vendredi 28 octobre 2016

La sénilité de Vladimir P. de Michael Honig*****


Editions Presses de la Cité, octobre 2016
368 pages
Traduit de l'anglais (Australie) par Laura BOURGEOIS


Quatrième de couverture


Pots-de-vin, Bakchichs et vodka !

Dans un futur proche, reclus dans une luxueuse datcha de la campagne moscovite, l'octogénaire Vladimir P. délire, s'imaginant encore président. Le vieil homme entretient de longues conversations avec ses ex-complices : les oligarques qui l'ont porté au pouvoir et les anciens du KGB.
Entouré vingt-quatre heures sur vingt-quatre par une kyrielle de domes­tiques tous plus corrompus les uns que les autres, Vladimir pourrait bien finir sur la paille. Seul Nikolaï Ilitch Cheremetiev, son infirmier, ne profite pas de lui. Mais le monde du brave homme s'écroule lorsque son neveu Pavel est jeté en prison pour avoir critiqué le régime. Si sa famille ne paie pas l'énorme caution demandée contre sa libération, le sort du garçon est scellé. Inspiré par l'ancien politicien qui, entre deux crises hallucinatoires, revit ses moments de gloire, Nikolaï se lance dans l'art du chantage et de la magouille.
Un roman à l'humour corrosif et politiquement incorrect !

« Michael Honig a eu une idée de génie et l'a réalisée d'une façon [...] complètement dingue [...]. L'auteur nous livre avec style une comédie burlesque mais aussi une satire de la société. » The Independent

Mon avis  ★★★★★

Soudain les rouages de son cerveau se déclenchèrent, mus par une étincelle de lucidité, comme une traînée d'étoiles s'allumant l'une après l'autre dans les ténèbres d'une galaxie mourant.
Le ton est donné, Vladimir P. a quatre-vingt deux ans, démis de ses fonctions de président depuis six ans, après avoir brigué cinq mandats !, il est sénile et des moments de lucidité, il n'en a que très peu. À ses côtés, un infirmer dévoué Cheremetiev s'occupe de lui; il est le personnage central de cette histoire autour duquel gravitent une flopée de serviteurs, jardinier, gouvernante, chef-cuisinier, agents de la sécurité, femmes de chambre, dans la Datcha, demeure de l'état russe, que s'est octroyée Vladimir P.
Cheremetiev est décrit comme un personnage profondément humain, honnête, gentil et modeste, un bel imbécile aux yeux de sa famille ! Un oxymore sur pattes ! Et c'est bien ce qu'il est; il dénote totalement dans un décor empreint de corruptions à tout va et à tous niveaux (aucun domaine n'est épargné y compris celui de la santé), d'escroqueries, d'hypocrisies «Dommage que son coeur soit si solide» déplore certains membres du personnel, de pots de vin, de magouilles, d'économies parallèles ... un décor qui sonne très russe assurément. Une sacrée connerie doublée de couillonnade !
Un autre personnage sort lui aussi du lot, Pavel, le neveu de Cheremetiev, un jeune universitaire de vingt ans qui se bat et dénonce l'injustice d'un système politique gangrené à coup de mots virulants, ce qui lui vaut une arrestation. Sortie possible moyennant finance ... bien entendu ! Cheremetiev s'impliquera, corps et âme pour aider son neveu à qui il voue une admiration sans faille. «Si, en Russie, quelqu'un comme lui pouvait atterrir en prison, alors le problème était la Russie.»
Comment Cheremetiev, charmant agneau et dénué de toute âme crapuleuse, va t-il procéder ? Arrivera t-il à faire sortir son neveu ?  Vous le découvrirez en lisant ce livre ! 

Michael nous livre un excellent opus, un bon arrangement à la russe, il tourne en dérision le système politique russe et les situations prennent très souvent une tournure absolument délirante pour notre plus grand plaisir. Il est complètement barré l'ex-président, discute avec des morts, se dénude pour se livrer à une séance photo imaginaire ...C'est cocasse, c'est savoureusement acide !!

Une satire sociale dénonciatrice d'un système corrompu, un roman cinglant au cynisme puissant ! C'est caustique; amateurs du genre, laissez-vous tenter vous ne serez pas déçus.

Je remercie Babelio Masse Critique ainsi que les éditions Presses de la Cité pour m'avoir permis ce très bon moment de lecture, une plongée vertigineuse dans une comédie burlesque au goût bien amer qui fait sourire souvent, qui interpelle beaucoup, qui hante l'esprit une fois terminée.


jeudi 27 octobre 2016

Le dernier Lapon de Olivier Truc *****


Editions Métailié, septembre 2012
453 pages
Prix des lecteurs Quais du Polar 2013
Prix Mystère de la critique 2013
A reçu de nombreux autres prix

Quatrième de couverture


L’hiver est froid et dur en Laponie. À Kautokeino, un grand village sami au milieu de la toundra, au centre culturel, on se prépare à montrer un tambour de chaman que vient de donner un scientifique français, compagnon de Paul Emile Victor. C’est un événement dans le village. Dans la nuit le tambour est volé. On soupçonne les fondamentalistes protestants laestadiens : ils ont dans le passé détruit de nombreux tambours pour combattre le paganisme. Puis on pense que ce sont les indépendantistes sami qui ont fait le coup pour faire parler d’eux.

La mort d’un éleveur de rennes n’arrange rien à l’affaire. Deux enquêteurs de la police des rennes, Klemet Nango le Lapon et son équipière Nina Nansen, fraîche émoulue de l’école de police, sont persuadés que les deux affaires sont liées. Mais à Katokeino on n’aime pas remuer les vieilles histoires et ils sont renvoyés à leurs courses sur leurs scooters des neiges à travers l’immensité glacée de la Laponie, et à la pacification des éternelles querelles entre éleveurs de rennes dont les troupeaux se mélangent. Au cours de l’enquête sur le meurtre Nina est fascinée par la beauté sauvage d’Aslak, qui vit comme ses ancêtres et connaît parfaitement ce monde sauvage et blanc.

Que s’est-il passé en 1939 au cours de l’expédition de P.E. Victor, pourquoi, avant de disparaître, l’un des guides leur a-t-il donné ce tambour, de quel message était-il porteur ? Que racontent les joïks, ces chants traditionnels que chante le sympathique vieil oncle de Klemet pour sa jeune fiancée chinoise ? Que dissimule la tendre Berit malmenée depuis cinquante ans par le pasteur et ses employeurs ? Que vient faire en ville ce Français qui aime trop les très jeunes filles et a l’air de bien connaître la géologie du coin ?

Dans une atmosphère à la Fargo, au milieu d’un paysage incroyable, des personnages attachants et forts nous plongent aux limites de l’hypermodernité et de la tradition d’un peuple luttant pour sa survie culturelle. Un thriller magnifique et prenant, écrit par un auteur au style direct et vigoureux, qui connaît bien la région dont il parle.

Olivier Truc est journaliste depuis 1986, il vit à Stockholm depuis 1994 où il est le correspondant du Monde et du Point, après avoir travaillé à Libération. Spécialiste des pays baltes, il est aussi documentariste pour la radio et la télévision. Il est l’auteur de la biographie d’un rescapé français du goulag, L’Imposteur (Calmann-Lévy).

