mercredi 19 octobre 2016

Les oiseaux de Tarjei Vesaas *****



Editions Plein Chant, 2012 pour cette édition
Première édition en langue française, 1975
Titre original Fuglane, 1957
266 pages
Roman traduit du norvégien (nynorsk) & présenté par Régis Boyer.
Couverture de Gilles Chapacou


Quatrième de couverture


Il est des choses qu’il vaut mieux ne pas approfondir ou dont mieux vaut ne pas parler. Mattis le sent obscurément,tel le fait que l’on a donné son nom et celui de sa soeur Hege aux trembles morts émergeant des sapins proches de leur maison. Ou encore que les gens l’appellent ahuri, quand ils ne se doutent pas qu’il les entend, et rechignent à lui confier un travail quelconque. Lui non plus n’aime pas en demander. il sait trop quel désarroi le saisit presque aussitôt. Mattis préfère rêver dans la forêt, écrire dans la boue un message d’amitié à un oiseau. Tout lui est signe et présage: cette bécasse qui survole son logis et qu’un chasseur tue par sa faute, ce tremble que foudroie l’orage et qui représente lui ou Hege… Que Hege meure ou cesse de s’occuper de Mattis, comment vivrait-il? L’idée chemine dans son esprit et l’obsède quand, devenu passeur sur le lac, il amène chez eux Jörgen le bûcheron. Petite âme à demi éveillée, coeur d’oiseau qui se débat dans les brumes où s’enveloppe pour lui le monde réel, Mattis en vient à forger son propre destin et c’est ce qui rend si poignante cette histoire d’un simple où Tarjei Vesaas transcrit l’inexprimable enfoui au fond des êtres.


TARJEI VESAAS


Issu d’une famille de paysans norvégiens, Tarjei Vesaas est né en 1897. Après l’école primaire, il travaille avec son père mais commence très tôt à écrire. Il publie son premier roman à 26 ans. Des bourses lui permettent de voyager à l’étranger. Quand il revient en Norvège, c’est pour vivre dans son district natal et se consacrer à son oeuvre littéraire. Du romantisme, après une période réaliste, il a évolué vers le symbolisme. Les oiseaux appartiennent à cette dernière période. Disparu en 1970, Tarjei Vesaas est considéré comme l’un des plus grands écrivains norvégiens.

