vendredi 14 octobre 2016

Chemins de Michèle Lesbre ****


Editions Sabine Wespieser, février 2015
144 pages

Quatrième de couverture


« J’ai trois ans. Un homme qui me paraît immense entre dans la minuscule cuisine de l’appartement rue du Souci à Poitiers, me prend dans ses bras, je ne l’ai jamais vu. Ma mère me demande de l’appeler papa. C’est mon père. »
Des années après la mort de son père, dont l’apparition s’impose dès les premières phrases de son nouveau roman, Michèle Lesbre tente de se réconcilier enfin avec son « intime étranger », ce père qu’elle a si peu et si mal connu.
Assis sous un réverbère, un homme bien mis, pipe à la main, est totalement absorbé par sa lecture. La scène est insolite, la silhouette presque familière, et quand la narratrice, intriguée, parvient à déchiffrer le titre de l’ouvrage, le passé la submerge. Scènes de la vie de bohème, d’Henry Murger, ne quittait pas le bureau de son père, et elle s’était souvent étonnée, sans oser lui poser la question, qu’il l’évoque comme un livre « qui était toute sa jeunesse ». Quel rapport entre les aventures de quatre joyeux drilles à l’humeur frondeuse et l’homme tourmenté dont elle n’a jamais percé la part de mystère ?
Avec le projet de lire enfin Murger, qui attendait son heure, elle s’engage dans un voyage rythmé de paisibles étapes le long d’un canal. Son imagination et sa mémoire dérivent au fil de l’eau et des rencontres – une gardienne de vaches, un éclusier tendre et un peu menteur, un délicieux couple de mariniers… Mais elle ne s’arrêtera jamais très longtemps auprès d’aucun de ceux-là. Elle sait qu’ils la mènent à un autre rendez-vous, bien plus essentiel, avec ce père qui un jour fut un jeune homme insouciant, rêvant de la vie de bohème.
Chemins est une bouleversante quête du père, et un très beau roman des origines.


Mon avis  ★★★★☆


« Leur présence sur le vieux pont était une étrange 
et vertigineuse ellipse entre mon enfance, 
leur vieillesse et la mienne, qui me rapprochait d’eux, 
de tout ce que nous avions partagé sans en avoir eu conscience, 
mais plutôt avec la désinvolture des jours heureux. 
Je n’avais plus d’âge, eux non plus. 
Je les voyais dans leur jeunesse et j’aurais aimé qu’ils me voient vieillissante, 
ainsi s’estomperait le mystère des êtres dont on ignore tout un pan de leur vie,
celui d’avant notre naissance, et d’après notre mort. »


Une douce promenade, tranquille et sereine, aux bords des canaux, au fil du temps qui passe et de celui passé, au fil de rencontres tendres et délicieuses. Michèle Lesbre convoque les souvenirs, sa pensée vogue d'images en images, d'événements en événements, la nostalgie n'étant jamais bien loin. 
Un court roman, empreint d'une douce chaleur, d'une certaine tendresse, d'une luminosité poétique, qui se lit lentement, qui se savoure, un délicieux moment de réflexions sur la vie et le temps qui défile, sur les déchirures que la vie engendre ... une pause dans le cours de cette vie, pour parler de ce qui se transforme, de ce qui se perd, de ce qui manque sans que nous y prêtions attention, ou alors trop tard, pour s'imprégner des moments de l'enfance, pour retrouver ce qu'[on a] peur de ne pas reconnaître, pour aller à la rencontre d'un être insaisissable, absent, trop absent, que l'on a tous certainement autour de nous. Un être (le père, dans cet ouvrage, intime étranger, qui rêvait de bohème) qui semble si lointain, à côté duquel nous passons sans que les liens ne se tissent, un être, avec qui on a le sentiment de ne rien partager, que l'on ne comprend pas, un être enfermé dans sa vie, une vie qui nous échappe. Puis vient le temps de la réconciliation, peut-être ...
Délicat et pudique, ce roman est un petit bijou, ...douloureux et joyeux à la fois, qui donne envie de prendre le temps de savourer chaque instant, d'en apprécier, d'en humer chacun des éléments qui  le définissent  ... de VIVRE en somme.

«Le canal dormait profondément. Derrière un rideau de peupliers, trois vaches paissaient. Une silhouette féminine vêtue de noir semblait les garder comme autrefois, au temps de la campagne de mon enfance, où les animaux et les hommes vivaient ensemble. Je me suis assise dans l’herbe et j’ai regardé longtemps le voile frémissant d’insectes à la surface de l’eau, une eau d’un vert doré dans laquelle les peupliers étiraient leur ombre. 
Tôt le lendemain matin, je suis retournée au bord du canal. Une légère brume voilait le pré, les peupliers, et même la surface de l’eau, rendant ainsi le paysage incertain. Le petit troupeau n’était pas là. Albertine, sa maîtresse et le chien avaient tout de même une présence fantomatique dont la mélancolie m’invitait à la rêverie. Il me semblait que j’allais sans cesse devoir improviser, que rien ne se passerait comme prévu, qu’à chaque étape un détail, une rencontre, une réminiscence, me feraient dévier de ma route et me mettraient sur des chemins buissonniers. Je m’en réjouissais.
Je me souvenais d’un matin où j’avais éclaté en sanglots à la pensée que toute cette beauté m’échapperait un jour, sans pouvoir l’expliquer, une intuition terrifiante qui me désespérait et qu’aucun des adultes présents n’avait su rassurer. J’avais peut-être dix ans, et je savais, sans le comprendre, sans avoir les mots pour le dire, que le bonheur de l’après-guerre, cette légèreté de la vie que nous menions l’été dans le paradis qu’était la maison du Pommier, était un sursis après les années de violences et d’horreurs. La vraie vie serait sans doute autre chose, les orages conjugaux de mes parents me le prouvaient déjà.
L'amour est toujours différent de ce qu'on imagine. Les pères sont parfois incertains, l'amour aussi, c'est peut-être ce qui les rend si nécessaires.
Nous sommes restées quelques instants silencieuses, puis elle m’a demandé si j’étais perdue et cela m’a fait rire, ce n’était pas complètement faux, j’étais un peu perdue, mais pas comme elle l’entendait, je l’étais dans les jours à venir, que j’avais du mal à mettre en perspective.
Dans la rumeur de la ville qui s’amplifiait soudain, et au moment où je me rapprochais de la rue où j’avais vécu plusieurs années, je pensais que nous n’avions su que nous égarer dans le mutisme et les cris.
... ou encore ce retour imprévu à R. et peut-être au lieu dit «Le Pommier» qui me troublait et m’attirait lui aussi, comme si, soudain, il me fallait mettre de l’ordre dans toutes ces images qui me hantaient depuis des années, des images enfouies dans le silence.


Je vivais dans le rêve de mon père, mais sans guide, sans pouvoir marcher sur ses pas, sur leurs pas.
Lorsque la photographie de mon père est apparue sur sa table de nuit , je n’ai posé aucune question, je pensais qu’elle avait sans doute besoin de lui pour poursuivre un chemin, celui qu’ils n’avaient jamais trouvé ensemble. C’est sans doute ce même chemin sur lequel ils m’accompagnent. »

La revue de presse, c'est ici.


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