vendredi 7 octobre 2016

14 de Jean Echenoz*****


Les Editions de Minuit, octobre 2012
128 pages

Quatrième de couverture


Cinq hommes sont partis à la guerre, une femme attend le retour de deux d’entre eux. Reste à savoir s’ils vont revenir. Quand. Et dans quel état.

Mon avis ★★★★★

«Le tocsin, vu l'état présent du monde, signifiait à coup sûr la mobilisation. Comme tout un chacun mais sans trop y croire, Anthime s'y attendait un peu mais n'aurait pas imaginé que celle-ci tombât un samedi.»
Maîtrise et précision, un roman sobre, épuré à l'extrême et d'une grande pudeur qui concentre toutes les réalités de la Grande Guerre. Avec peu de mots, Jean Echenoz retranscrit ce qui passait à ce moment-là, donne des détails sur les déplacements des troupes, leurs équipements, et la vie quotidienne des soldats et de ceux, en retrait, non mobilisés, restées dans ce village vendéen, il raconte la vraie vie. Il resserre l'Histoire, et se concentre davantage sur l'espace et les objets, en en délivrant une description précise, retranscrit très peu les horreurs de cette monstrueuse énormité, ne convie pas l'ennemi et s'attarde peu sur la psychologie des personnages.
«Tout cela ayant été décrit mille fois, peut-être n'est-il pas la peine de s'attarder encore sur cet opéra sordide et puant. Peut-être n'est-il d'ailleurs pas bien utile non plus, ni très pertinent, de comparer la guerre à un opéra, d'autant moins quand on n'aime pas l'opéra, même si, comme lui, c'est grandiose, emphatique, excessif, plein de longueurs pénibles, comme lui ça fait beaucoup de bruit et souvent, à la longue, c'est assez ennuyeux.»

La violence de cette guerre, sa monstruosité sont présents dans le récit, mais ne le composent pas; ils passent furtivement tels des obus fusants.  

«Canon tonnant en basse continue, obus fusants et percutants de tous calibres, balles qui sifflent, claquent, soupirent ou miaulent selon leur trajectoire, mitrailleuses, grenades et lance-flammes, la menace est partout.»

La concision opérée par Jean Echenoz produit son effet. Il tourne en dérision cette guerre de part son minimalisme et son écriture fluide et précise. Il nous donne à voir les absurdités de la guerre, sa vision personnelle de cette époque, fait défiler devant nos yeux des petites scènes de guerre isolées, décrit les lieux et les espaces, embarque aisément le lecteur dans cette aventure ...et c'est d'une beauté que je n'aurais pu soupçonner autour d'un si lourd sujet.
«Il règne une drôle d'ambiance disharmonieuse dans cette chambre pourtant si calme et bien rangée. Sur son papier peint fleuri et légèrement décentré, des cadres enserrent des scènes locales – barges sur la Loire, vie des pêcheurs à Noirmoutier- et les meubles témoignent d'un effort de diversité forestière tel un arboretum: bonnetière à miroir en noyer, bureau en chêne, commode en acajou et placages de bois fruitier, le lit est en merisier et l'armoire en pitchpin. Drôle d'atmosphère, donc, dont on ne sait si elle tient à la disjonction -inattendue dans une maison bourgeoise en principe soigneusement tapissée- des lais de ce papier peint passé dont les bouquets fanent en mesure, ou à cette surprenante variété mobilière de bois; on se demande comment des essences si diverses peuvent s'entendre entre elles. Et puis, on le sent très vite, elles ne s'entendent pas bien du tout, elles ne peuvent même pas s'encaisser.»
Le chapitre 12 est surprenant; il se compose d'une liste de tous les animaux qui entourent les soldats, ceux réhabilités dans l'assiette, ceux promus aux tâches guerrières, et puis ceux, qui ne représentent que des parasites destructibles, en tête de liste les rats et les poux. À savourer sans modération !

Si le coeur vous en dit, n'hésitez pas à ouvrir ce petit livre, les destins de Blanche, la seule femme du récit, d'Anthime, doux rêveur et de Charles, son frère, de Padioleau, Bossis et d'Arcenel, des camarades d'Anthime vous attendent. 
J'ai lu ce livre avec beaucoup de plaisir, je vous en souhaite tout autant.

 « Les épargnés se sont relevés plus ou moins constellés de fragments de chair militaire, lambeaux terreux que déjà leur arrachaient et se disputaient les rats, parmi les débris de corps çà et là - une tête sans mâchoire inférieure, une main revêtue de son alliance, un pied seul dans sa botte, un œil. Le silence semblait donc vouloir se rétablir quand un éclat d'obus retardataire a surgi, venu d'on ne sait où et on se demande comment, bref comme un post-scriptum. C'était un éclat de fonte en forme de hache polie néolithique, brûlant, fumant, de la taille d'une main, non moins affûté qu'un gros éclat de verre. Comme s'il s'agissait de régler une affaire personnelle sans un regard pour les autres, il a directement fendu l'air vers Anthime en train de se redresser et, sans discuter, lui a sectionné le bras droit tout net, juste au-dessous de l'épaule.
Silence certes imparfait, pas complètement retrouvé mais presque, et presque mieux que s'il était parfait car griffé par les cris d'oiseaux qui l'amplifiaient en quelque sorte et qui, faisant forme sur fond, l'exaltaient – comme un amendement mineur donne sa force à une loi, un point de couleur opposée décuple un monochrome, une infime écharde confirme un lissé impeccable, une dissonance furtive consacre un accord parfait majeur, mais ne nous emballons pas, revenons à notre affaire.
Il s’est couché près d’elle et l’a prise dans son bras, puis il l’a pénétrée avant de l’inséminer. Et à l’automne suivant, précisément au cours de la bataille de Mons qui a été la dernière, un enfant mâle est né qu’on a prénommé Charles. »


Avion Farman F.40 en 1916 
(source Wikipedia)


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