dimanche 25 septembre 2016

Karpathia de Mathias Mengoz *****


Editions P.O.L, septembre 2014
697 pages
Prix Interrallié 2014


Quatrième de couverture


En 1833, à la suite d'un duel, le capitaine hongrois Alexander Korvanyi quitte brutalement l'armée impériale pour épouser une jeune autrichienne, Cara von Amprecht. Avec elle il rejoint, aux confins de l'Empire, les terres de ses ancêtres. 
La Transylvanie de 1833 est une mosaïque complexe, peuplée de Magyars, de Saxons et de Valaques. D'un village à l'autre, on parle hongrois, allemand ou roumain ; on pratique différentes religions, on est soumis à des juridictions différentes. Le régime féodal y est toujours en vigueur et les crimes anciens sont parés de vertus nouvelles. La région est une poudrière où fermentent les injustices, les vieilles haines, les trafics clandestins, les légendes malléables et les rêves nouveaux. 
A leur arrivée, Alexander et Cara sont immédiatement confrontés à une série de crises allant bien au-delà de la gestion d'un vaste domaine longtemps abandonné aux intendants. Avec leurs ambitions et leur caractère, ils atteindront les frontières incertaines de la puissance et du crime.


Mon avis ★★★★★

«Quand le vent s'élevait, le froissement des branches dénudées brossées par la neige vive lui disait c'est ainsi que, sur ces montagnes de ruines, de cendres et de morts sont nées les grandes forêts de la Korvanya : elles poussent sur un sol gorgé de sang et de haine par la force de tout ce qui s'y acharne à vivre et à aimer.»

Superbe fresque épique austro-hongroise, extrêmement prenante, servie brillamment par une écriture fluide, des rebondissements rondement menés, un décor sombre et angoissant, pléthore de personnages (serfs, forestiers, cavaliers portant sabres et shakos (trop trop bien !), domestiques...) et une atmosphère géopolitique de l'époque très bien rendue...c'est bien mieux qu'un livre d'histoire !

L'époque : les années 1830, le cadre : les confins du vaste empire des Habsbourg, la situation politique : régime féodal toujours en place, la noblesse a autorité sur les serfs.

Et nous voilà, embarqués dans un roman historique superbe, fascinant, dans lequel le comte Alexander Korvanyi et son épouse Cara von Amprecht vont tenter de reprendre possession de l'immense domaine de la famille d'Alexander : la Korvanya. domaine abandonné de tous les Korvanyi depuis, on l'apprend très vite dans le roman, la révolte violente et sanglante des serfs Valaques en 1784.

C'est loin d'être une sinécure pour le jeune couple. De nombreux peuples Magyars (parlant hongrois), Saxons (parlant allemand) et Valaques (parlant roumain) cohabitent alors en Transylvanie, 'cohabitent' vite fait, ils se vouent une haine sans nom. Le moindre événement est sujet à tensions, et pour ces peuples soumis à une superstition délirante. tout est prétexte à se rendre des comptes. Et à l'époque, la diplomatie.. connaissent pas. C'est à coup de sabres, poignards et fusils que justice se rend. Et quand les Tziganes s'en mêlent, alors, la Korvanya se transforme en un véritable champs de bataille.
« Ce faisant, comme un alchimiste audacieux, il mêlait les deux matières les plus réactives, les deux plus sombres et puissantes passions de l'âme des serfs valaques: la haine du seigneur et le goût du surnaturel.»
Un très bon moment de lecture, instructif et divertissant, saisissant !
700 pages, ça ne se gobe pas si facilement, quelques passages qui traînent un peu en longueur, mais celà n'enlève rien au fait que ce récit, au contenu touffu, est puissant.

«

L’Empire d’Autriche fut moins affecté que ses voisins car le prince Metternich réussit à maintenir un couvercle policier et bureaucratique particulièrement pesant sur toutes les aspirations libérales.
Ses rêves de buveur, de duelliste et d'amoureux furent agités mais, pour lui, un rêve était comme le bruit des domestiques dans une maison, comme la rumeur des rues ou d'une caserne : une nuisance sans signification, dont on s'accommodait d'autant mieux qu'on y prêtait peu attention.

Mais c'est un supplice ! Comment peut-on rester là sans ouvrir la bouche sauf pour répondre à des questions de pure forme, debout pendant des heures au milieu d'un cercle de dames octogénaires qui vous scrutent en papotant...Elles n'ont sûrement pas bougé de leur fauteuil depuis le règne de Marie-Thérèse !

