lundi 19 septembre 2016

La femme de nos vies de Didier Van Cauwalaert*****


Editions Le livre de Poche, février 2015
234 pages
Prix des Romancières - 2013


Quatrième de couverture


Nous devions tous mourir, sauf lui. Il avait quatorze ans, il était surdoué et il détenait un secret. Moi, on me croyait attardé mental. Mais ce matin-là, David a décidé que je vivrais à sa place. Si j'ai pu donner le change, passer pour un génie précoce et devenir le bras droit d'Einstein, c'est grâce à Ilsa Schaffner. Elle m'a tout appris : l'intelligence, l'insolence, la passion. Cette héroïne de l'ombre, c'est un monstre à vos yeux. 
Je viens enfin de retrouver sa trace, et il me reste quelques heures pour tenter de la réhabiliter.

Mon avis ★★★★★

On n’attend plus rien de la vie, et soudain tout recommence. Le temps s’arrête, le cœur s’emballe, la passion refait surface et l’urgence efface tout le reste. Il a suffi d’une alerte sur mon ordinateur pour que, dès le lendemain, je me retrouve à six mille kilomètres de chez moi, l’année de mes quatorze ans. L’année où je suis mort. L’année où je suis né.

Et voilà, une fois de plus un sujet sur la Shoah sur lequel je laisse quelques plumes émotionnelles !

Que cette période est dure, si violente … mais comment a-t-on pu …. ? 

Sous la plume incroyable de Didier Van Cauwalaert, cette histoire prend l’allure d’un dialogue à une seule voix ; le narrateur, Jürgen Bolt alias David Rosfeld, revient sur son extraordinaire, douloureuse et à la fois belle (je n’ose l’écrire et pourtant…) aventure. Ilsa Schaffer, une ancienne scientifique sous le régime nazi lui a sauvé la vie, lui a offert une vie, lui a même permis de devenir le bras droit d’Hitler et il tente de la réhabiliter aux yeux de sa petite-fille, Marianne qui n’a toujours vu en elle qu’un monstre nazi, et qui de ce fait ne l’a jamais côtoyée, ne lui a jamais adressé la parole, a refusé tout contact, retournant le courrier de sa grand-mère. 

Au chevet d’Ilsa, la rencontre entre David/Jürgen avec Marianne Le Bret va changer la donne, et Marianne découvrira qui était véritablement sa grand-mère Ilsa, et qui est David/Jürgen qui il a été pour sa grand-mère, qu’elles ont été leur relation. 
Ce n’est pas une vieille dame indigne qui vient de s’éteindre, Marianne. C’est l’amour de ma vie. L’amour fondateur, la sensualité, l’intelligence, le courage, le don de soi jusqu’à l’abnégation – tout le pouvoir créateur d’une femme… Tout l’héritage qu’à présent elle vous laisse. En s’éteignant, elle se rallume autrement. Elle vous éclaire de l’intérieur.
Tout ce qui était en mon pouvoir, c’était de vous délivrer de la haine imméritée qui vous gâchait la vie. De vous immuniser contre le passé de votre aïeule pour que vos ennemis ne puissent plus s’en servir. À vous maintenant de savoir comment gagner votre croisade sans perdre la foi ni le feu sacré. Je pense que votre seule arme, ce serait d’être heureuse. De réussir votre vie de femme, pour que votre besoin de militer ne soit plus simplement un faux-fuyant.
À vous de découvrir cette relation, à vous de vous laisser emporter par ce récit touchant, incroyable, débordant d’amour et d’espoir. 

La lucidité du jeune David (le David I), son génie, sa maturité est à couper le souffle. Un héros, qui force l’admiration. « Je n'ai pas envie de survivre dans leur monde. Je refuse d’être le meilleur dans une société sans âme qui tue ceux qu’elle juge inférieurs. »

La thématique est poignante, le récit riche, les touches d’humour et de douceur allègent la lecture, le style est vif et efficace. 

Parmi tant de thèmes abordés, un thème ô combien important a retenu plus particulièrement mon attention : celui de la confiance en soi que l’on insuffle aux enfants, à son enfant : lui accorder une attention bienveillante, valoriser ses compétences, l’encourager, porter un regard positif sur son enfant pour lui permettre de réussir ce qu’il entreprend, réussir sa vie. 

J’ai beaucoup appris sur la politique scientifique de l’Allemagne pendant la deuxième guerre mondiale, et ai accueilli avec beaucoup de respect les passages sur la résistance des allemands à Hitler. 

J’ai moins accroché sur la fin, mais cela n’enlève rien au fait que ce roman est un grand roman, à mon humble avis, une très belle leçon de vie, qui plus est, inspirée d’une histoire vraie… à peine croyable. Un souffle d’énergie et d’optimisme que prodigue ce roman. 

