard rougeâtre, ma propre voix me crier sur un ton rauque et méchant : ‘Échec !’ ou ‘Mat !’.

Toute ma vie, les diverses espèces de monomanies, les êtres passionnés par une seule idée m'ont fasciné, car plus quelqu'un se limite, plus il s'approche en réalité de l'infini ; et ces gens-là précisément, qui semblent s'écarter du monde, se bâtissent, tels des termites, et avec leur matériau particulier, un univers en miniature, singulier et parfaitement unique.

A attendre, attendre et attendre, les pensées tournaient, tournaient dans votre tête, jusqu' à ce que les tempes vous fassent mal. Il n' arrivait toujours rien. On restait seul. Seul. Seul.

Autour de moi, c’était le néant, j’y étais tout entier plongé. On m’avait pris ma montre, afin que je ne mesure plus le temps, mon crayon, afin que je ne puisse plus écrire, mon couteau, afin que je ne m’ouvre pas les veines ; on me refusa même la légère griserie d’une cigarette. Je ne voyais aucune figure humaine, sauf celle du gardien, qui avait ordre de ne pas m’adresser la parole et de ne répondre à aucune question. Je n’entendais jamais une voix humaine. Jour et nuit, les yeux, les oreilles, tous les sens ne trouvaient pas le moindre aliment, on restait seul, désespérément seul en face de soi-même, avec son corps et quatre ou cinq objets muets : la table, le lit, la fenêtre, la cuvette. On vivait comme le plongeur sous sa cloche de verre, dans ce noir océan de silence, mais un plongeur qui pressent déjà que la corde qui le reliait au monde s’est rompue et qu’on ne le remontera jamais de ces profondeurs muettes.

La passion de gagner, de vaincre, de me vaincre moi-même devenait peu à peu une sorte de fureur; je tremblais d' impatience, car l' un des deux adversaires que j' abritais était toujours trop lent au gré de l' autre.

Mais, si dépourvues de matière qu' elles paraissent, les pensées aussi ont besoin d' un point d' appui, faute de quoi elles se mettent à tourner sur elles-mêmes dans une ronde folle. »

lundi 26 septembre 2016

L'homme qui marchait sur la lune de Howard McCord****



Editions Gallmeister, août 2008
134 pages
Traduit de l'américain par Jacques Mailhos

Quatrième de couverture


Qui est William Gasper, cet homme qui depuis cinq ans arpente inlassablement la Lune, une “montagne de nulle part” en plein cœur du Nevada ? De ce marcheur solitaire, nul ne sait rien. Est-il un ascète, un promeneur mystique, un fugitif ? Tandis qu'il poursuit son ascension, ponctuée de souvenirs réels ou imaginaires, son passé s'éclaire peu à peu : ancien tueur professionnel pour le compte de l'armée américaine, il s'est fait de nombreux ennemis. Parmi lesquels, peut-être, cet homme qui le suit sur la Lune ? Entre Gasper et son poursuivant s'engage alors un jeu du chat et de la souris.

D'une tension narrative extrême jusqu'à sa fin inattendue, L'homme qui marchait sur la Lune est un roman étonnant et inclassable qui, depuis sa parution aux États-Unis, est devenu un authentique livre culte.

Mon avis ★★★★☆


Très étrange ce court récit , à l'image de son héros William Gasper. Il m'a quelque peu déroutée,je dois dire, tant par sa briéveté, son écriture assez froide, très épurée, crue parfois, que par son genre, ou plutôt ses genres : il y a du nature writing, un soupçon de thriller, et il pourrait être aussi apparenté à un récit philosophique. Je l'ai lu d'une traite, happée par cette ambiance très mystérieuse et ce personnage atypique, solitaire, qui marche sur un massif montagneux dans le désert du Nevada, qu'il nomme lui-même la Lune.
Mon nom est Gasper, William Gasper, et je ne fais rien pour gagner ma vie; je vis, tout simplement. Ma famille n'a rien de particulier, et j'ai un passé parfaitement ordinaire.
Ordinaire, pas tant que cela, me semble-t-il. Vétéran de la guerre de Corée, William Gasper est un ancien Marines, il y était sniper.
Les Marines m'ont appris à sauter d'un avion, à étrangler un homme avec un fil de fer, et à détourner les yeux d'un spectacle.
A l'inverse de Doug Peacock (Une guerre dans la tête), le personnage de William Gasper ne cherche pas, en marchant, à évacuer de sombres images, à la recherche d'un second souffle. Non, William Gasper est un tueur de sang-froid, il aime marcher, tout simplement, une marche solitaire dans un paysage lunaire et quelque peu hostile et nous fait part de ses réflexions, sans détour, brutes de fonderie, sur ses concepts de la vie et de l'Homme, nous délivre ses pensées, ses anecdotes en nous prenant parfois à partie, et lors d'une énième marche à laquelle il s'adonne et que l'on suit dans ce récit, il se sent suivi. Chassé, il se transforme en chasseur, maître des lieux, sachant se fondre dans le décor  «…lorsque je lisais Tolkien, la seule chose que je voulais était un manteau d’elfe…presque invisible. J’ai choisi ma propre parka ni trop sombre ni trop claire pour être le moins visible possible et j’ai abandonné les choses brillantes avec ma tendre enfance.» et nous assistons alors à une traque époustouflante de professionnalisme et d'une froideur vertigineuse.
J'oubliais aussi de vous dire que dans son sommeil, William Gasper reçoit la visite d'une sorcière, et nous avoue froidement son amour pour les armes à feu.
Un personnage complètement barré, qui n'a pourtant rien de dément. Pourtant, je me le suis demandée à plusieurs reprises, est-il fou ? un illuminé ? Je pense plutôt, en refermant ce livre, à un être hors norme, qui maîtrise parfaitement la solitude et qui se crée sa propre morale...euh en réalité il est hors morale quand même, je dirai plutôt, qu'il se crée ses propres règles de vie, sans idéologie aucune.
«J’assassine pour l’Etat et cela est censé donner à mes actes une forme de légitimité, à défaut de noblesse. C’est un mensonge, évidemment ; je sais que mes mobiles ne changent rien à mes actes. Un meurtre avec préméditation est un meurtre avec préméditation, que vous le fassiez pour l'argent, la vengeance, le patriotisme ou par simple colère. La différence, si différence il y a, réside dans le fait que la société - la nôtre comme les autres - ne punit pas les crimes commis à sa requête et que vous êtes alors censés avoir la conscience tranquille. La société vous paie pour cela comme elle paie pour tous les services dont elle a besoin. Ce n'est pas l'acte, ni même l'homme, que nous jugeons lorsque nous pendons l'un comme gredin et médaillons l'autre comme héros. Nous ne jugeons que l'effet produit sur la société.»
La fin est très surprenante, elle m'a subjuguée et j'en suis restée le souffle coupé.