Mon avis  ★★★★★


Après la moiteur du bush australien avec Conséquences, cap sur le froid glacial de la Laponie, choc thermique puissant !,  décor d' un polar ethnique nordique extrêmement passionnant, subjuguant !
L'intrigue tient en haleine et la fin est saisissante : une totale réussite !
Le volet ethnique et géopolitique est très instructif. Olivier Truc nous propose un condensé de la culture lapone; on y apprend beaucoup sur les éleveurs de rennes aux modes de vie particuliers et aux rituels ancestraux, sur cette société qui tend à disparaître aux yeux et sus de tous, une disparition fortement appuyée par les politiques qui y voient une source de profit non négligeable : la terre de Laponie est très riche en minerais et attire les entreprises minières souhaitant exploiter ces richesses au détriment de la nature, et sans tenir compte des risques que cela pourraient engendrer.
L'écriture est visuelle et les paysages décrits ainsi que le froid glacial qui y règne sont à couper le souffle.    
Légendes, chamanisme et joïks samis, malédiction ancestrale dans un décor apocalyptique où en hiver le soleil est quasiment absent, des personnages auxquels on s'attache, qui ont chacun un secret que l'auteur nous aide à découvrir peu à peu, au gré de petits détails parsemés d'une main de maître font de cet opus une petite pépite ! N'hésitez pas à partir vous aussi à l'assaut de cette austère toundra, et mener l'enquête aux côtés de Nina et Klemet de la police des rennes et bien d'autres personnages hauts en couleur et ainsi découvrir que les pays nordiques, réputés comme les plus civilisés au monde, renferment quelques secrets que vous n'êtes pas près d'oublier.

Extrait


«Tu vois Aslak, ces montagnes, elles se respectent les unes des autres. Aucune n'essaye de monter plus haut que l'autre pour lui faire de l'ombre ou pour la cacher ou pour lui dire qu'elle est la plus belle. On peut toutes les voir d'ici. Si tu vas sur la montagne là-bas, ce sera pareil, tu verras toutes les autres montagnes autour.» Jamais son grand-père n'avait autant parlé. Sa voix était calme comme toujours. Un peu triste peut-être. «les hommes devraient faire comme les montagnes.» avait dit le vieil homme. Aslak ne disait rien. Il regardait son grand père, et il regarda le paysage qui s'étendait autour de lui. Jamais les montagnes alanguies de Laponie n'avaient été aussi belles. Les vagues infinies de bruyère avec leurs tons de feu, de sang et de terre, étincelaient et crépitaient de vie sous les rayons du soleil.



mercredi 26 octobre 2016

Conséquences de Darren Williams ****


Editions Sonatines, octobre 2012
392 pages
Traduit de l'anglais (Australie) Par Fabrice Pointeau
Publication originale Angel Rock, 2002

Quatrième de couverture


« Un thriller aussi remarquable que singulier, d’une profondeur et d’une humanité rare. C’est un livre dont on tombe littéralement amoureux, de ceux qu’il est impossible de ne lire qu’une fois. Williams est un écrivain épatant. »
R. J. Ellory


1969. Angel Rock est une petite localité du sud de l’Australie, austère et abandonnée du monde. Le village a été durement touché par la crise, l’industrie du bois peine à le maintenir en vie. Nature hostile, conditions de vie difficiles, familles isolées, c’est dans ce contexte douloureux qu’un drame s’abat sur la communauté : Tom Ferry, 13 ans, et son petit frère Flynn disparaissent dans le bush, aux abords du village. Une battue est organisée pour les retrouver, en vain.
Sydney, quelques semaines plus tard. Une adolescente en fugue originaire d’Angel Rock est retrouvée morte dans une maison abandonnée. Le suicide ne fait aucun doute pour les autorités. Mais Gibson, un policier sombre et tourmenté, décide de poursuivre ses investigations.
Défiant sa hiérarchie, il gagne Angel Rock où il va mener une enquête qui, bien vite, va tourner à l’obsession. Dans cette petite communauté où rien ne s’oublie mais où rien ne se dit jamais, Gibson devra affronter le poids du passé, le sien et celui du village, pour mettre au jour des secrets enfouis depuis trop longtemps.

Avec ce récit crépusculaire d’une puissance narrative exceptionnelle, Darren Williams nous offre le tableau d’une éclatante noirceur d’un village australien hanté par les non-dits, frappé par la tragédie, où les enfants paient pour les péchés de leurs parents. Avec des personnages d’une complexité peu commune, au premier rang desquels des adolescents en crise, assorti d'un style lyrique et hypnotique, l’auteur envoûte littéralement ses lecteurs jusqu’au coup de théâtre final.


 Darren Williams est né en 1967, il vit à Brisbane. Conséquences est son premier roman traduit en français. Il est aussi l'auteur de Swimming in Silk, non traduit en français, qui a obtenu le prix Australian/Vogel Literary Award en 1994.

Mon avis  ★★★★☆


Thriller psychologique atypique (pas de violence gratuite, ni de sang ou encore de torture), et pourtant l'atmosphère y est très oppressante, et la chaleur moite du bush australien n'atténue en rien cette impression. 
Une disparition, un suicide et voila le quotidien de la petite ville d'Angel Rock quelque peu bouleversé; des zones d'ombre s'en emparent peu à peu. L'auteur tient son lecteur en haleine jusqu'au bout, jusqu'à ce que la vérité apparaisse, à la toute fin. Le dénouement est intense, en opposition au rythme de l'histoire qui est beaucoup plus lent. Ce rythme allégé agrémenté d'une écriture belle, réaliste et poétique permet une véritable plongée dans le bush australien et de rentrer aisément dans la psychologie des protagonistes.
L'auteur alterne les points de vue et donne ainsi plusieurs angles au lecteur. C'est très intéressant comme procédé, le lecteur s'imprègne de chacune des visions et cerne chacun des acteurs avec l'impression assez étonnante de les avoir devant les yeux. Comme si les mots s'étaient transformés en images.
Au-delà de l'enquête, de la trac orchestrée par un dénommé Gibson, vous l'aurez compris, cette histoire est dense et va beaucoup plus loin, elle nous donne à voir une ville dans laquelle le malaise s'est installé, tourmentée par de sombres souvenirs qui refont surface. Ce livre aborde tant de thèmes : la culpabilité, l'espoir, la reconstruction après le suicide d'un être cher qui vous hante et que vous n'arrivez pas à comprendre, la vengeance, l'amour et sa naissance, la tristesse et l'effondrement psychologique à la perte d'un enfant.
Je regrette de ne pas avoir fait davantage connaissance avec le responsable de tous les événements qui ont entouré Angel Rock, on comprend bien les faits, mais sans point le point de vue du coupable , ça enlève un peu de piment à cette formidable histoire. C'est un peu dommage à mon goût, quand on a eu la chance de partager autant d'intimité avec les autres protagonistes, j'aurais aimé cerner celui-ci davantage.
Je vous conseille la lecture de ce thriller à l'écart des sentiers battus, et profondément humain, une lecture touchante, bluffante et dont on ne ressort pas indemne.

Extrait


Au-delà de la ville, le paysage consistait en de larges plaines arides parsemées d'arbustes mornes jouxtant de vastes étendues de néant. Gibson n'avait jamais été aussi loin de tout ce qu'il connaissait. Des mirages chatoyaient au bout des longues lignes droites comme si le ciel se mêlait à la terre dans une illusion d'optique. Des corbeaux dansaient autour des charognes au milieu de la route, enfonçant leurs becs durs dans la viande jusqu'à presque finir sous les roues de la Holden, comme s'ils se disaient que Gibson s'arrêterait peut-être pour déguster lui aussi un peu de chair en décomposition. [...] Il était au sommet d'une élévation et voyait, à des dizaines de kilomètres à la ronde, le ciel bleu s'étirant sans interruption d'un horizon à l'autre. Vers le Sud-Ouest, se trouvait un plateau long et bas. À part ça, la seule chose visible était une colonne de poussière qui s'élevait en tourbillonnant dans les airs. Il la regarda serpenter à travers le paysage, puis s'évanouir au loin. S'il y avait une ville au loin, il ne la voyait pas. Pas de Damas ni de Jérusalem. Du désert, oui, mais pas de tentations : pas d'étalages de chair dénudée, pas de palais regorgeant d'or, pas de fontaines de parfum, pas de cités à piller. [...] Le village était entouré d'un paysage rocailleux brûlé par le soleil et parsemé de touffes d'herbe épineuses qui montaient à hauteur de genou. Des petites fleurs jaunes dont les tiges tremblaient dans la brise chaude jaillissaient de la terre rouge jonchée de pierre. 


