dimanche 27 novembre 2016

Vera Kaplan**** de Laurent Sagalovitsch


Éditions Buchet.Chastel, août 2016
152 pages

Quatrième de couverture


À Tel-Aviv, un homme apprend par courrier le suicide de sa grand-mère, Vera Kaplan, dont il ignorait l’existence. La lettre, venue d’Allemagne, est accompagnée de l’ultime témoignage de la défunte et d’un terrifiant manuscrit : son journal de guerre, celui d’une jeune Juive berlinoise qui, d’abord pour sauver ses parents puis simplement pour rester en vie, en est venue à commettre l’impensable – dénoncer d’autres Juifs, par centaines.
Dans un récit sans complaisance, librement inspiré du destin véritable de Stella Goldschlag, Laurent Sagalovitsch dresse le portrait d’une victime monstrueuse dévorée par une pulsion de vie inhumaine.
Laurent Sagalovitsch est né en 1967.

«Elle a voulu vivre. Vivre malgré tout. Vivre dans l’ombre de la mort de ses amis. Vivre en trahissant la confiance de ceux dont le seul crime était de lui ressembler.»

Mon avis  ★★★★☆


Des morts contre sa vie, Vera Kaplan (Stella Goldschlag) a fait son choix, celui de survivre, mais à quel prix justement ? Ce roman est dérangeant, troublant, terrifiant certes, et à la fois très beau. Il fait partie de ces livres importants, qu'il faut lire ...
Le style d'écriture est fluide, accessible, ce qui allège un tant soit peu l'âpreté de cette histoire.
Victime ou bourreau ?  La situation était tellement hors norme, alors comment peut-on se permettre de la juger ? Elle a dû faire des choix pour sauver ses parents dans un premier temps, puis elle-même. D'ailleurs, Laurent Sagalovitsch ne porte pas de jugement, il décortique, détaille les faits qui ont poussé Vera Kaplan à la trahison, explique sobrement le processus qui l'a conduite à passer du côté obscure, du côté de l'impensable, à vendre son âme au diable et à être finalement broyée par l'histoire.
C'est une histoire poignante, difficile à entendre parfois, car elle touche à la morale, elle ébranle l'histoire de l'humanité. Qu'aurions-nous fait à sa place ? J'aime beaucoup la conclusion du narrateur, le petit-fils de Vera, qui intervient en début et en fin du roman et qui conclut par ces mots :
" Née à une autre époque, à une tout autre époque, son existence se serait écoulée dans la banalité d'une vie normale - mais elle est née à Berlin en 1922. Dès le départ, elle n'avait aucune chance pour que son histoire se termine bien."
La présence de ce petit-fils amène d'autres réflexions : comment transmettre sa propre histoire à son enfant ? Lui transmettre ou garder le secret ? Le poids de ce secret n'est-il pas trop lourd à porter ? Nous apprenons que Vera Kaplan a été séparée de sa fille alors qu'elle n'était encore qu'un bébé et qu'elle ne l'a jamais revue. Sa fille a vraisemblablement refusé tout contact avec elle; elle a vécu dans le déni absolu de l'origine de son existence. 
Seules quelques pages nous confrontent à ces thèmes, elles suffisent pourtant à nous déranger, à nous interpeller. 
C'est toute la force de ce court récit, écrit sans complaisance aucune : nous pousser à la réflexion, à nous faire notre propre jugement, si tant est qu'il nous faut en faire un, nous rappeler aussi, que, sans avoir vécu une période aussi horrible, nous ne pouvons pas certifier de ce que nous aurions fait...
Bravo Laurent Sagalovitsch ! 
«J'ai besoin de me raccrocher à cette idée que tôt ou tard ce cahier se retrouvera entre tes mains à toi, [...] c'est pour toi que je me retrouve à cette heure en train d'écrire ces lignes afin d'essayer une dernière fois de t'expliquer pour quelle raison je me suis conduite de la façon dont je me suis conduite et comment malgré tout j'ai pu continuer à vivre avec le souvenir de ces années-là.
Fixer les méandres de cette vie si compliquée que tu n'as jamais pu comprendre.
Que personne n'a jamais compris.
Que personne ne pouvait comprendre.
Que personne ne comprendra jamais.
Personne, je vous le dis en face, personne, absolument personne, tant il est vrai que c'est seulement une fois que nous nous retrouvons confrontés de plain-pied à une situation à laquelle nous n'avons jamais été préparés que nous pouvons juger de la qualité de notre nature profonde, oui, c'est seulement à cet instant où le sang rouge et noir de l'Histoire charrie son fleuve putride et pestilentiel que nous savons enfin qui nous sommes vraiment, un lâche ou un héros, un oisillon ou un aigle, un traître ou un homme de bien, mais, puisque c'est ma charge et mon devoir de dire en cette enceinte où se situe le bien et où se loge le mal, je ne peux que répéter qu'il est du devoir sacré de l'homme par-delà toute éternité de s'effacer de la surface de la terre quand sa propre survie passe par le massacre collectif de malheureux innocents. Vera Kaplan n'a pas su, n'a pas pu, n'a pas voulu emprunter cette voie. Elle a voulu vivre. Vivre malgré tout. Vivre dans l'ombre de la mort de ses amis [...]
Sur le chemin du retour, Samuel, mon fils aîné alors âgé de onze ans, m'a demandé si ce qu'avait fait Vera était mal. J'ai réfléchi et j'ai fini par lui répondre que je ne savais pas. Aujourd'hui encore, je ne sais pas.»

Stella Goldschlag

Le blog de Laurent Sagalovitsch, c'est par ici.