On aime ou on n'aime pas, pour ma part, j'ai beaucoup aimé, il m'a touchée en plein dans le mille ... pour un sniper, c'était la moindre des choses ;-)
Grâce à quelques beaux passages évoquant ces marches en Islande, il a éveillé de nouveau en moi l'envie de fouler les terres islandaises. Il va bien falloir que je finisse par envisager une année sabbatique pour réaliser tout ce que ces lectures me donnent envie de faire !!



«Il y a longtemps, il m'arrivait d'emporter des textes avec moi dans mes marches, un poète ou un autre, des fragments d'un philosophe, du blabla, des choses comme ça. Mais cela ne m'intéresse plus. La langue qui lèche la moustache après une gorgée de thé contient plus de sagesse qu'un distique d'Héraclite.
...ce dont je me souviens peut n'avoir jamais eu lieu. Mon passé disparaît, et moi avec. Un homme sans famille et sans amis, un homme solitaire, un homme qui en rencontre rarement d'autres, peut en venir à douter de sa propre existence, quoi que ce mot veuille dire. Ne sommes-nous pas largement définis par nos relations avec les autres, confirmés dans la vie par le témoignage des autres ? 
Je vous expliquerais volontiers la procédure à adopter pour éviter de vous faire frapper par la foudre lorsque vous vous trouvez sur une crête exposée, mais je ne vois pas pourquoi vous ne l'apprendriez par vous-même comme moi je l'ai apprise. Si vous vous faites pincer par le long doigt électrique de Dieu, ce ne sera pas ma faute. De toute façon, vous êtes un gros cul d'intello sans arme à feu à portée de main et bien incapable de courir plus de cinq kilomètres sans qu'on vous dispense les derniers sacrements. Vous, pet de crâne, êtes un lecteur, et la seule chose que je méprise plus qu'un lecteur est un auteur, qui ferait mieux de se présenter clairement comme un onaniste public et qu'on en finisse. Mais je raconte mon histoire, vous écoutez, nous sommes liés par un pacte, à défaut de respect.Je suis un auteur, vous êtes un lecteur, et s'il y avait un Dieu, il s'amuserait peut-être à avoir pitié de nos âmes. Ou à leur pisser dessus. En longs jets électriques.
Un pistolet est comme le chapelet à prières des Turcs, mais permet d'atteindre le paradis avec une plus grande précision. J'en suis venu à aimer le .45 de l'armée comme un ami. C'était l'arme de poing des héroïques Marines des films de guerre et des plus costauds des gangsters d'Hollywood, ou du moins de ceux qui avaient les plus grandes mains. Ce n'est pas un pistolet pour petite main; les miennes le sont relativement et j'ai dû apprendre à compenser cela par la force. Il est incroyablement précis, ses pièces s'emboîtent comme dans un rêve. Mon amour débuta lorsque j'appris à le démonter et le remonter en situation de combat. Je parvins rapidement à faire cette opération les yeux fermés en moins de soixante secondes. Les histoires d'amour commencent souvent avec ce genre de petits riens.
Les eaux réchauffent les choses. Mais cette nuit-là le froid que le vent portait était si vif que la mer n'avait aucune chance de le réchauffer, et j'eus l'impression d'être de nouveau sur les crêtes, où le froid devient un terrible ennemi qui s'acharne à extirper jusqu'à la dernière calorie de votre corps, à vous sucer la moindre once de chaleur, à vous laisser comme une bogue gelée, morte, aussi froide que la lune.
Une vue sur le lointain est la chose la plus apaisante que je connaisse.
...il ne suffit pas d'être le plus rapide. Il faut vouloir utiliser cette rapidité. La faim est une motivation, la peur aussi. Mais la motivation la plus forte, c'est l'intelligence. C'est la raison pour laquelle les hommes sont les plus grands chasseurs et les plus grands prédateurs que la Terre ait jamais connus. Tue et sois sauf, abat et respire. Si ça bouge et qu'on peut le tuer, c'est probablement mangeable. C'est un vestige de l'aube de l'humanité, avant même que l'homme soit l'homme. La vie se nourrit de la vie, et elle le fait en tuant.
Apprends à connaître précisément tes limites et à ne jamais les outrepasser. Vise la certitude. Connais tes points faibles mieux que ceux de ton ennemi - car l'une de ces choses est possibles et l'autre non.
La mémoire est aussi utile que le texte, et aussi traître, même s'il est plus difficile d'y échapper ou de la vendre. Je m'arrange avec la mienne en ayant peu d'exigences à son égard et m'abstenant de la corriger. Je prends ce qu'elle me présente. Qui pourrait dire qu'elle se trompe, de toute façon ? Mes jours se passent dans le jeu avec le présent et c'est mon vrai bonheur.
Ces pensée ne me plaisaient pas, car je connais ma propre obsession pour la liberté et ne voyais pas en vertu de quoi je pouvais envisager de la dénier à quiconque n'entraverait pas la mienne. Une certaine dose de contradiction intime n'a rien d'anormal, car nous sommes tous tiraillés entre des facettes incompatibles du bien. Ma vie intérieure est aride et parcimonieuse. Je suis, pour autant que je le sache, le dernier de ma race. Ma famille s'est éteinte et je gagnerai moi-même l'oubli le temps venu. Je n'ai de relation intime avec personne et je suis aussi seul et libre qu'il soit possible de l'être dans ce monde.
...toute fidélité peut n'être que l'envers d'un dégoût.
Le passé n'est réel que par la mémoire, et la mémoire est un petit courant électrique, plus fragile qu'une soie d'araignée.»

dimanche 25 septembre 2016

Karpathia de Mathias Mengoz *****


Editions P.O.L, septembre 2014
697 pages
Prix Interrallié 2014


Quatrième de couverture


En 1833, à la suite d'un duel, le capitaine hongrois Alexander Korvanyi quitte brutalement l'armée impériale pour épouser une jeune autrichienne, Cara von Amprecht. Avec elle il rejoint, aux confins de l'Empire, les terres de ses ancêtres. 
La Transylvanie de 1833 est une mosaïque complexe, peuplée de Magyars, de Saxons et de Valaques. D'un village à l'autre, on parle hongrois, allemand ou roumain ; on pratique différentes religions, on est soumis à des juridictions différentes. Le régime féodal y est toujours en vigueur et les crimes anciens sont parés de vertus nouvelles. La région est une poudrière où fermentent les injustices, les vieilles haines, les trafics clandestins, les légendes malléables et les rêves nouveaux. 
A leur arrivée, Alexander et Cara sont immédiatement confrontés à une série de crises allant bien au-delà de la gestion d'un vaste domaine longtemps abandonné aux intendants. Avec leurs ambitions et leur caractère, ils atteindront les frontières incertaines de la puissance et du crime.