mardi 25 octobre 2016

Le parcours de Camille Roux de Jean-Philippe Repiquet****


Editions ENTRE-TEMPS, décembre 2014
176 pages


Quatrième de couverture






Mon avis ★★★★☆


Jean-Philippe Repiquet, géographe, part sur les traces d'un soldat français, pendant la Première Guerre Mondiale, Camille Roux et nous retranscrit ainsi son parcours de Poitiers à Verdun, du Chemin des Dames à la Belgique. Une importante partie de cet ouvrage consiste en la publication du carnet de bord de Camille Roux, témoignage touchant, vision à la première personne, des événements, des déplacements des troupes de cette période de l'Histoire et de ses journées, rythmées majoritairement par les cafés, messes, communions, rassemblements, départ des hommes, et des multiples canonnades. Les schémas et notes de Camille sont complétés par des extraits de documents officiels, par des photos/cartes postales de l'époque mais aussi actuelles permettant ainsi de faire un lien entre le passé et le présent, de témoigner des traces du passé dans les paysages d'aujourd'hui. Un parallèle très intéressant.
Cet ouvrage est très riche, passionnant, extrêmement bien illustré; je le conseille vivement à tous les passionnés de la Grande Guerre.
Je remercie vivement les éditions ENTRE-TEMPS, l'auteur, ainsi que Masse critique pour cette belle découverte.

Extrait


Lundi 22 octobre. Bonne nuit malgré la canonnade intense. Messe et sainte communion. Brouillard. La canonnade continue à faire rage. Exercice. Service de midi à 8 heures. Peu de blessés. C'est terrible ce roulement de tonnerre continuel, cela fait rage. Rosaire. Pendant 1 heure c'était plus calme pour reprendre plus pire encore.




Robe de marié de Pierre Lemaitre *****


Editions Calmann-Lévy, janvier 2009
271 pages
Prix du polar lycéen d'Aubusson - 2012
Prix Sang d'encre
Prix des lecteurs Goutte de Sang d'encre, Vienne, 2009
Meilleur polar francophone 2009 au Salon de Montigny

Quatrième de couverture


Il n’y a qu’une seule maladie mentale : la famille.

Évidemment, je m’y attendais puisque j’en suis l’auteur mais… à ce point-là ! Quelle vision, c’est à peine croyable…

Son mari n’est plus que l’ombre de lui-même. Les vertèbres ont dû être salement touchées. Il doit maintenant peser dans les quarante-cinq kilos. Il est tassé dans son fauteuil, sa tête est maintenue à peu près droite par une minerve. Son regard est vitreux, son teint jaune comme un coing. Et il est tout à fait conscient. Pour un intellectuel, ça doit être terrible.

Quand on pense que ce type n’a pas trente ans, on est effaré… Quant à elle, elle pousse le fauteuil avec une abnégation admirable. Elle est calme, son regard est droit. Je trouve bien sa démarche un peu mécanique mais il faut comprendre : cette fille a de gros soucis…

En tout cas, elle ne tombe pas dans la vulgarité : pas d’attitude de bonne sœur ou d’infirmière martyre. Elle serre les dents et pousse le fauteuil, voilà tout. Elle doit pourtant réfléchir et se demander ce qu’elle va faire de ce légume. 
Moi aussi d’ailleurs.

Mon avis  ★★★★★


En admiration, je suis ! Mr Lemaitre, je vous ai dévoré ...euh, votre livre, et d'ailleurs quasiment tous vos livres. Robe de marié est l'un des meilleurs à mon avis. Vous nous emmenez une fois de plus dans des sentiers psychologiques bien tortueux et surprenants empreints d'une bonne dose de machiavélisme et d'une effroyable touche démoniaque. Comment peut-on perdre aussi rapidement le contrôle de sa  propre vie ? C'est absolument dément, à peine croyable. Vous êtes impitoyable !
Un excellent thriller psychologique, sous haute tension, à la structure redoutablement efficace, et au scénario astucieux, où la manipulation et ses ravages règnent en maîtres. Pierre Lemaitre a l'art de bluffer son lecteur, et ce bouquin, un putain de bon bouquin, est absolument addictif. 
Mention spéciale pour la structure déstabilisante ! C'est un coup de coeur pour moi assurément !

«Je surveille particulièrement leurs habitudes. Les habitudes, c'est ce qui vrille le moins, ce sur quoi on se repose, ce qui est solide. Ce dont on ne doute pas facilement. C'est sur cela que je dois travailler.

Le net est un immense supermarché tenu par des assassins. On y trouve tout, armes, drogues, filles, enfants, absolument tout. Ce n'est qu'une question de patience et de moyens. J'ai les deux. J'ai donc fini par trouver. Ça m'a coûté une petite fortune, rien de grave donc, mais plus de deux mois de délai, ce qui me rendait dingue. Peu importe, le paquet est arrivé des Etats-Unis, une centaine de petites gélules roses. J'ai goûté le produit, c'est totalement sans saveur, parfait. À l'origine un médicament antiobésité réputé révolutionnaire. Au début des années 2000, le laboratoire en a vendu plusieurs milliers, à des femmes principalement. Il avait de quoi séduire : côté obésité, on n'avait jamais vu un truc pareil. Mais le produit s'est révélé un excitateur de monoamine oxydase. Il booste une enzyme qui détruit les neurotransmetteurs : la molécule antiobésité était par ailleurs une sorte de «prodépresseur». On s'en est rendu compte au nombre de suicides. Dans la plus grande démocratie du monde, le laboratoire n'a eu aucun mal à étouffer l'affaire. On a évité les procès à l'aide du plus puissant inhibiteur du sentiment de justice : le carnet de chèques. La recette est simple : devant une résistance résolue, on ajoute un zéro. Rien ne résiste à ça. Le produit a été retiré du marché, mais personne évidemment n'a été capable de récupérer les milliers de gélules vendues, qui sont aussitôt devenues l'objet d'un trafic que le net a ouvert à l'ensemble de la planète. Ce truc est une véritable bombe antipersonnel, et pourtant on se l'arrache, c'est à peine croyable. Il y a des milliers de filles qui préfèrent mourir qu'être grosses.

Chaque page est un viol, chaque phrase une humiliation, chaque mot une cruauté.

Elle voudrait bouger mais elle ne peut pas. Mon Dieu, Sophie, dans quel merdier tu t'es mise ? Comme si ça ne suffisait pas déjà...Tu devrais partir tout de suite, là maintenant, avant que le téléphone sonne à nouveau, avant que la mère inquiète, d'un coup de taxi ne débarque ici avec ses cris, ses larmes, la police, les questions, les interrogatoires.Sophie ne sait plus quoi faire. Appeler ? Partir ? Elle a le choix entre deux mauvaises solutions. C'est toute sa vie ça.»

dimanche 23 octobre 2016

Little America de Rob Swigart*****



Editions Cambourakis, mars 2015
Traduit de l’anglais (États-Unis) par François Happe 
Edition originale parue en 1977


Quatrième de couverture


Orville Hollinday Senior voue une haine sans bornes à son fils, Orville Hollinday Junior, que le lui rend bien – et n’a d’ailleurs qu’une ambition, tuer son père avant de partir pour l’Ouest et s’établir dans l’immense station service de Little America, l’endroit où tout le monde finit inévitablement par passer, et où l’on prend la vraie mesure de l’Amérique : « Des voitures. De la nourriture. Des cieux immenses et bleus. La libre entreprise. » Après quelques détours professionnels et tentatives pour faire sauter les Cadillac successives de son père, Orville Junior atterrit effectivement à Little America et devient même propriétaire de sa propre pompe à essence, tandis que chez ses parents, entre coucheries et magouilles culinaires, rêves en Technicolor et déboires nucléaires, tout fout le camp… pour converger, dans une électrisante apothéose, vers la petite ville de Squash, non loin de Little America, en pleine frénésie patriotique. 
Farce œdipienne des temps modernes, Little America est une satire aussi drôle que virulente du modèle américain qui inscrit Rob Swigart dans la droite lignée de Ken Kesey, Joseph Heller ou encore Kurt Vonnegut.