Or, Cara n'était justement pas formée pour trouver le bonheur en tant qu'auxiliaire d'un mari ambitieux, à la cour ou dans l'administration, chargée d'entretenir et de développer les relations dont dépendaient les carrières. Elle ne voyait pas comment trouver le bonheur s'il ne lui restait, en dehors de la sphère des intérêts de son futur, que les travaux d'aiguille, la maternité ou l'adultère.
Comme les orties sur le fumier, la foi prospérait sur la misère des serfs.
Aucun plan de bataille ne résiste au contact avec l'ennemi.

Le silence laisse à découvert celui pour qui la parole est une arme.

Cependant, Auranka, recluse, luttait contre la honte comme on résiste à une mauvaise fièvre et, pour cela, elle usait et abusait d'une potion amère et brûlante comme les larmes : la haine du monde entier.

Les vertus des valets n'étaient pas celles des maîtres, et leur courage personnel était plus fait d'endurance et de patience que d'élan et d’enthousiasme.

[...] la noblesse était un attribut du nom, du renom et de la lignée, ce n'était pas une caractéristique individuelle garantie. C'était plus que d'hériter d'un nez droit ou d'une fortune matérielle, la noblesse était dans l'âme avant d'être dans le sang et dans la terre. Son père répétait souvent : « La lignée est un lien ! C'est pour cela que nous sommes tenus de faire plus que mener notre petite vie comme les autres ... La faiblesse et la complaisance des individus ont coupé plus de ces liens, détruit plus de lignées, que toutes les guillotines des Français ! » Il fallait défendre le renom qui était comme l'âme vivante d'une lignée : « Comme un prêtre catholique recrée la Cène à chaque messe, nous devons, à chaque génération, porter notre nom un peu plus loin, le sauver de la médiocrité. Pour la noblesse, la défense de l'honneur du nom est – ou devrait être en tout cas – ce que le témoignage de la foi est – ou devrait être – pour le clergé. »
Seul l'immatériel peut être immortel.
Il n'est de pire prison que celle où chaque détenu est aussi un gardien.
En avançant, Alexander se souvint d'une phrase que son père aimait citer : «Quand le peuple est paisible, on ne voit pas par où le calme peut en sortir, et, quand il est en mouvement, on ne comprend pas par où le calme peut y rentrer.»
Souvent, en contemplant ses domaines, ses terres, il sentait un pouvoir immense à sa portée… Si un tel pouvoir coulait dans ces vallées, presque palpable, ne pouvait-il craindre qu’il ne se manifeste et s’offre à d’autres que lui ? Il ne savait plus s’il était au seuil d’une révélation ou de la folie. Et pour reprendre pied, il ne lui suffisait plus de se concentrer sur les choses bien réelles qui l’entouraient, l’encolure mal peignée de son cheval, l’écorce des châtaigniers… Car ces choses étaient comme imprégnées de rêve ; ce qui coulait sous leur surface, ce n’était pas du sang ou de la sève, mais les secrets et les promesses de la Korvanya.»
Le goût de la liberté rapprochait un peu les seigneurs et les nomades malgré les écarts de naissance, d'éducation et de fortune. Cette relation était différente des liens contraignants qui prévalaient entre seigneurs et serfs et qui les attachaient, chacun à leur manière, à la même terre.
Anathase croyait que seuls les hommes qui abritent et nourrissent une grande vision osent entreprendre de grandes actions. Eux seuls ne se lassent jamais, ne se laissent jamais détourner, divertir, égarer dans un océan de médiocrité. Ils veulent toujours aller plus loin, quel que soit leur succès, car leurs accomplissements, comme des voiliers, ne rattrapent jamais le vent du rêve qui les pousse.
Dans ce pays, les légendes noires étaient toujours beaucoup plus appréciées que les légendes dorées et plus facilement incorporées dans la conscience de telle ou telle communauté. Pour un héros, La Korvanya enfantait dix monstres, et le héros des uns était souvent le monstre de tous les autres.
La Korvanya enferma les époux Korvanyi dans les neiges d'un hiver rigoureux tandis qu'au cours d'une longue convalescence des sentiments, ils tâtonnaient ainsi l'un vers l'autre.
 »




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