Mon avis ★★★★★

«Quand le vent s'élevait, le froissement des branches dénudées brossées par la neige vive lui disait c'est ainsi que, sur ces montagnes de ruines, de cendres et de morts sont nées les grandes forêts de la Korvanya : elles poussent sur un sol gorgé de sang et de haine par la force de tout ce qui s'y acharne à vivre et à aimer.»

Superbe fresque épique austro-hongroise, extrêmement prenante, servie brillamment par une écriture fluide, des rebondissements rondement menés, un décor sombre et angoissant, pléthore de personnages (serfs, forestiers, cavaliers portant sabres et shakos (trop trop bien !), domestiques...) et une atmosphère géopolitique de l'époque très bien rendue...c'est bien mieux qu'un livre d'histoire !

L'époque : les années 1830, le cadre : les confins du vaste empire des Habsbourg, la situation politique : régime féodal toujours en place, la noblesse a autorité sur les serfs.

Et nous voilà, embarqués dans un roman historique superbe, fascinant, dans lequel le comte Alexander Korvanyi et son épouse Cara von Amprecht vont tenter de reprendre possession de l'immense domaine de la famille d'Alexander : la Korvanya. domaine abandonné de tous les Korvanyi depuis, on l'apprend très vite dans le roman, la révolte violente et sanglante des serfs Valaques en 1784.

C'est loin d'être une sinécure pour le jeune couple. De nombreux peuples Magyars (parlant hongrois), Saxons (parlant allemand) et Valaques (parlant roumain) cohabitent alors en Transylvanie, 'cohabitent' vite fait, ils se vouent une haine sans nom. Le moindre événement est sujet à tensions, et pour ces peuples soumis à une superstition délirante. tout est prétexte à se rendre des comptes. Et à l'époque, la diplomatie.. connaissent pas. C'est à coup de sabres, poignards et fusils que justice se rend. Et quand les Tziganes s'en mêlent, alors, la Korvanya se transforme en un véritable champs de bataille.
« Ce faisant, comme un alchimiste audacieux, il mêlait les deux matières les plus réactives, les deux plus sombres et puissantes passions de l'âme des serfs valaques: la haine du seigneur et le goût du surnaturel.»
Un très bon moment de lecture, instructif et divertissant, saisissant !
700 pages, ça ne se gobe pas si facilement, quelques passages qui traînent un peu en longueur, mais celà n'enlève rien au fait que ce récit, au contenu touffu, est puissant.

«

L’Empire d’Autriche fut moins affecté que ses voisins car le prince Metternich réussit à maintenir un couvercle policier et bureaucratique particulièrement pesant sur toutes les aspirations libérales.
Ses rêves de buveur, de duelliste et d'amoureux furent agités mais, pour lui, un rêve était comme le bruit des domestiques dans une maison, comme la rumeur des rues ou d'une caserne : une nuisance sans signification, dont on s'accommodait d'autant mieux qu'on y prêtait peu attention.

Mais c'est un supplice ! Comment peut-on rester là sans ouvrir la bouche sauf pour répondre à des questions de pure forme, debout pendant des heures au milieu d'un cercle de dames octogénaires qui vous scrutent en papotant...Elles n'ont sûrement pas bougé de leur fauteuil depuis le règne de Marie-Thérèse !

Or, Cara n'était justement pas formée pour trouver le bonheur en tant qu'auxiliaire d'un mari ambitieux, à la cour ou dans l'administration, chargée d'entretenir et de développer les relations dont dépendaient les carrières. Elle ne voyait pas comment trouver le bonheur s'il ne lui restait, en dehors de la sphère des intérêts de son futur, que les travaux d'aiguille, la maternité ou l'adultère.
Comme les orties sur le fumier, la foi prospérait sur la misère des serfs.
Aucun plan de bataille ne résiste au contact avec l'ennemi.

Le silence laisse à découvert celui pour qui la parole est une arme.

Cependant, Auranka, recluse, luttait contre la honte comme on résiste à une mauvaise fièvre et, pour cela, elle usait et abusait d'une potion amère et brûlante comme les larmes : la haine du monde entier.

Les vertus des valets n'étaient pas celles des maîtres, et leur courage personnel était plus fait d'endurance et de patience que d'élan et d’enthousiasme.

[...] la noblesse était un attribut du nom, du renom et de la lignée, ce n'était pas une caractéristique individuelle garantie. C'était plus que d'hériter d'un nez droit ou d'une fortune matérielle, la noblesse était dans l'âme avant d'être dans le sang et dans la terre. Son père répétait souvent : « La lignée est un lien ! C'est pour cela que nous sommes tenus de faire plus que mener notre petite vie comme les autres ... La faiblesse et la complaisance des individus ont coupé plus de ces liens, détruit plus de lignées, que toutes les guillotines des Français ! » Il fallait défendre le renom qui était comme l'âme vivante d'une lignée : « Comme un prêtre catholique recrée la Cène à chaque messe, nous devons, à chaque génération, porter notre nom un peu plus loin, le sauver de la médiocrité. Pour la noblesse, la défense de l'honneur du nom est – ou devrait être en tout cas – ce que le témoignage de la foi est – ou devrait être – pour le clergé. »
Seul l'immatériel peut être immortel.
Il n'est de pire prison que celle où chaque détenu est aussi un gardien.
En avançant, Alexander se souvint d'une phrase que son père aimait citer : «Quand le peuple est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir, et, quand il est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer.»
Souvent, en contemplant ses domaines, ses terres, il sentait un pouvoir immense à sa portée… Si un tel pouvoir coulait dans ces vallées, presque palpable, ne pouvait-il craindre qu’il ne se manifeste et s’offre à d’autres que lui ? Il ne savait plus s’il était au seuil d’une révélation ou de la folie. Et pour reprendre pied, il ne lui suffisait plus de se concentrer sur les choses bien réelles qui l’entouraient, l’encolure mal peignée de son cheval, l’écorce des châtaigniers… Car ces choses étaient comme imprégnées de rêve ; ce qui coulait sous leur surface, ce n’était pas du sang ou de la sève, mais les secrets et les promesses de la Korvanya.»
Le goût de la liberté rapprochait un peu les seigneurs et les nomades malgré les écarts de naissance, d'éducation et de fortune. Cette relation était différente des liens contraignants qui prévalaient entre seigneurs et serfs et qui les attachaient, chacun à leur manière, à la même terre.
Anathase croyait que seuls les hommes qui abritent et nourrissent une grande vision osent entreprendre de grandes actions. Eux seuls ne se lassent jamais, ne se laissent jamais détourner, divertir, égarer dans un océan de médiocrité. Ils veulent toujours aller plus loin, quel que soit leur succès, car leurs accomplissements, comme des voiliers, ne rattrapent jamais le vent du rêve qui les pousse.
Dans ce pays, les légendes noires étaient toujours beaucoup plus appréciées que les légendes dorées et plus facilement incorporées dans la conscience de telle ou telle communauté. Pour un héros, La Korvanya enfantait dix monstres, et le héros des uns était souvent le monstre de tous les autres.
La Korvanya enferma les époux Korvanyi dans les neiges d'un hiver rigoureux tandis qu'au cours d'une longue convalescence des sentiments, ils tâtonnaient ainsi l'un vers l'autre.
 »