Rob Swigart

« Sous quelque forme que ce soit, j’ai été écrivain toute ma vie adulte. » Ainsi se présente Rob Swigart, né en 1941 à Chicago, qui a fait ses premières armes comme reporter au journal local Cincinnati Enquirer avant de se lancer dans l’édition dans les années 1960 puis de s’en détourner quelques années plus tard, décidant d’embrasser la carrière d’écrivain après un doctorat en littérature comparée. Depuis, il enseigne notamment à l’université de San Jose, a travaillé comme journaliste spécialisé en technologies et techniques, a écrit le scénario de nombreux jeux vidéos et d’un épisode de série télévisée, et est à ce jour l’auteur de douze romans et d’une centaine de poèmes. Si ses oeuvres de jeunesse, dont Little America (1977), A.K.A. : A Cosmic Fable(1978)…, tiennent de la satire, ses ouvrages suivants gravitent souvent autour de la science-fiction, des innovations technologique et, plus récemment, de l’archéologie.

Mon avis ★★★★★


Un très bon bouquin, une très bonne histoire complètement déjantée, avec beaucoup d'humour derrière lequel se cache une belle et fougueuse critique de la société américaine. 
C'est un joyeux bordel qui vous attend : conspirations, sexe, envies de meurtre, belles voitures ... le tout assaisonné de matières fissiles, d'essence et d'une sauce très spéciale que tous les fast-food s'arrachent. Jubilatoire ! 
La plume de Rob Swigart, que je découvre avec grand plaisir, est légère et acerbe à la fois pour servir une comédie délirante et burlesque qui fait un bien fou ! Orville Junior, Orville Sénior, je ne suis pas prête de vous oublier ...

Dans le même registre de la contre-culture américaine, j'avais bien aimé Même les cow-girls ont du vague à l'âme de Tom Robbins, une histoire qui partait elle aussi dans tous les sens,et je me régale actuellement avec Et quelquefois j'ai comme une grande idée de Ken Kesey, que je savoure tranquillement et que je vous conseille vivement, c'est une petite pépite.

« À l'université, le conseiller pédagogique d'Orville lui dit qu'il n'avait aucune aptitude réelle pour le comptabilité, mais Orville travailla sérieusement et obtint son diplôme avec des notes qui le situaient juste au milieu de sa promotion. Il haïssait son père, mais il en avait aussi une peur bleue.
  - Non mais, imaginez un peu, dit Sénior au psychiatre quelque temps plus tard. Ce qu'il veut, c'est aller dans un endroit appelé Little America et avoir sa pompe à lui.
- Le simple fait de désirer une chose dont les autres n'ont pas envie ne fait pas de vous un fou, au sens clinique du terme, répond le Dr Schmidlapp sur un ton glacial. Il examina le fourneau de sa pipe en écume de mer, hocha la tête et se mit à tapoter ses poches à la recherche d'allumettes. Puis il parla d’Œdipe à Sénior.
- Je ne connais rien à tout cela, dit Sénior. Je suis un homme d'affaires. La mère d'Orville était assise près du lit, dans la chambre d'hôpital, et elle ne cessait de se lamenter :
- Oh, Orville, Orville.
C'était une femme séduisante, aux cheveux auburn, et qui était connue dans le cercle de ses relations pour ses salades et l'organisation méthodique de sa maison. Dans le brouillard de la douleur qui lui enveloppait la tête, Orville ne pensa pas un seul instant qu'elle pût se lamenter de la perte de sa lampe, les nymphes et les bergers ayant été expédiés à tout jamais dans les ordures ménagères d'un coup de balai.
Orville savait seulement qu'elle était la plus belle, la plus chaleureuse, la plus gentille, la plus sensible et la plus aimante au monde, et, assurément, la seule personne avec laquelle il aurait jamais envie de se marier.»

jeudi 20 octobre 2016

Envoyée Spéciale de Jean Echenoz *****


Les éditions de minuit, janvier 2016
313 pages


Quatrième de couverture


Constance étant oisive, on va lui trouver de quoi s’occuper. Des bords de Seine aux rives de la mer Jaune, en passant par les fins fonds de la Creuse, rien ne devrait l’empêcher d’accomplir sa mission. Seul problème : le personnel chargé de son encadrement n’est pas toujours très bien organisé.


Mon avis ★★★★★


Une écriture qui se déguste, un style littéraire atypique, du Echenozien que j'affectionne pleinement !
Quand les mots se font plaisir, quand la littérature se fait jeu, quand l'humour est au rendez-vous, quand le décalage interpelle, quand le lecteur se sent complice de l'histoire qui se déroule sous ses yeux, quand la malice, l'ironie, l'absurde étirent les lèvres, quand les pages se tournent sans que l'on s'en rende compte, quand les digressions parfaitement maîtrisées cultivent ... c'est absolument jouissif, non ? C'est à peu près ce que j'ai ressenti à la lecture de cet opus, un vrai régal. MERCI Mr Echenoz ...!!
A l'instar de "Je m'en vais', on se retrouve plonger dans un polar, ici plutôt roman d'espionnage, une parodie de roman d'espionnage d'ailleurs. L'histoire quasi improbable, nous entraîne de Paris à la Corée du Nord en passant par la Creuse. La Corée du Nord, nous y voilà, parce-que en plus de se moquer gentiment de l'espionnage français, Echenoz nous donne à voir la cruauté, la grandiloquence, la folie voire l'absurdité de ce pays.  
On s'amuse, on rit. Jean Echenoz joue avec son lecteur, et le convie à cette fête doucement dingue en utilisant ce "on" :  
Nulle raison, direz-vous, de croiser des éléphants dans la Creuse et sur ce point nous sommes d’accord, nous ne le mentionnons que pour la raison suivante. Selon les travaux du docteur L. Elizabeth L. Rasmussen, les femelles de l’Elephas maximus usent comme toute espèce animale d’une certaine combinaison de molécules dès le moment où l’exercice du rut devient envisageable, voire souhaitable. ... Nous pensions qu’il n’était pas mauvais que ce phénomène zoologique, trop peu connu à notre avis, soit porté à la connaissance du public. Certes, le public a le droit d’objecter qu’une telle information ne semble être qu’une pure digression, sorte d’amusement didactique permettant d’achever un chapitre en douceur sans aucun lien avec notre récit. A cette réserve, bien entendu recevable, nous répondrons comme tout à l’heure : pour le moment.
 C'est léger et cocasse, déjanté parfois ... et pourtant très puissant ! À savourer sans aucun doute !
Voici maintenant plus d'un mois que Clément Pognel partageait la vie de Marie-Odile Zwang et rien ne se passait comme on s'y serait attendu. L'un ayant pu nous paraître une épave aboulique, l'autre une implacable harpie, on ne pouvait guère envisager d'autre existence commune à ces deux-là que sur un mode SM élémentaire, quotidien scandé d'insultes et d'ecchymoses, œil au beurre noir et dents brisées, Royal Canin en plat unique suivi d'une pincée de Destop dans le café. 