Didier Van Cauwalaert m’étonnera toujours, il se renouvelle sans cesse, et propose des sujets différents avec une approche souvent surprenante, teintée de surréalisme souvent, et d’écologie. J’avais adoré Le journal intime d’un arbre, Les témoins de la mariée, La vie interdite, Un aller simple (Goncourt 1994), Le principe de Pauline… et tant d’autres à découvrir.


Pléthore de beaux passages, de petites phrases qui ne m’ont pas laissées indifférente, et que je retranscris ci-après …Il y en a un bon peu ;-)
« 
- Pourquoi tu as sauvé ce veau-là et pas un autre ?J'ai réfléchi. En fait, je ne m'étais jamais interrogé sur les raisons de mon acte. Pourquoi on respire, pourquoi on éternue quand il fait froid ? Mais il avait raison de me poser la question. En y repensant, j'ai découvert que je n'avais pas agi sur un coup de folie, comme les gens le croyaient. J'ai fini par dire :- Je l'avais mis au monde : je ne pouvais pas le tuer.- Pourquoi ?Là, je n'ai pas eu besoin de me creuser, la réponse a jailli toute seule :- Il n'aurait pas compris.[...]- Tu n'es pas fou du tout. Tu as l'intelligence du coeur.
L'essentiel, dans la vie, c'est de garder son cap sans accuser personne.
Il ne faut jamais juger avant de connaître.

Les gens heureux sont beaucoup plus efficaces, à condition que le bonheur pour eux soit un moyen et non une fin.

Je me suis placé à côté du grand cèdre, au centre de la cour, la valise entre mes pieds, et j'ai attendu. Je ne sentais presque pas le froid. Il tombait des copeaux de cendres qui s'accrochaient à ma veste. Je me disais : c'est mon ami qui neige sur moi, pour me tenir chaud......

Il ne s’agit pas de vouloir être heureux tout le temps, mais il faut l’avoir été. Sans cela, on ne développe pas d’anticorps. Ne passez plus à côté des belles choses.

- 104 913 multiplié par 879 !Et ses coups de langue ponctuent le défilé des secondes.- Quatre-vingt-douze millions deux cent dix-huit mille cinq cent vingt-sept ! glapit le mini-maréchal au cinquième clappement.La tablée applaudit, sans se donner la peine de vérifier. Je suis atterré. Si c'est ça, le summum de l'intelligence, j'ai bien fait d'être con.

- Ce ne sont pas des douches normales qu’ils ont construites, Jürgen : il y a du gaz à la place de l’eau. Vous serez tous euthanasiés.- Eutha… quoi ?Il traduit avec une rage sèche :-Tués pour votre bien. Vous coûtez trop cher à votre patrie, et vous ne lui apportez rien, alors elle abrège vos souffrances. C’est ça leur logique. Moi, ils veulent me mettre dans une école pour développer mon intelligence. Peu importe que je sois juif, avec le résultat de mes tests. Mais je n’ai pas envie de survivre dans leur monde. Il n’est pas fait pour moi et je ne veux pas le servir. Je refuse d’être le meilleur dans une société sans âme qui tue ceux qu’elle juge inférieurs.

On a tous en nous des cancers en puissance et des anticorps qui se développent ou non. Et il n’y a pas que des hommes minables sur Terre. Mais si ce qu’on cherche dans la vie, ce sont des coupables et des excuses, on les trouve.

Quelle vie tragique a-t-elle eu ? Elevée par des gens formidables, qui lui ont laissé le choix entre l’amour adoptif et la rancune biologique. La faute à qui, sa vie tragique ? Bien-sûr que si, Marianne ! il arrive qu’on soit responsable des malheurs qu’on subit comme de ceux qu’on provoque, désolé si ça vous choque. Ce qui m’énerve, c’est qu’elle vous l’ait transmis, ce sens du malheur. Cela dit, si c’est son côté victime de naissance qui a fait de vous une redresseuse de torts, c’est très bien, je m’incline.

L'intelligence du cœur, comme il disait, la seule qui permettait de comprendre comment fonctionne la vie.

Plus l’intelligence est vaste, moins elle doit se voir, et c’est à cela qu’on la reconnaît.

Ces vieux matelas en laine, une fois qu'ils sont creusés au centre... Il faut choisir : camper chacun sur la bordure, ou alors sombrer ensemble dans la fosse commune.