mardi 20 septembre 2016

On regrettera plus tard de Agnès Ledig**


Editions Albin Michel, mars 2016
320 pages

Quatrième de couverture


Cela fait bientôt sept ans qu’Eric et sa petite Anna Nina sillonnent les routes de France. Solitude choisie. Jusqu’à ce soir de juin, où le vent et la pluie les obligent à frapper à la porte de Valentine. Un orage peut-il à lui seul détourner d’un destin que l’on croyait tout tracé ?

Avec la vitalité, l’émotion et la générosité qui ont fait l’immense succès de Juste avant le bonheur et Pars avec lui, Agnès Ledig explore les chemins imprévisibles de l’existence et du cœur. Pour nous dire que le désir et la vie sont plus forts que la peur et les blessures du passé.

Mon avis ★★☆☆☆


Une lecture plaisir, détente, pleine de bons sentiments, un peu trop pour moi.
Les passages sur la vie  de Suzanne pendant la seconde guerre mondiale m’ont émue, ils sont empreints d’une douleur vive et d’un profond courage.
Mais voilà, les autres passages, ceux  évoquant la vie de Valentine, la rencontre avec Eric et sa fille Anna-Nina sont bien trop romanesques pour moi.

Cet ouvrage obtenait de belles critiques sur Babelio, ce qui a piqué ma curiosité. Aucun regret, lecture rapide, une jolie histoire…mais ce n’est pas mon style simplement.
Un rendez-vous manqué pour moi, mais ce n'est que mon ressenti bien entendu.


       «  Une réponse sans chaleur, c'est comme un regard qui se pose ailleurs.   »

lundi 19 septembre 2016

La femme de nos vies de Didier Van Cauwalaert*****


Editions Le livre de Poche, février 2015
234 pages
Prix des Romancières - 2013


Quatrième de couverture


Nous devions tous mourir, sauf lui. Il avait quatorze ans, il était surdoué et il détenait un secret. Moi, on me croyait attardé mental. Mais ce matin-là, David a décidé que je vivrais à sa place. Si j'ai pu donner le change, passer pour un génie précoce et devenir le bras droit d'Einstein, c'est grâce à Ilsa Schaffner. Elle m'a tout appris : l'intelligence, l'insolence, la passion. Cette héroïne de l'ombre, c'est un monstre à vos yeux. 
Je viens enfin de retrouver sa trace, et il me reste quelques heures pour tenter de la réhabiliter.

Mon avis ★★★★★

On n’attend plus rien de la vie, et soudain tout recommence. Le temps s’arrête, le cœur s’emballe, la passion refait surface et l’urgence efface tout le reste. Il a suffi d’une alerte sur mon ordinateur pour que, dès le lendemain, je me retrouve à six mille kilomètres de chez moi, l’année de mes quatorze ans. L’année où je suis mort. L’année où je suis né.

Et voilà, une fois de plus un sujet sur la Shoah sur lequel je laisse quelques plumes émotionnelles !

Que cette période est dure, si violente … mais comment a-t-on pu …. ? 

Sous la plume incroyable de Didier Van Cauwalaert, cette histoire prend l’allure d’un dialogue à une seule voix ; le narrateur, Jürgen Bolt alias David Rosfeld, revient sur son extraordinaire, douloureuse et à la fois belle (je n’ose l’écrire et pourtant…) aventure. Ilsa Schaffer, une ancienne scientifique sous le régime nazi lui a sauvé la vie, lui a offert une vie, lui a même permis de devenir le bras droit d’Hitler et il tente de la réhabiliter aux yeux de sa petite-fille, Marianne qui n’a toujours vu en elle qu’un monstre nazi, et qui de ce fait ne l’a jamais côtoyée, ne lui a jamais adressé la parole, a refusé tout contact, retournant le courrier de sa grand-mère. 

Au chevet d’Ilsa, la rencontre entre David/Jürgen avec Marianne Le Bret va changer la donne, et Marianne découvrira qui était véritablement sa grand-mère Ilsa, et qui est David/Jürgen qui il a été pour sa grand-mère, qu’elles ont été leur relation. 
Ce n’est pas une vieille dame indigne qui vient de s’éteindre, Marianne. C’est l’amour de ma vie. L’amour fondateur, la sensualité, l’intelligence, le courage, le don de soi jusqu’à l’abnégation – tout le pouvoir créateur d’une femme… Tout l’héritage qu’à présent elle vous laisse. En s’éteignant, elle se rallume autrement. Elle vous éclaire de l’intérieur.
Tout ce qui était en mon pouvoir, c’était de vous délivrer de la haine imméritée qui vous gâchait la vie. De vous immuniser contre le passé de votre aïeule pour que vos ennemis ne puissent plus s’en servir. À vous maintenant de savoir comment gagner votre croisade sans perdre la foi ni le feu sacré. Je pense que votre seule arme, ce serait d’être heureuse. De réussir votre vie de femme, pour que votre besoin de militer ne soit plus simplement un faux-fuyant.
À vous de découvrir cette relation, à vous de vous laisser emporter par ce récit touchant, incroyable, débordant d’amour et d’espoir. 

La lucidité du jeune David (le David I), son génie, sa maturité est à couper le souffle. Un héros, qui force l’admiration. « Je n'ai pas envie de survivre dans leur monde. Je refuse d’être le meilleur dans une société sans âme qui tue ceux qu’elle juge inférieurs. »

La thématique est poignante, le récit riche, les touches d’humour et de douceur allègent la lecture, le style est vif et efficace. 

Parmi tant de thèmes abordés, un thème ô combien important a retenu plus particulièrement mon attention : celui de la confiance en soi que l’on insuffle aux enfants, à son enfant : lui accorder une attention bienveillante, valoriser ses compétences, l’encourager, porter un regard positif sur son enfant pour lui permettre de réussir ce qu’il entreprend, réussir sa vie. 

J’ai beaucoup appris sur la politique scientifique de l’Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale, et ai accueilli avec beaucoup de respect les passages sur la résistance des allemands à Hitler. 