«Je suis plutôt content de te voir, non ? dit Pélestor en arrivant, qu'est-ce que tu en penses ? C'est bien le style de formules ambiguës, énoncées d'une voix sourde en un sourire navré, propres à Franck Pélestor qui est un garçon tassé, voûté, posant un regard sombre sur ses pieds et sur le sol qui les soutient, s'aventurant rarement plus haut que ceux de ses semblables. Ses habits sont en toutes saison boutonnés et sanglés : tricot, veston, manteau, écharpe, souliers fourrés à fermeture Éclair. Le soleil peut flamboyer, le monde peut valser en  T-shirt, Pélestor reste vêtu dans les mêmes tons gris, sa peau est un peu grise aussi comme son humeur, chaque jour. Sans doute craint-il de s'enrhumer, sans doute l'est-il puisqu'il extrait régulièrement de sa poche le même Kleenex figé, compact, plat, façon pierre ponce ou savonnette en fin de carrière, dont il parvient encore à éplucher un fragment translucide pour l'appliquer sur son nez.


C'est qu'Hubert, bien connu dans sa profession, dispose d'un volant de clientèle assez riche et varié pour se permettre un style vestimentaire soigneusement négligé. De la sorte il met à l'aise les huiles qu'il retrouvera au golf, au tennis, au squash, de la sorte il n'effarouche pas le non plus le gustave anonyme, magnétisé par la réputation d'Hubert mais rassuré de voir un éminent juriste, aussi simplement mis, s'occuper de ses humbles intérêts. Hubert s'attire ainsi le respect fasciné du gustave, lui donne conscience de l'honneur qui lui est fait jusqu'au jour où, toutes taxes comprises, la secrétaire d'Hubert fera part au gustave ébahi du montant de ses honoraires.»

mercredi 19 octobre 2016

Les oiseaux de Tarjei Vesaas *****



Editions Plein Chant, 2012 pour cette édition
Première édition en langue française, 1975
Titre original Fuglane, 1957
266 pages
Roman traduit du norvégien (nynorsk) & présenté par Régis Boyer.
Couverture de Gilles Chapacou


Quatrième de couverture


Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas approfondir ou dont mieux vaut ne pas parler. Mattis le sent obscurément,tel le fait que l’on a donné son nom et celui de sa soeur Hege aux trembles morts émergeant des sapins proches de leur maison. Ou encore que les gens l’appellent ahuri, quand ils ne se doutent pas qu’il les entend, et rechignent à lui confier un travail quelconque. Lui non plus n’aime pas en demander. il sait trop quel désarroi le saisit presque aussitôt. Mattis préfère rêver dans la forêt, écrire dans la boue un message d’amitié à un oiseau. Tout lui est signe et présage: cette bécasse qui survole son logis et qu’un chasseur tue par sa faute, ce tremble que foudroie l’orage et qui représente lui ou Hege… Que Hege meure ou cesse de s’occuper de Mattis, comment vivrait-il? L’idée chemine dans son esprit et l’obsède quand, devenu passeur sur le lac, il amène chez eux Jörgen le bûcheron. Petite âme à demi éveillée, coeur d’oiseau qui se débat dans les brumes où s’enveloppe pour lui le monde réel, Mattis en vient à forger son propre destin et c’est ce qui rend si poignante cette histoire d’un simple où Tarjei Vesaas transcrit l’inexprimable enfoui au fond des êtres.


TARJEI VESAAS


Issu d’une famille de paysans norvégiens, Tarjei Vesaas est né en 1897. Après l’école primaire, il travaille avec son père mais commence très tôt à écrire. Il publie son premier roman à 26 ans. Des bourses lui permettent de voyager à l’étranger. Quand il revient en Norvège, c’est pour vivre dans son district natal et se consacrer à son oeuvre littéraire. Du romantisme, après une période réaliste, il a évolué vers le symbolisme. Les oiseaux appartiennent à cette dernière période. Disparu en 1970, Tarjei Vesaas est considéré comme l’un des plus grands écrivains norvégiens.

Mon avis ★★★★★


Un récit magnifique, attachant et si troublant, une belle écriture épurée et poétique.
Cette histoire prend aux tripes, elle est empreinte d'amour et de bienveillance, et provoque tant d'émotions.
Mathis, 37 ans, dit "La Houpette" dérange par son langage qui lui est propre, par ses actions et réactions qui apparaissent peu normales aux yeux des personnes "sages" qui le côtoient, ou qu'ils rencontrent au hasard de ses sorties. Mathis s'évertue d'ailleurs à cacher son altérité, il tente de faire illusions au moins un temps, de paraître "normal" à leurs yeux. Cela va bien fonctionner avec Inge et Anna, deux jeunes filles qu'il rencontre sur la lac et qui se comportent de façon exceptionnellement bienveillante à son égard. Ils vont partager de joyeux moments ensemble et cela va avoir un effet salvateur pour Mathis. 
- Il s'en est fallu d'un cheveu, dit la voie indignée. Vous auriez pu être aplati comme une crêpe, à marcher comme un balourd. [...] 
Il comprenait que l'homme aurait dit la même chose à qui que ce fût, c'était la peur qui l'avait fait crier. L'homme était un touriste, il ne savait pas à qui il parlait. Mattis se dit et redit cela, sentant au même instant combien il était protégé des milliers d'hommes qui ne savaient pas la moindre chose de lui. C'était comme un brouillard amical entre eux et lui. C'était bon de penser : il y une infinité de gens qui ne savaient pas le moins du monde qu'il était un ahuri.
Mathis est un innocent qui s'émerveille des petites choses de la vie, qui voit des signes dans chacune de ces petites choses, comme le passage d'une bécasse au-dessus de sa maison, ou encore les traces laissées par les oiseaux dans la forêt et qu'il perçoit comme un langage et communique tout bonnement avec eux en leur écrivant à son tour des signes sur le sol. Il ne comprend pas sa soeur, Hege, qui s'occupe de lui et subvient à leurs besoins en tricotant d'arrache-pied, une soeur courage, qui s'exaspère pourtant de certains comportements de son frère. Elle ne rentre pas dans ses jeux, ne cherche pas à les comprendre, et Mathis en est presque choqué. Pour lui, c'est comme si elle passait à côté des choses de la vie, aussi simples soient elles. Il donne un sens à chaque bruit de la nature, chaque comportement de la faune, nature et faune communiquent avec lui ... et les autres «ne peuvent pas comprendre». Il a pleinement conscience de faire partie d'une autre sphère. Et l'on s'y attache à ce personnage, un petit poème à lui tout seul.
Dans le fossé boueux, il y avait des empreintes légères de pattes d’oiseau, et puis quantité de petits picotis ronds et profonds dans la terre marécageuse. C’était la bécasse qui était passée par là. Les trous profonds avaient été faits par le bec de l’oiseau à la recherche de quelque chose de mangeable, et parfois c’étaient seulement de petits picotis : c’était son écriture. Mattis se pencha et lut. Regarda les légères empreintes dansantes. L’oiseau est si léger, si beau, pensa-t-il. Mon oiseau marche si légèrement dans le marécage quand il est fatigué du ciel.
Tu es toi, voilà ce qui était écrit.
C’était vraiment une salutation.
Une rencontre va précipiter la vie calme et paisible de Mathis au côté de sa soeur vers un drame ... inévitable. 
Un magnifique récit sur la différence, sur les aspérités que la norme engendre et qui nous pousse à la réflexion. 
« Le lendemain matin, il pensa, le cœur plein à déborder :Aujourd’hui, c’est moi et la bécasse. Comment, il ne pouvait l’expliquer. Il n’avait pas besoin d’une explication non plus. Il y avait bien des raies au-dessus de la maison – des traces de la bécasse qui était passée par ici pendant qu’il dormait cette nuit, et toutes les nuits maintenant. C’était presque un péché que de dormir. Plus Mattis pensait à la bécasse, plus il était certain qu’il arriverait de bonnes choses. Quelque chose qui serait autrement. C’était pour cela que la bécasse passait au-dessus d’ici matin et soir, mais toujours pendant que les gens étaient cachés dans leurs maisons.Cela signifiait quelque chose de bon, lui semblait-il. Evidemment, il pouvait sortir et veiller, suivre le passage de l’oiseau dans l’air aussi souvent qu’il voudrait. C’était la bécasse et lui. Aujourd’hui, c’était un jour nouveau avec elle.La bécasse comblait les pensées de Mattis. Il ne pouvait s’empêcher d’y faire allusion sans cesse devant Hege. Celle-ci était fatiguée mais il pouvait bien se comporter de telle sorte que Hege ne sût pas de quoi il s’agissait, croyait-il, et de sorte qu’il pût pourtant soulager son cœur. 
De bonne heure, ce matin-là, tandis qu’elle lui donnait à manger, il dit à Hege :
– Ça va et ça vient pour moi maintenant.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle patiemment.
– Comme ça. Il fit un trait en l’air avec ses doigts, comme une passée de bécasses. Hege voulut poursuivre son travail. Elle était toujours pressée. Mattis était heureux de l’associer à ce qu’il portait en son cœur juste alors, mais, dans son aveuglement, Hege ne le comprenait pas.
– Attends un peu, Hege, c’est important ça.
– Vite alors, dit-elle.
– Tu en sais si peu sur certaines choses.Il dit cela amicalement, d’un ton un rien effrayé. Il parlait à quelqu’un de futé, non ?
– Oui, tu l’as déjà dit, répondit Hege.
– C’est passé et repassé, dit-il.
– Et pendant que tu dormais, dit-il.
– Tous les jours, dit-il pour arrondir.
Alors, elle le regarda comme elle eût regardé un adulte, puis elle dit :
– Tant mieux pour toi que tu le prennes ainsi. Ce n’est pas mon cas, je dois dire.