Je demeure figé sur le seuil, appuyé d'une épaule au chambranle. Telle qu'elle était soixante-dix ans plus tôt, mais vêtue à la mode d'aujourd'hui, Ilsa Schaffner se tient de trois quarts-dos, penchée au-dessus du lit médicalisé. Le même âge, la même blondeur, la même nuque si fine contrastant avec les épaules carrées, la même crispation au coin des lèvres... Seul un chignon a remplacé la coupe à la garçonne. Et un tailleur gris moule sa silhouette en lieu et place de l'uniforme.
Immobile au-dessus de la vieille dame endormie, elle est comme son fantôme avant terme, son duplicata d'autrefois. Sa doublure jeunesse - comme les gens de cinéma disent : « une doublure lumière ». A ce niveau de ressemblance, le doute n'est pas permis : la femme à qui je dois tout a eu, elle, une descendance. L'unique rêve de ma vie qui ne soit pas devenu réalité.

Je sais, oui, ça coûte cher à la société, disent les experts. Mais ce qui coûte encore plus cher à la société, ce sont les experts.

Ne passez plus à côté des belles choses, Marianne Le Bret, avocate au barreau de Morlaix. Je n'ai pas les moyens de ramener Ilsa à la vie, mais vous, je le peux. Il me semble. A sa mémoire, vivez le bonheur qui lui a été refusé. Faites ce que j'ai fait à 14 ans : donnez-vous charge d'âme. La vie devient tellement plus simple quand on vit double.

Quant au diable, c’était l’enfant naturel de la bêtise et de la haine qui avait divisé le monde, hiérarchisé les espèces, les races et les sexes. Alors qu’il n’y avait entre les pierres, les arbres, les animaux et les humains qu’une différence complémentaire, une interaction constante. Quatre-vingt-dix-huit pour cent des atomes qui nous composent, qu’on soit Einstein, Hitler, une fleur ou un veau, étaient présents lors de la création du monde. C’est la même histoire qui continuait, d’âge en âge, d’être en être, que la matière paraisse inanimée ou non, dotée de raison ou pas.

Pour arrêter la barbarie, il n’y a que l’intelligence. La connaissance de la vraie réalité du monde. La raison profonde de la vie – le secret qu’on a découvert, ma mère et moi. Le secret qui arrête les guerres. Il est à toi, maintenant. Tout est dans le livre. Dans le texte et dans mes notes. Quand tu auras compris le secret, tu le transmettras aux personnes qu’il faut.

La seule loi en vigueur, en ce moment, c’est la loi du plus fort, et ce n’est pas une loi scientifique : je ne peux rien en faire. Toi, si. Alors je te passe le relais. Je me retire de l’équation, parce qu’il y a trop d’inconnues pour moi. Et toi, elles ne te font pas peur. Les inconnues, ce sont les variables à déterminer pour découvrir la solution d’un problème.

C'est là que je me rends compte pour la première fois que, si vous êtes catalogué génial, vous pouvez sortir n'importe quelle ineptie, on lui donnera un sens.

Quand votre milieu vous discrédite au lieu de vous contredire, c'est toujours la preuve que vous avez raison.

Quand les gens ne sont plus que des numéros, il suffit de changer un chiffre pour devenir un autre.

La vieillesse n’est pas un naufrage ; c’est un lent travail de rouille en cale sèche.

Ces gens ne fonctionnaient que par la peur, les rapports de force et la soumission à l’ordre établi. Le moindre grain de sable dans l’engrenage suffisait à les broyer. Reconnaître une erreur sur la personne, quel que soit le responsable, n’aurait signifié qu’une chose : l’infaillible organisation du Reich s’était fait berner par un petit juif de quatorze ans. Il fallait sauver les apparences. L’usurpateur, il serait toujours temps de l’éliminer à huis clos au sein de l’école, s’il se révélait dénué de capacités suffisantes. 

Le boson de nos rêves est devenu réalité, le monde a déjà refermé la parenthèse pour se consacrer de nouveau à son suicide financier, écologique et religieux.

À vous maintenant de savoir comment gagner votre croisade sans perdre la foi ni le feu sacré. Je pense que votre seule arme, ce serait d’être heureuse. De réussir votre vie de femme, pour que votre besoin de militer ne soit plus simplement un faux-fuyant.

Les plus beaux cadeaux du sort nous arrivent en général sous forme de démenti. C’est quand on a décidé de fermer sa vie qu’une porte se rouvre.

Pour des raisons personnelles, des raisons de femme, je n’ai pas voulu le revoir dans l’état où je suis. Il aura été l’homme de ma vie, à distance, et ma seule réussite. Ma trace d’amour sur terre. Il m’a donné tant de joies, sans le savoir.

J’ignore de quel bonheur j’ai été privé, mais ça m’aura économisé une souffrance. On n’en peut plus, à mon âge, d’avoir perdu tous ceux qu’on aime. Ne m’oublie pas, Marianne. Je crains d’être soluble dans le crachin breton, sous le parapluie d’un amant.
»

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