J’ai moins accroché sur la fin, mais cela n’enlève rien au fait que ce roman est un grand roman, à mon humble avis, une très belle leçon de vie, qui plus est, inspirée d’une histoire vraie… à peine croyable. Un souffle d’énergie et d’optimisme que prodigue ce roman. 

Didier Van Cauwalaert m’étonnera toujours, il se renouvelle sans cesse, et propose des sujets différents avec une approche souvent surprenante, teintée de surréalisme souvent, et d’écologie. J’avais adoré Le journal intime d’un arbre, Les témoins de la mariée, La vie interdite, Un aller simple (Goncourt 1994), Le principe de Pauline… et tant d’autres à découvrir.


Pléthore de beaux passages, de petites phrases qui ne m’ont pas laissées indifférente, et que je retranscris ci-après …Il y en a un bon peu ;-)
« 
- Pourquoi tu as sauvé ce veau-là et pas un autre ?J'ai réfléchi. En fait, je ne m'étais jamais interrogé sur les raisons de mon acte. Pourquoi on respire, pourquoi on éternue quand il fait froid ? Mais il avait raison de me poser la question. En y repensant, j'ai découvert que je n'avais pas agi sur un coup de folie, comme les gens le croyaient. J'ai fini par dire :- Je l'avais mis au monde : je ne pouvais pas le tuer.- Pourquoi ?Là, je n'ai pas eu besoin de me creuser, la réponse a jailli toute seule :- Il n'aurait pas compris.[...]- Tu n'es pas fou du tout. Tu as l'intelligence du coeur.
L'essentiel, dans la vie, c'est de garder son cap sans accuser personne.
Il ne faut jamais juger avant de connaître.

Les gens heureux sont beaucoup plus efficaces, à condition que le bonheur pour eux soit un moyen et non une fin.

Je me suis placé à côté du grand cèdre, au centre de la cour, la valise entre mes pieds, et j'ai attendu. Je ne sentais presque pas le froid. Il tombait des copeaux de cendres qui s'accrochaient à ma veste. Je me disais : c'est mon ami qui neige sur moi, pour me tenir chaud......

Il ne s’agit pas de vouloir être heureux tout le temps, mais il faut l’avoir été. Sans cela, on ne développe pas d’anticorps. Ne passez plus à côté des belles choses.

- 104 913 multiplié par 879 !Et ses coups de langue ponctuent le défilé des secondes.- Quatre-vingt-douze millions deux cent dix-huit mille cinq cent vingt-sept ! glapit le mini-maréchal au cinquième clappement.La tablée applaudit, sans se donner la peine de vérifier. Je suis atterré. Si c'est ça, le summum de l'intelligence, j'ai bien fait d'être con.

- Ce ne sont pas des douches normales qu’ils ont construites, Jürgen : il y a du gaz à la place de l’eau. Vous serez tous euthanasiés.- Eutha… quoi ?Il traduit avec une rage sèche :-Tués pour votre bien. Vous coûtez trop cher à votre patrie, et vous ne lui apportez rien, alors elle abrège vos souffrances. C’est ça leur logique. Moi, ils veulent me mettre dans une école pour développer mon intelligence. Peu importe que je sois juif, avec le résultat de mes tests. Mais je n’ai pas envie de survivre dans leur monde. Il n’est pas fait pour moi et je ne veux pas le servir. Je refuse d’être le meilleur dans une société sans âme qui tue ceux qu’elle juge inférieurs.

On a tous en nous des cancers en puissance et des anticorps qui se développent ou non. Et il n’y a pas que des hommes minables sur Terre. Mais si ce qu’on cherche dans la vie, ce sont des coupables et des excuses, on les trouve.

Quelle vie tragique a-t-elle eu ? Elevée par des gens formidables, qui lui ont laissé le choix entre l’amour adoptif et la rancune biologique. La faute à qui, sa vie tragique ? Bien-sûr que si, Marianne ! il arrive qu’on soit responsable des malheurs qu’on subit comme de ceux qu’on provoque, désolé si ça vous choque. Ce qui m’énerve, c’est qu’elle vous l’ait transmis, ce sens du malheur. Cela dit, si c’est son côté victime de naissance qui a fait de vous une redresseuse de torts, c’est très bien, je m’incline.

L'intelligence du cœur, comme il disait, la seule qui permettait de comprendre comment fonctionne la vie.

Plus l’intelligence est vaste, moins elle doit se voir, et c’est à cela qu’on la reconnaît.

Ces vieux matelas en laine, une fois qu'ils sont creusés au centre... Il faut choisir : camper chacun sur la bordure, ou alors sombrer ensemble dans la fosse commune.

Je demeure figé sur le seuil, appuyé d'une épaule au chambranle. Telle qu'elle était soixante-dix ans plus tôt, mais vêtue à la mode d'aujourd'hui, Ilsa Schaffner se tient de trois quarts-dos, penchée au-dessus du lit médicalisé. Le même âge, la même blondeur, la même nuque si fine contrastant avec les épaules carrées, la même crispation au coin des lèvres... Seul un chignon a remplacé la coupe à la garçonne. Et un tailleur gris moule sa silhouette en lieu et place de l'uniforme.
Immobile au-dessus de la vieille dame endormie, elle est comme son fantôme avant terme, son duplicata d'autrefois. Sa doublure jeunesse - comme les gens de cinéma disent : « une doublure lumière ». A ce niveau de ressemblance, le doute n'est pas permis : la femme à qui je dois tout a eu, elle, une descendance. L'unique rêve de ma vie qui ne soit pas devenu réalité.

Je sais, oui, ça coûte cher à la société, disent les experts. Mais ce qui coûte encore plus cher à la société, ce sont les experts.

Ne passez plus à côté des belles choses, Marianne Le Bret, avocate au barreau de Morlaix. Je n'ai pas les moyens de ramener Ilsa à la vie, mais vous, je le peux. Il me semble. A sa mémoire, vivez le bonheur qui lui a été refusé. Faites ce que j'ai fait à 14 ans : donnez-vous charge d'âme. La vie devient tellement plus simple quand on vit double.

Quant au diable, c’était l’enfant naturel de la bêtise et de la haine qui avait divisé le monde, hiérarchisé les espèces, les races et les sexes. Alors qu’il n’y avait entre les pierres, les arbres, les animaux et les humains qu’une différence complémentaire, une interaction constante. Quatre-vingt-dix-huit pour cent des atomes qui nous composent, qu’on soit Einstein, Hitler, une fleur ou un veau, étaient présents lors de la création du monde. C’est la même histoire qui continuait, d’âge en âge, d’être en être, que la matière paraisse inanimée ou non, dotée de raison ou pas.