Il s’assit à côté de sa barque et tourna son visage vers le vent sur le lac.Souffle, vent ! souhaitait-il en secret.
Il y avait trop de choses à penser ici :
Des pierres sur tous les yeux, dit-il au hasard.
Anna et Inger et tout, dit-il.
Tout arbre où se sont posés des oiseaux, dit-il.
Tout sentier où ma sœur Hege a marché.
Mais cela devenait trop dangereux, il n’osa pas énumérer d’autres choses. »

Tarjei Vesaas en 1967

Tarjei Vesaas, né le 20 août 1897 à Vinje (comté du Telemark), 
et décédé le 15 mars 1970 à Oslo, est un écrivain norvégien
de langue néo-norvégienne (nynorsk). 
Son œuvre, dominée par les thèmes existentiels du Mal, de l'Absurde, 
ainsi que par l'omniprésence de la Nature, 
se caractérise par une forte dimension symbolique et onirique.
(Source Wikipedia)

vendredi 14 octobre 2016

Chemins de Michèle Lesbre ****


Editions Sabine Wespieser, février 2015
144 pages

Quatrième de couverture


« J’ai trois ans. Un homme qui me paraît immense entre dans la minuscule cuisine de l’appartement rue du Souci à Poitiers, me prend dans ses bras, je ne l’ai jamais vu. Ma mère me demande de l’appeler papa. C’est mon père. »
Des années après la mort de son père, dont l’apparition s’impose dès les premières phrases de son nouveau roman, Michèle Lesbre tente de se réconcilier enfin avec son « intime étranger », ce père qu’elle a si peu et si mal connu.
Assis sous un réverbère, un homme bien mis, pipe à la main, est totalement absorbé par sa lecture. La scène est insolite, la silhouette presque familière, et quand la narratrice, intriguée, parvient à déchiffrer le titre de l’ouvrage, le passé la submerge. Scènes de la vie de bohème, d’Henry Murger, ne quittait pas le bureau de son père, et elle s’était souvent étonnée, sans oser lui poser la question, qu’il l’évoque comme un livre « qui était toute sa jeunesse ». Quel rapport entre les aventures de quatre joyeux drilles à l’humeur frondeuse et l’homme tourmenté dont elle n’a jamais percé la part de mystère ?
Avec le projet de lire enfin Murger, qui attendait son heure, elle s’engage dans un voyage rythmé de paisibles étapes le long d’un canal. Son imagination et sa mémoire dérivent au fil de l’eau et des rencontres – une gardienne de vaches, un éclusier tendre et un peu menteur, un délicieux couple de mariniers… Mais elle ne s’arrêtera jamais très longtemps auprès d’aucun de ceux-là. Elle sait qu’ils la mènent à un autre rendez-vous, bien plus essentiel, avec ce père qui un jour fut un jeune homme insouciant, rêvant de la vie de bohème.
Chemins est une bouleversante quête du père, et un très beau roman des origines.


Mon avis  ★★★★☆


« Leur présence sur le vieux pont était une étrange 
et vertigineuse ellipse entre mon enfance, 
leur vieillesse et la mienne, qui me rapprochait d’eux, 
de tout ce que nous avions partagé sans en avoir eu conscience, 
mais plutôt avec la désinvolture des jours heureux. 
Je n’avais plus d’âge, eux non plus. 
Je les voyais dans leur jeunesse et j’aurais aimé qu’ils me voient vieillissante, 
ainsi s’estomperait le mystère des êtres dont on ignore tout un pan de leur vie,
celui d’avant notre naissance, et d’après notre mort. »


Une douce promenade, tranquille et sereine, aux bords des canaux, au fil du temps qui passe et de celui passé, au fil de rencontres tendres et délicieuses. Michèle Lesbre convoque les souvenirs, sa pensée vogue d'images en images, d'événements en événements, la nostalgie n'étant jamais bien loin. 
Un court roman, empreint d'une douce chaleur, d'une certaine tendresse, d'une luminosité poétique, qui se lit lentement, qui se savoure, un délicieux moment de réflexions sur la vie et le temps qui défile, sur les déchirures que la vie engendre ... une pause dans le cours de cette vie, pour parler de ce qui se transforme, de ce qui se perd, de ce qui manque sans que nous y prêtions attention, ou alors trop tard, pour s'imprégner des moments de l'enfance, pour retrouver ce qu'[on a] peur de ne pas reconnaître, pour aller à la rencontre d'un être insaisissable, absent, trop absent, que l'on a tous certainement autour de nous. Un être (le père, dans cet ouvrage, intime étranger, qui rêvait de bohème) qui semble si lointain, à côté duquel nous passons sans que les liens ne se tissent, un être, avec qui on a le sentiment de ne rien partager, que l'on ne comprend pas, un être enfermé dans sa vie, une vie qui nous échappe. Puis vient le temps de la réconciliation, peut-être ...
Délicat et pudique, ce roman est un petit bijou, ...douloureux et joyeux à la fois, qui donne envie de prendre le temps de savourer chaque instant, d'en apprécier, d'en humer chacun des éléments qui  le définissent  ... de VIVRE en somme.