Mon avis ★★★★★


Un récit magnifique, attachant et si troublant, une belle écriture épurée et poétique.
Cette histoire prend aux tripes, elle est empreinte d'amour et de bienveillance, et provoque tant d'émotions.
Mathis, 37 ans, dit "La Houpette" dérange par son langage qui lui est propre, par ses actions et réactions qui apparaissent peu normales aux yeux des personnes "sages" qui le côtoient, ou qu'ils rencontrent au hasard de ses sorties. Mathis s'évertue d'ailleurs à cacher son altérité, il tente de faire illusions au moins un temps, de paraître "normal" à leurs yeux. Cela va bien fonctionner avec Inge et Anna, deux jeunes filles qu'il rencontre sur la lac et qui se comportent de façon exceptionnellement bienveillante à son égard. Ils vont partager de joyeux moments ensemble et cela va avoir un effet salvateur pour Mathis. 
- Il s'en est fallu d'un cheveu, dit la voie indignée. Vous auriez pu être aplati comme une crêpe, à marcher comme un balourd. [...] 
Il comprenait que l'homme aurait dit la même chose à qui que ce fût, c'était la peur qui l'avait fait crier. L'homme était un touriste, il ne savait pas à qui il parlait. Mattis se dit et redit cela, sentant au même instant combien il était protégé des milliers d'hommes qui ne savaient pas la moindre chose de lui. C'était comme un brouillard amical entre eux et lui. C'était bon de penser : il y une infinité de gens qui ne savaient pas le moins du monde qu'il était un ahuri.
Mathis est un innocent qui s'émerveille des petites choses de la vie, qui voit des signes dans chacune de ces petites choses, comme le passage d'une bécasse au-dessus de sa maison, ou encore les traces laissées par les oiseaux dans la forêt et qu'il perçoit comme un langage et communique tout bonnement avec eux en leur écrivant à son tour des signes sur le sol. Il ne comprend pas sa soeur, Hege, qui s'occupe de lui et subvient à leurs besoins en tricotant d'arrache-pied, une soeur courage, qui s'exaspère pourtant de certains comportements de son frère. Elle ne rentre pas dans ses jeux, ne cherche pas à les comprendre, et Mathis en est presque choqué. Pour lui, c'est comme si elle passait à côté des choses de la vie, aussi simples soient elles. Il donne un sens à chaque bruit de la nature, chaque comportement de la faune, nature et faune communiquent avec lui ... et les autres «ne peuvent pas comprendre». Il a pleinement conscience de faire partie d'une autre sphère. Et l'on s'y attache à ce personnage, un petit poème à lui tout seul.
Dans le fossé boueux, il y avait des empreintes légères de pattes d’oiseau, et puis quantité de petits picotis ronds et profonds dans la terre marécageuse. C’était la bécasse qui était passée par là. Les trous profonds avaient été faits par le bec de l’oiseau à la recherche de quelque chose de mangeable, et parfois c’étaient seulement de petits picotis : c’était son écriture. Mattis se pencha et lut. Regarda les légères empreintes dansantes. L’oiseau est si léger, si beau, pensa-t-il. Mon oiseau marche si légèrement dans le marécage quand il est fatigué du ciel.
Tu es toi, voilà ce qui était écrit.
C’était vraiment une salutation.
Une rencontre va précipiter la vie calme et paisible de Mathis au côté de sa soeur vers un drame ... inévitable. 
Un magnifique récit sur la différence, sur les aspérités que la norme engendre et qui nous pousse à la réflexion. 
« Le lendemain matin, il pensa, le cœur plein à déborder :Aujourd’hui, c’est moi et la bécasse. Comment, il ne pouvait l’expliquer. Il n’avait pas besoin d’une explication non plus. Il y avait bien des raies au-dessus de la maison – des traces de la bécasse qui était passée par ici pendant qu’il dormait cette nuit, et toutes les nuits maintenant. C’était presque un péché que de dormir. Plus Mattis pensait à la bécasse, plus il était certain qu’il arriverait de bonnes choses. Quelque chose qui serait autrement. C’était pour cela que la bécasse passait au-dessus d’ici matin et soir, mais toujours pendant que les gens étaient cachés dans leurs maisons.Cela signifiait quelque chose de bon, lui semblait-il. Evidemment, il pouvait sortir et veiller, suivre le passage de l’oiseau dans l’air aussi souvent qu’il voudrait. C’était la bécasse et lui. Aujourd’hui, c’était un jour nouveau avec elle.La bécasse comblait les pensées de Mattis. Il ne pouvait s’empêcher d’y faire allusion sans cesse devant Hege. Celle-ci était fatiguée mais il pouvait bien se comporter de telle sorte que Hege ne sût pas de quoi il s’agissait, croyait-il, et de sorte qu’il pût pourtant soulager son cœur. 
De bonne heure, ce matin-là, tandis qu’elle lui donnait à manger, il dit à Hege :
– Ça va et ça vient pour moi maintenant.
– Qu’y a-t-il donc ? demanda-t-elle patiemment.
– Comme ça. Il fit un trait en l’air avec ses doigts, comme une passée de bécasses. Hege voulut poursuivre son travail. Elle était toujours pressée. Mattis était heureux de l’associer à ce qu’il portait en son cœur juste alors, mais, dans son aveuglement, Hege ne le comprenait pas.
– Attends un peu, Hege, c’est important ça.
– Vite alors, dit-elle.
– Tu en sais si peu sur certaines choses.Il dit cela amicalement, d’un ton un rien effrayé. Il parlait à quelqu’un de futé, non ?
– Oui, tu l’as déjà dit, répondit Hege.
– C’est passé et repassé, dit-il.
– Et pendant que tu dormais, dit-il.
– Tous les jours, dit-il pour arrondir.
Alors, elle le regarda comme elle eût regardé un adulte, puis elle dit :
– Tant mieux pour toi que tu le prennes ainsi. Ce n’est pas mon cas, je dois dire.


Il s’assit à côté de sa barque et tourna son visage vers le vent sur le lac.Souffle, vent ! souhaitait-il en secret.
Il y avait trop de choses à penser ici :
Des pierres sur tous les yeux, dit-il au hasard.
Anna et Inger et tout, dit-il.
Tout arbre où se sont posés des oiseaux, dit-il.
Tout sentier où ma sœur Hege a marché.
Mais cela devenait trop dangereux, il n’osa pas énumérer d’autres choses. »

Tarjei Vesaas en 1967

Tarjei Vesaas, né le 20 août 1897 à Vinje (comté du Telemark), 
et décédé le 15 mars 1970 à Oslo, est un écrivain norvégien
de langue néo-norvégienne (nynorsk). 
Son œuvre, dominée par les thèmes existentiels du Mal, de l'Absurde, 
ainsi que par l'omniprésence de la Nature, 
se caractérise par une forte dimension symbolique et onirique.
(Source Wikipedia)

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