Pour arrêter la barbarie, il n’y a que l’intelligence. La connaissance de la vraie réalité du monde. La raison profonde de la vie – le secret qu’on a découvert, ma mère et moi. Le secret qui arrête les guerres. Il est à toi, maintenant. Tout est dans le livre. Dans le texte et dans mes notes. Quand tu auras compris le secret, tu le transmettras aux personnes qu’il faut.

La seule loi en vigueur, en ce moment, c’est la loi du plus fort, et ce n’est pas une loi scientifique : je ne peux rien en faire. Toi, si. Alors je te passe le relais. Je me retire de l’équation, parce qu’il y a trop d’inconnues pour moi. Et toi, elles ne te font pas peur. Les inconnues, ce sont les variables à déterminer pour découvrir la solution d’un problème.

C'est là que je me rends compte pour la première fois que, si vous êtes catalogué génial, vous pouvez sortir n'importe quelle ineptie, on lui donnera un sens.

Quand votre milieu vous discrédite au lieu de vous contredire, c'est toujours la preuve que vous avez raison.

Quand les gens ne sont plus que des numéros, il suffit de changer un chiffre pour devenir un autre.

La vieillesse n’est pas un naufrage ; c’est un lent travail de rouille en cale sèche.

Ces gens ne fonctionnaient que par la peur, les rapports de force et la soumission à l’ordre établi. Le moindre grain de sable dans l’engrenage suffisait à les broyer. Reconnaître une erreur sur la personne, quel que soit le responsable, n’aurait signifié qu’une chose : l’infaillible organisation du Reich s’était fait berner par un petit juif de quatorze ans. Il fallait sauver les apparences. L’usurpateur, il serait toujours temps de l’éliminer à huis clos au sein de l’école, s’il se révélait dénué de capacités suffisantes. 

Le boson de nos rêves est devenu réalité, le monde a déjà refermé la parenthèse pour se consacrer de nouveau à son suicide financier, écologique et religieux.

À vous maintenant de savoir comment gagner votre croisade sans perdre la foi ni le feu sacré. Je pense que votre seule arme, ce serait d’être heureuse. De réussir votre vie de femme, pour que votre besoin de militer ne soit plus simplement un faux-fuyant.

Les plus beaux cadeaux du sort nous arrivent en général sous forme de démenti. C’est quand on a décidé de fermer sa vie qu’une porte se rouvre.

Pour des raisons personnelles, des raisons de femme, je n’ai pas voulu le revoir dans l’état où je suis. Il aura été l’homme de ma vie, à distance, et ma seule réussite. Ma trace d’amour sur terre. Il m’a donné tant de joies, sans le savoir.

J’ignore de quel bonheur j’ai été privé, mais ça m’aura économisé une souffrance. On n’en peut plus, à mon âge, d’avoir perdu tous ceux qu’on aime. Ne m’oublie pas, Marianne. Je crains d’être soluble dans le crachin breton, sous le parapluie d’un amant.
»

dimanche 18 septembre 2016

Laitier de nuit de Andreï Kourkov****


Editions LIANA LEVI, janvier 2010
428 pages
Traduit du russe par Paul Lequesne

Quatrième de couverture


Avez-vous déjà entendu parler de «l’antifrousse»? Ce breuvage made in Ukraine qui permet de vaincre sa timidité, de triompher de ses ennemis, de surmonter toutes les épreuves. Un remède pour lequel on tuerait père et mère, n’est-ce pas? Mais là, c’est son inventeur, un estimable pharmacien de Kiev, qui est assassiné. Ensuite? Ensuite tout se complique. Dans cette fable échevelée, les chats ressuscitent, un somnambule se fait suivre la nuit, un député ambitieux exige un lait très spécial, une organisation secrète manipule les braves gens… Trafics et tentatives de corruption s’enchaînent aussi vite que les énigmes (et les rasades de gnôle à l’ortie!) pour tisser peu à peu la trame, non seulement d’un roman savoureux, mais d’un pays tout entier.

Andreï Kourkov est né en Russie en 1961 et vit depuis de nombreuses années à Kiev. Il débute sa carrière d’écrivain pendant son service militaire, alors qu’il est gardien de prison à Odessa. Depuis la publication du Pingouin, il connaît un succès international. Tous ses romans sont publiés en France par les éditions Liana Levi.

Mon avis ★★★★☆


Une satire sociale étonnante, un portrait caustique de l'Ukraine actuelle, indépendante depuis 1991 et qui se cherche encore, empreint d'humour et d'absurde.
J'ai beaucoup aimé cette lecture, les histoires sont loufoques, la construction est très intéressante, les histoires s'enchaînent et s'entrecroisent attisant la curiosité du lecteur (tout du moins la mienne a été attisée!), rendant la lecture absolument addictive, une fois le livre ouvert, il est difficile de le lâcher, c'est un tourbillon qui nous entraîne au coeur d'une Ukraine où corruption, pauvreté, violence, petits trafics en tout genre, sociétés secrètes font partie intégrante du décor.

La description de la société est très réaliste et pourtant, certains éléments surréalistes parsèment le récit et rendent l'atmosphère à la fois plus glauque et paradoxalement plus douce.

Une belle découverte, même si la fin m'a quelque peu laissée sur ma faim...

Ce livre fût un coup de coeur pour un bibliothécaire de ma ville, et c'est qui m'a donné envie de le lire. Bien m'en a pris. D'autres oeuvres de l'auteur me tentent : Le Pingouin, Le dernier amour du président, L'ami défunt, Le Caméléon. Sa plume et son humour décalé me séduisent.

«
C'est toute l'Ukraine qui est une fille mère.
Il est des histoires qui commencent un beau jour et jamais ne s’achèvent. Elles en sont tout bonnement incapables. Parce-que leur commencement engendre des dizaines d’autres histoires
indépendantes qui ont chacune leur prolongement. C’est comme le choc d’un gravier contre le pare-brise d’une voiture: au point d’impact se dessine une multitude de lézardes, et à chaque ornière rencontrée sur la route, l’une ou l’autre progresse et s’allonge. Ainsi la présente histoire avait-elle commencé une nuit d’hiver pour se poursuivre jusqu’à ce jour. Mais nous n’en connaissons pour le moment que le début. Le temps que vous la lisiez jusqu’à la fin, son dénouement n’en sera plus que le milieu. Il est impossible de suivre les histoires, une vie n’y suffirait pas. Mais au moins sait-on une chose: par quoi tout a commencé. Là, ça se passait à Kiev, une nuit, au coin de la rue Streletskaïa et du boulevard de Iaroslav, juste à deux pas de l’hôtel Radisson, à cet angle même de rue où, aujourd’hui encore, un inconnu abandonne chaque soir son Hummer rose. À dire vrai, tout commença même dans l’étroit passage subsistant entre ledit Hummer, garé en partie sur le trottoir, et le mur du café Au Bon Rillon ouvert depuis assez peu de temps, un an peut-être, tout au plus.
Boris, qui arborait de somptueuses moustaches lui descendant jusqu’au bas du menton, lança un coup d’œil en direction du chien et de son maître, figé sur place. Et il se tut pour mieux observer. Son collègue, Génia, lui aussi tourna la tête.
– Il a repéré quelque chose, on dirait! s’exclama Génia.
– Merde! soupira Boris en hochant tristement la tête. Une mallette comme ça, et on pourrait se tourner les pouces jusqu’à la fin de nos jours!
Ils jetèrent chacun leur mégot par terre, et l’écrasèrent sous leurs grosses bottines noires, conformément aux règles de sécurité anti-incendie. Puis ils s’approchèrent de Dima.
– Alors quoi? demanda Boria, le moustachu, au maître chien. Tu vas encore refiler la prise à tes connards de chefs, pour qu’ils puissent changer leur BMW contre une Lexus?
» 