«Le canal dormait profondément. Derrière un rideau de peupliers, trois vaches paissaient. Une silhouette féminine vêtue de noir semblait les garder comme autrefois, au temps de la campagne de mon enfance, où les animaux et les hommes vivaient ensemble. Je me suis assise dans l’herbe et j’ai regardé longtemps le voile frémissant d’insectes à la surface de l’eau, une eau d’un vert doré dans laquelle les peupliers étiraient leur ombre. 
Tôt le lendemain matin, je suis retournée au bord du canal. Une légère brume voilait le pré, les peupliers, et même la surface de l’eau, rendant ainsi le paysage incertain. Le petit troupeau n’était pas là. Albertine, sa maîtresse et le chien avaient tout de même une présence fantomatique dont la mélancolie m’invitait à la rêverie. Il me semblait que j’allais sans cesse devoir improviser, que rien ne se passerait comme prévu, qu’à chaque étape un détail, une rencontre, une réminiscence, me feraient dévier de ma route et me mettraient sur des chemins buissonniers. Je m’en réjouissais.
Je me souvenais d’un matin où j’avais éclaté en sanglots à la pensée que toute cette beauté m’échapperait un jour, sans pouvoir l’expliquer, une intuition terrifiante qui me désespérait et qu’aucun des adultes présents n’avait su rassurer. J’avais peut-être dix ans, et je savais, sans le comprendre, sans avoir les mots pour le dire, que le bonheur de l’après-guerre, cette légèreté de la vie que nous menions l’été dans le paradis qu’était la maison du Pommier, était un sursis après les années de violences et d’horreurs. La vraie vie serait sans doute autre chose, les orages conjugaux de mes parents me le prouvaient déjà.
L'amour est toujours différent de ce qu'on imagine. Les pères sont parfois incertains, l'amour aussi, c'est peut-être ce qui les rend si nécessaires.
Nous sommes restées quelques instants silencieuses, puis elle m’a demandé si j’étais perdue et cela m’a fait rire, ce n’était pas complètement faux, j’étais un peu perdue, mais pas comme elle l’entendait, je l’étais dans les jours à venir, que j’avais du mal à mettre en perspective.
Dans la rumeur de la ville qui s’amplifiait soudain, et au moment où je me rapprochais de la rue où j’avais vécu plusieurs années, je pensais que nous n’avions su que nous égarer dans le mutisme et les cris.
... ou encore ce retour imprévu à R. et peut-être au lieu dit «Le Pommier» qui me troublait et m’attirait lui aussi, comme si, soudain, il me fallait mettre de l’ordre dans toutes ces images qui me hantaient depuis des années, des images enfouies dans le silence.


Je vivais dans le rêve de mon père, mais sans guide, sans pouvoir marcher sur ses pas, sur leurs pas.
Lorsque la photographie de mon père est apparue sur sa table de nuit , je n’ai posé aucune question, je pensais qu’elle avait sans doute besoin de lui pour poursuivre un chemin, celui qu’ils n’avaient jamais trouvé ensemble. C’est sans doute ce même chemin sur lequel ils m’accompagnent. »

La revue de presse, c'est ici.


Du même auteur sur ce blog






Sacrifices de Pierre Lemaitre*****


Editions Albin Michel, octobre 2012
363 pages

Quatrième de couverture


« UN ÉVÉNEMENT 
EST CONSIDÉRÉ COMME 
DÉCISIF LORSQU'IL DÉSAXE 
COMPLÈTEMENT VOTRE VIE.
PAR EXEMPLE, TROIS 
DÉCHARGES DE FUSIL À POMPE
SUR LA FEMME QUE VOUS AIMEZ. »

Atmosphère glaçante, écriture sèche, mécanique implacable : Pierre Lemaître a imposé son style et son talent dans l'univers du thriller. Après Alex, il achève ici une trilogie autour du commandant Verhoeven, initiée avec Travail soigné.

«Lemaitre hisse le genre noir à une hauteur rarissime chez les écrivains français : celle où se tient la littérature.» 
Jean-Claude Buisson, Le Figaro Magazine


«Nous ne connaissons que le centième de ce qui nous arrive.
Nous ne savons pas quelle petite part du ciel paie tout cet enfer.»
William Gaddis, Les Reconnaissances

Mon avis ★★★★★


«C'est un lien sacrement fort, ce qu'on est pour les autres.»

La boucle est bouclée ! Après Travail Soigné et Alex, Pierre Lemaitre clôt brillamment la trilogie avec Sacrifices.
Un petit peu de réchauffé, notamment avec le personnage de Verhoeven, qui se met une fois de plus à dos sa hiérarchie, et enfreint les règles du bon soldat...mais comment lui en vouloir ? Tout le reste est tellement bon ! Une nouvelle fois, Pierre Lemaitre nous tient en haleine, n'a pas son pareil pour insinuer le doute, prendre son lecteur à revers, distiller suspense, rebondissements et humour noir. Que d'intensité une fois de plus, impossible de lâcher cet opus, un sprint du début à la fin, et une accélération irréelle en toute fin de course pour aboutir à un final renversant. Je finis sur les rotules, à bout de souffle, épuisée ... mais pas vaincue du tout, j'en redemande !! Je voulais laisser un peu de temps avant de m'attaquer à Robe de marié ... mais je ne vais pas tenir bien longtemps, à mon avis. Il m'attend bien sagement déjà, entre Darren Williams et Olivier Turc, pas tout à fait en pole position ... mais après tout ... c'est qui le patron ? ... Pierre Lemaitre, j'en ai bien l'impression !

Petit conseil, lire Travail soigné avant de vous plonger dans Sacrifices, pour vous imprégner au mieux des réflexions de Verhoeven, des ses états d'âmes, et ainsi mieux appréhender le déroulé de cette histoire.
«Qu'est ce que c'est beau chez les bourgeois. Ils seraient moins cons, ça donnerait presque envie d'en faire partie. Je me gare à deux pas du lycée, des filles de treize ans y portent des vêtemnts qui valent treize fois le SMIC. De temps en temps, on regrette que le Mossberg ne soit pas reconnu comme instrument d'égalisation sociale.
Qu'est-ce que tu veux, j'ai une taille de caniche mais des aspirations cosmiques.
Oublier est inévitable. Mais oublier, ce n'est pas guérir.
- Cette patiente a besoin de repos, lâche-t-il enfin. Elle a subi un traumatisme très violent. (Là, il fixe Camille.) Son état tient du miracle, elle pourrai être dans le coma. Elle pourrait être morte.
- Elle pourrait aussi être chez elle. Ou à son boulot. Tiens, elle pourrait même finir son shopping. Le problème, c'est qu'elle a croisé la route d'un type qui n'avait pas de temps à perdre, lui non plus. Un type comme vous. Qui pensait que ses raisons valent mieux que celle des autres.
En fait, ce sont souvent les événements qui décident pour nous. D'où la nécessité de calculer. D'anticiper.
Être vexé c'est le pire, pour un homme comme moi. La colère, on fait avec, on finit pas se calmer, on relativise, mais l'amour-propre, c'est terrible les dégâts que ça peut faire. Surtout chez un homme qui n'a plus rien à perdre, un homme qui n'a plus rien à lui. Un type comme moi, par exemple. Pour une blessure d'amour-propre, il est capable de tout. »
Du même auteur sur ce blog


      

                                         

Lettres à Stella de Iona Grey***


Editions Les escales, mai 2016
488 pages
Traduit de l'anglais par Alice Delarbre
Prix Goldsboro du livre romantique


Quatrième de couverture


   À la nuit tombée, fuyant la violence de son compagnon, une jeune femme court dans les rues glacées de Londres. Jess n'a nulle part où aller. Surgissant dans une ruelle déserte, elle trouve refuge dans une maison abandonnée. Le lendemain matin, le facteur glisse une lettre mystérieuse par la porte. Incapable de résister à la tentation, Jess ne peut s'empêcher de la lire et se retrouve plongée dans une histoire d'amour d'un autre temps.
   1943. Dans une église de Londres bombardée par le Blitz, Stella rencontre Dan, un aviateur américain. Très vite, ils sont irrésistiblement attirés l'un par l'autre. Leur histoire est a priori impossible. Rien ne joue en leur faveur : elle vient de se marier à un pasteur, lui n'a qu'une chance sur cinq de sortir vivant de cette guerre. Perdus et sans repères, la seule chose à laquelle les deux amants peuvent s'accrocher sont les lettres qu'ils s'écrivent, promesses d'un bonheur à venir.
   Le temps a passé, le destin est cruel, mais Jess est déterminée à savoir ce qui leur est arrivé. Inspirée par cet amour, portée par son enquête, elle trouvera à son tour les clefs d'un avenir meilleur.