samedi 17 septembre 2016

Une guerre dans la tête de Doug Peacock*****



Editions Gallmeister,janvier 2008
Nature Writing
239 pages
Traduit de l'américain par Camille Fort-Cantoni

Quatrième de couverture


Lorsqu’il revient de la guerre du Vietnam à la fin des années soixante, Doug Peacock est un homme brisé, hanté par les horreurs vécues chez les Bérets verts. Incapable de se réadapter à une société qu’il ne comprend plus, il trouve refuge dans la nature sauvage. Des paysages désertiques de l’Ouest américain aux plus hauts sommets de l’Himalaya, Peacock entame une marche spirituelle qui lui permettra de redonner un sens à son existence. Au cours de cette quête, il rencontrera Edward Abbey, auquel il servira de modèle pour le héros de son best-seller, Le Gang de la clef à molette.

Une guerre dans la tête est le récit de cet itinéraire exceptionnel qui conduira un ancien combattant à trouver dans la nature et l’amitié de nouvelles raisons de vivre.




Mon avis ★★★★★

«Plus jamais je ne tuerai un inconnu, mais je donnerai ma vie pour préserver une terre sauvage.»
Excellente découverte, une aventure que je ne suis pas prête d'oublier.
Un regard empreint de douleur et de sincérité pour décrire ce qui hante l'âme et l'esprit d'un vétéran, un vétéran déglingué à la démence bien établie. 
«On ne quitte jamais vraiment un champ de bataille.»
Vous m'avez embarqué Mr Peacock dans vos balades, j'ai marché avec vous dans la nature sauvage , dans les grands déserts de l'Ouest américain. Des marches salutaires, des exutoires pour libérer l'esprit et tenter d'oublier ces sombres et dures images de la guerre, pour ne plus penser aux horreurs des combats. Observer la nature, l'apprécier dans toute sa splendeur, savourer la magie des lieux, toucher de ses yeux les plaisirs que la nature sauvage nous offre, se faire quelques frayeurs au contact des grizzlis, les suivre dans leur quotidien, leur déplacement, se faire tout petit pour ne pas les déranger et se repaître, en silence, à leur contact, se délecter des parfums de la nature, se retrouver, se ressourcer, s'émouvoir, retrouver un équilibre, simplement ...y retrouver de belles raisons de VIVRE, un second souffle, à la recherche d'une sagesse intérieure, nourrir son âme, être de retour dans son humanité.
«Âgé d'une cinquantaine d'années, je suis venu ici recouvrer ma santé à marché forcée. Perdre à pas cadencés la graisse qui s'est installée, m'éloigner à pied de la guerre, marcher encore et toujours [...], pénétrer dans un monde qui m'apparaît obscurément meilleur, connaître un nouveau départ. Je voulais un supplément de vie, j'attendais plus de l'existence que je m'étais choisie.»
Merci, un grand merci pour cette belle leçon de vie, et toutes les fortes émotions ressenties à la lecture de votre histoire; des larmes naquirent à la lecture de certains passages saisissants.

Une belle histoire d'amitié, orageuse souvent, un bel hommage rendu à son ami Edward Abbey, à qui l'on doit Désert solitaire (livre qui changeait des vies et qui a inspiré une grande partie du mouvement écologiste moderne, qui traite de la puissance de la nature, du rapport de l'homme à la terre, d'une certaine idée de la liberté, un appel aux armes), ou encore  «Le Gang de la Clef à Molette». Le héros de ce dernier, George Whashington Hayduke n'est autre qu'un personnage inspiré de Doug Peacock.
«Cela dit, Abbey me rendit sans doute service en créant une caricature de moi-même dont je percevais la nature obtuse quand la mienne m'échappait. Il avait dépeint l'ex-Béret vert Hayduke par touches précises, comme un homme pris dans un marécage émotionnel, et il me donna l'envie d'en sortir. La seule chose pire que de lire ses propres écrits est de devenir le personnage de fiction d'un autre.»
Un ami qui lui a légué un formidable instrument de survie : les grandes marches. 
«J'étais sorti du Vietnam dégoûté du combat, tournant à vide. Moins d'un an plus tard, je rencontrai Ed. Ce n'était sûrement pas un hasard. Même s'il me fallut des années pour le comprendre, cette sale petite guerre asiatique fut à l'origine d'une amitié de vingt ans. C'était elle qui, les brassant dans un même bouillon, faisait le lien entre la violence, Hayduke, Peacock, Abbey et le combat pour les espaces sauvages.»
L'enterrement de ce grand monsieur est un beau moment, empreint d'une vive émotion, raconté avec beaucoup de pudeur et d'humilité.
«Ed voulait nourrir les plantes.»
Doug Peacock parle aussi de ses amis, Jim Harrison et Rick Bass, et évoque de grands noms de la littérature du Sud-Ouest américain, William Eastlake, Peter Matthiessen, et du mouvement écologique : Rick Ridgeway, Yvon Chouinard.

La mort s'insinue par petites touches au travers de ce récit, la mort : partie intégrante du cycle de la vie. Vivons pleinement, pour bien mourir, pour ne pas avoir peur de partir.
«Si tu as gâché ta vie, alors évidemment tu t'agrippes comme un noyé à la semi-existence que t'offre la technologie médicale. [...] La mort devrait toujours avoir un sens. Ceux qui redoutent le plus la mort sont ceux qui aiment le moins la vie. La mort est la critique ultime de chaque homme. Il faut avoir vécu courageusement pour bien mourir.»
Et protégeons notre nature, préservons la vie sauvage ! 

Ce roman est un petit chef d'oeuvre
A savourer sans modération aucune.

«
 Un paysage désert est un antidote au désespoir.
L’espoir et la rédemption se trouvent dans la Nature.
 La beauté n'est pas dans la culture.
Je me sens exalté, heureux d'être vivant en ce lieu sauvage, entièrement voué au  présent.
Je rêve l'espoir de joie. 
Il n'y a pas de canyon plus profond que la solitude.
Les anarchistes ne font pas de bons représentants de la loi.
Il y a toujours dans une relation- ici, une amitié entre deux hommes - un moment étrange où le sentiment change soudain de dimension pour acquérir profondeur et maturité.
D’ailleurs, sans la mort, la vie perdrait la moitié de son intérêt. La joie semblerait terne, la beauté fade, le danger insipide, l’aventure vide.
La mort n’est pas l’adversaire de la vie, l’ennemie, c’est la peur d’appréhender la vérité, la crainte d’une véritable introspection.
Dans la guerre, comme dans le mythe, nul mortel ne peut regarder en face la réalité nue et en réchapper intègre.
Seule la terre dure. Les oiseaux, les bêtes et les hommes vont et viennent, ils passent comme une nuée d'orage avant le retour du soleil.
Le goût du risque est une drogue qui vous éloigne de vos semblables, même de vos proches.
Un homme dépourvu de passion serait comme un corps sans âme. Ou, plus grotesque encore, comme une âme privée de corps.
On est ici au cœur des terres sauvages et de la nature, on y est de tout son être. On n’a pas d’autre choix, en ce royaume, que de se fondre dans le flux ancestral de la vie. Ce n’est pas le genre d’endroit où l’on tient à loisir le journal de ses aventures et de son retour aux sources.
Pour moi aussi, il était important de savoir que l'on pouvait mettre fin à ses jours : j'avais écrit un livre  sur les grizzlis en partie pour expliquer pourquoi j'avais, quant à moi, renoncé à sortir discrètement par la porte de derrière. Depuis le Vietnam, je portais le suicide avec moi comme une gourde de rechange. Après la naissance de ma fille, j'avais su que je ne pourrais pas y boire. Pour y puiser du courage, je suggérais sur un ton désinvolte que l'idéal était de partir en emmenant un sale type avec soi. Si on se sait condamné, si la vie devient telle qu'on veut tout arrêter, autant commettre un acte splendide, héroïque, audacieux, comme de tuer le dictateur, le bourreau ou le nazi de son choix. Ed Abbey appelait de ses voeux le jour où "quelqu'un affligé d'une maladie terminale (la vie, par exemple) s'attachera une ceinture bardée de TNT et descendra tout au fond du barrage de Glen Canyon pour réduire en miettes cette saloperie. Ce serait une belle fin".
Qu'importe si les Indiens séri avaient depuis quitté ces lieux. C'était la terre elle-même qui comptait. Elle continuait à offrir en partage des valeurs tribales, surtout si l'on faisait l'effort d'apprendre son histoire et sa culture. Abbey avait pressenti la magie de ces lieux. J'en faisais mon miel.
Chaque adulte consacre une centaine de jours par an à brasser, boire et cuver le tesguino. Participer à ces fêtes est quelque chose de sérieux, car il faut ensuite un jour ou deux pour retrouver ses esprits. L’idée de la tesguinada est d’atteindre une “belle ivresse”. Mais si la notion d’ivresse collective est essentielle à la vie sociale des Tarahumara, ceux-ci ne connaissent guère l’alcoolisme à l’occidentale. Pratiquement jamais personne ne boit seul.
[...] concilier l'amour de la nature sauvage  et l'amour d'un foyer - un espoir qui s'appuyait sur la croyance qu'il est possible de mener une vie d'homme complète malgré le fardeau tragique de la guerre.
Ce que je pouvais lui offrir de mieux état simplement d'honorer sa volonté jusqu'à la mort et au-delà. Combien d'amis seraient prêts à risquer la prison et une grosse amende en enterrant illégalement un camarade après son décès ? Je souris. C'était ce qu'Abbey appréciait chez moi : l'insouciance téméraire de Hayduke.
À vingt-sept ans, j'avais ma petite idée de ce que le monde civilisé pouvait m'offrir et j'étais certain de ne jamais vouloir céder un seul jour en pleine nature contre une vie entière remplie de ces richesses. À la fin de l'année 1968, si j'étais prêt à accomplir quelque chose d'aussi extrême et dangereux que la guerre, c'était au service de la vie. Mes valeurs étaient intactes, mais la tuerie avait drainé le reste. Blessé mais engagé, j'étais un fou furieux prêt à en découdre, un fanatique sur le départ, un guerrier qui ne voyait pas l'intérêt de massacrer des étrangers. Je cherchais une cause digne de combattre.
Ed savait que la véritable sagesse vient de la terre, qu'elle monte de nos racines jusqu'à toucher l'esprit. Marche, marche encore. Les pieds feront l'instruction de l'âme.


Mille fois, je me suis vu à My Lai, en rêve ou en pensée, me demandant exactement ce j'aurais fait. Je n pouvais m'empêcher de revivre la scène en imagination. Je croyais alors, je veux encore croire aujourd'hui, que j'aurais fait tout ce qui était en mon pouvoir pour arrêter les soldats qui tuaient des humains, souvent des enfants, comme des porcs ou des veaux - ou que j'y aurais laissé ma vie.
 »

Coin zik


Le 15ème quatuor à cordes, composé par Ludwig Van Beethoven, l'opus 132.



En images


«Le lendemain matin, nous suivîmes le canyon principal jusqu'à ce que le cours d'eau se transforme en bourbier avant d'être absorbé par les eaux montantes du Lake Powell - cette abomination humaine visible depuis l'espace - qui a noyé le plus beau de tous les Canyons : Glen Canyon. Pour Ed, qui avait eu la chance de descendre Glen Canyon en bateau, ce barrage symbolisait toute la noirceur de notre civilisation industrielle.»

  «PUIS CE FUT LE RETOUR dans les déserts du Sud-Ouest de l'Arizona, cette contrée rude et sèche que nous aimions, le bien le plus important qu'Eward Abbey et moi possédions en partage - la Cabeza Prieta. 
Nous passâmes des chenaux bordés de mesquite et de saules du désert, des bajadas où affleurait un sol de créosote, nous passâmes des chollas et des ostryers, roulant plein ouest avec Ed sur la plate-forme du camion, empaqueté dans de la glace sèche. Le soleil coulait à l'horizon. À l'ouest, les teintes du crépuscule ressortaient brutalement sur l'étendue noire et blanche des roches basaltiques, piquetées çà et là de buissons à la silhouette spectrale.»
 
                             Mouflons du désert d'Arizona                               Chollas


 
       Desert Agave                               Velvet Mesquite Tree

     Creosote bush in                          Pétroglyphes, Arizona
                               Sonoran Desert, Arizona

 
                                  Ocotillo Cactus             Organ Pipe Cactus                               


Les Hyades

Pour aller plus loin 


avec Doug Peacock, c'est ici.