« Un roman magnifique qui vous fera frissonner. » - The Sun

« Une véritable course contre le temps. Un conte captivant sur l'amour et sa perte. » - Booklist


 Mon avis ★★★☆☆


«Je t'ai promis un amour infini, à une époque où il m'était impossible de savoir si je survivrais une semaine de plus. Aujourd'hui, il semblerait que l'éternité touche à son terme. Pas un instant je n'ai cessé de t'aimer. J'ai essayé, pour ne pas perdre la raison, mais je n'ai jamais été près d'y parvenir, pas plus que je n'ai cessé un seul jour d’espérer.»
Emprunté depuis quelques semaines, j'ai tardé à l'ouvrir. Je n'étais plus certaine de vouloir le lire; il représente un petit pavé quand même, entre temps de nombreux bouquins ont envahi ma commode de livres à lire que j'ai ABSOLUMENT ENVIE DE LIRE, et puis, je ne suis pas une grande adepte des romans d'amour.
J'ai fini pas l'ouvrir, et bien m'en a pris. Ce roman est très bien conçu et j'ai passé un bon moment de lecture.
Le procédé de narration est classique, une alternance entre passé et présent, entre Histoire et histoire, un parallèle entre deux histoires, deux tranches de vie, deux femmes, deux époques. Les lettres adressées à Stella feront le lien entre ces deux périodes. Iona Grey a l'art des transitions, les chapitres s'enchaînent d'une époque à l'autre sans réelle cassure, c'est troublant parfois, extrêmement appréciable et savoureux souvent.
Deux belles histoires d'amour sur fond de deuxième guerre mondiale, des destins tragiques qui s'entremêlent, des cœurs cabossés qui trouveront réconfort et espoir dans l'Amour. Des personnages passionnés, qui à un moment ou un autre de leur vie ont eu de lourds fardeaux à porter, dépression, oppression d’un mari, soumission, la violence conjugale (tristement d’actualité encore de nos jours, un mal qui n’a finalement ni âge ni époque, comme tant d’autres maux), les combats aériens au péril d’une vie, le mensonge pour cet aumônier obligé de cacher ses penchants sexuels afin de ne pas transgresser les lois civile et divine.
J'ai beaucoup aimé ce parallèle entre ces deux femmes, Stella d'hier et Jess d'aujourd'hui. Les époques sont différentes, et pourtant la position précaire de la femme dans la société est évoquée de la même façon, à chacune de ces époques. 
L'horreur de la guerre et du Blitz, ainsi que les conditions de vie au quotidien qui en découlent : les privations, le rationnement, la peur, occupent une place non négligeable dans ce roman, et rendent les chapitres sur la romance de Dan et Stella beaucoup plus riches et intéressants. Deux scènes ont ébranlé ma petite âme. Un instantané, tout d'abord, un arrêt sur image, l'image de Dan photographiant Stella, accroupie, à la recherche de sa montre, sur les débris d'une église bombardée. Noir et blanc. Touchant. Ma lecture stoppée nette. Et je me suis retrouvée derrière cet homme, immortalisant la scène à mon tour. Belle. Émouvante scène, empreinte de tendresse et de violence, quand l'amour naît de l'Histoire. Et puis, la scène finale, ce moment poignant qui fait que ce livre ébranle encore davantage, et pousse à la réflexion sur le temps qui passe, les moments d’amour volés ou saisis, tous ces moments qui aident à tenir quand la vie ne nous épargne pas, sur le fait qu’il faut profiter de chaque instant présent pour mieux les savourer, les raviver ensuite, s’en émouvoir, et s’en aider, sur l’Amour avec un grand A.
Je suis peu habituée à lire des romances, mais ce roman vaut le détour. Il m'a manqué un peu de profondeur et de surprise. Trop de prévisibilité (des personnages, comme de l'histoire), mais malgré tout un bon moment de lecture.

«Je ne dors pas, vous savez, observa-t-il d'un ton chagrin. Je ferme à peine l’œil. À l'époque de la guerre, j'étais dans les convois de la bataille de l'Atlantique et on passait des jours sans dormi. On tombait d'épuisement, on aurait donné nos derniers sous pour un roupillon de cinq minutes. Aujourd'hui, alors que je n'ai plus rien à faire d'autre, je suis incapable de m'assoupir. La vie est mal fichue, non ? 
Merci encore, lieutenant. Pour le thé, et le reste. Et bien sûr, bonne chance quand vous reprendrez du service.Ses mots lui paraissaient brusques et désinvoltes, mal choisis, au regard de ce qu'il s'apprêtait à rejoindre. Alors que pour elle la guerre signifiait faire la queue chez le boucher, préparer des colis pour la Croix-Rouge, guetter les lettres de Charles, supporter le révérend Stocks, pour lui, ça voulait dire  ... quoi ? Pénétrer l'espace aérien de l'ennemi ? Se faire tirer dessus ? Accepter l'idée qu'il pourrait ne pas voir un autre lever de soleil ?
Stella, je ne veux pas que tu te sentes coupable. Depuis Brême, j'ai acquis une sérieuse expertise sur la culpabilité et je suis parvenu à la conclusion que dans le registre des émotions elle rejoint, sur l'échelle des sentiments négatifs, la malveillance et la jalousie. Elle empoisonne le bonheur et nous pousse à croire que nous ne sommes pas assez bons, que nos actions et nos choix sont les mauvais. En tant qu'humains, nous sommes, il me semble, programmés pour essayer d'être heureux, et la culpabilité nous dit que cet instinct est mauvais. Je suis convaincu du contraire. Je vais même te dire que, quand je suis assis dans le cockpit de mon B-17 et que j'essuie des tirs antiaériens allemands de toutes parts, j'ai l'impression que décrocher un peu de bonheur est la seul chose qui compte. Sinon, à quoi bon vivre ?Ce n'était qu'un baiser, un instant dans une rue de Londres par une chaude nuit de printemps. Tu peux rejeter la faute sur l'eau-de-vie ou la guerre, tu peux la rejeter sur moi. Je ne suis pas sûr que j'aurais pu m'empêcher de t'embrasser si j'avais essayé, et je suis sûr que je n'avais pas envie d'essayer. Je pourrais te dire que je suis désolé, mais la vérité (et je suis trop éreinté pour écrire autre chose que la vérité), c'est que je ne le suis pas, parce que j'ai aimé t'embrasser. [...] C'était un instant, rien de plus. Un instant très précieux, très unique.Prends soin de toi pour moi.
Le village est très beau. À notre arrivée, tout était couleur de boue, mais aujourd'hui le vert domine et les arbres sont couverts de fleurs - on dirait de la neige. Difficile d'imaginer un endroit plus joli pour faire la guerre.»
Référence musicale à Myra Hess, pianiste anglaise (25 février 1890- 25 novembre 1965) 


Ruines dans la banlieue Est de Londres, septembre 1940
(Source Wikipedia)

Bombardement, Blitz, Londres, 1941
(Source Wikipedia)

Tickets de rationnement français – J2, J3, T, 
denrées diverses, juillet 1944
(Source Wikipedia)
 
Pour aller plus loin, si vous le souhaitez, c'est par ici, le site web de Philippe Nithart, généalogiste alsacien, un site très riche, très bien conçu et truffé d'informations historiques...