La page Facebook de Laurent Sagalovitsch, c'est par ici.


samedi 26 novembre 2016

Romanesque **** de Tonino Benacquista

Éditions Gallimard, collection Blanche, août 2016
232 pages


Quatrième de couverture


Un couple de Français en cavale à travers les États-Unis se rend dans un théâtre, au risque de se faire arrêter, pour y voir jouer un classique : Les mariés malgré eux. La pièce raconte comment, au Moyen Âge, un braconnier et une glaneuse éperdument amoureux refusent de se soumettre aux lois de la communauté. 
Malgré les mille ans qui les séparent, les amants, sur scène comme dans la réalité, finissent par se confondre. Ils devront affronter tous les périls, traverser les continents et les siècles pour vivre enfin leur passion au grand jour. 
Tonino Benacquista livre ici un roman d’aventures haletant et drôle qui interroge la manière dont se transmettent les légendes : l’essence même du romanesque.

Mon avis ★★★★☆


Quelle agréable découverte ! Depuis le temps que je voulais lire Tonino Benacquista, je ne suis pas déçue.
Un conte moderne, captivant, éblouissant, une fable intemporelle réussie, un hymne à l'amour saisissant.
Que d'éloge, vous me direz...oui parce que ce livre le vaut bien ! Il célèbre l'amour, le grand amour, celui capable de résister à tous les maux, capable de traverser le temps et l'espace, capable de vaincre même en cas de situations désespérées, capable de tracer son chemin en refusant toutes règles bêtes et annihilantes ... un amour passionné exclusif qui dérange, au temps du Moyen-Âge...
«Les mains vides, voilà comment ils quitteraient le hameau, mais riche d'une certitude : ils étaient deux. Le coeur gros à l'idée de fuir, ils l'avaient presque oublié. Être deux, c'était une civilisation, une armée. En comparaison, l'attachement à une demeure ou à un pays leur semblait illusoire.»
Et encore de nos jours, ceux qui choisissent une voie marginale, une vie en dehors des chemins "normaux", une vie en adéquation avec leurs valeurs morales ... ne sont-ils pas eux-mêmes considérés comme des parias, jugés hâtivement, montrés du doigt ? Ah le jugement bien "sot" pour ne pas dire c.....et si peu productif. Ne pourrait-on pas tous vivre librement, comme nous l'entendons, à partir du moment bien entendu où l'on ne gêne personne ?

Une lecture intemporelle, vous l'aurez compris ;-)

Laissez-vous happer par cette fable d'un genre particulier et tellement bien écrite, d'une justesse implacable; sous ce fond d'aventures extraordinaires et romanesques, ce roman est aussi une "jolie" critique de notre société, notre rapport à la nature, à la religion, aux autres servie par une très belle plume. Que du positif et je ne peux que vous conseiller de vous y plonger !
«Déchaînés, furieux, les deux amants cherchaient l'obscénité dans chaque geste, sa vautraient dans les postures les plus triviales, et chacun d'eux atteignait ce point d'osmose où les parties du corps de l'autre semblent être les siennes, obéissant aux mêmes palpitations et procurant les mêmes plaisirs.Comment désigner cette fièvre-là ? s'interrogeaient le sorcier et le griot. Comment l'expertiser afin, non pas de l'éradiquer, mais de la répandre ?»
«Mon petit docteur, pensa-t-elle, si comme moi tu t'étais agenouillé devant Louis le Vertueux, devenu Louis le Fou, tu aurais vu de tes yeux ce qu'est la vraie démence, et non celle de pauvres hères contrariés par l'existence. En le soignant, quantité de vies détruites par ses châtiments royaux. En te mesurant à son cas, et non à celui d'une simple femme qui veut rentrer chez elle, tu aurais fait preuve de courage. Oh le beau sujet d'étude qui aurait enrichi ton savoir, justifié ton exercice, et ajouté un chapitre à ton grand livre des malsaines passions : la récompense d'une vie passée à étudier les dépravations de ton prochain. Devant le roi dément, tu aurais toi aussi connu la peur, l'impuissance, la vulnérabilité qu'éprouvent les aliénés de l'hôpital de Svilensk devant le petit suzerain que tu es, et sans doute serais-tu aujourd'hui un praticien plus humain.
...le fondement premier du couple n'était-il pas d'affronter à deux les vents contraires ?
Se mettre à jour de trois cents ans de civilisation leur prit moins de deux heures. Pendant leur absence on avait créé des écran capables de contenir toutes les images du monde, de donner accès à l'ensemble des connaissances humaines, de rendre la planète bleue visible du ciel, de dessiner les contours de l'infiniment petit, de permettre de s'introduire dans chaque foyer, fût-il aux antipodes. [...] Ils étaient en droit de s'attendre à de grands bouleversements philosophiques et politiques mais la formule de la cohabitation harmonieuse entre les peuples n'avait pas encore été découverte. La quasi-totalité des États avait choisi un modèle économique basé sur le profit et la consommation, et un système de gouvernement où s'affrontaient progressistes et conservateurs. Dans ce monde nouveau, on s'étripait toujours au nom des idéaux, des races, des religions et des ressources naturelles, mais cette fois avec des arsenaux capables de déclencher des cataclysmes [...] Comme par le passé, s'élevait parfois la voix de la sagesse et de la bienveillance, mais il suffisait qu'un sage soit mêlé à dix autres pour sombrer lui-même dans la cacophonie et finir par crier lui aussi au lynchage. Si de chaque individu on pouvait se faire un ami, le groupe restait infréquentable.»

L'insouciance***** de Karine Tuil


Éditions Gallimard, juin 2016
524 pages
Prix Landerneau Des Lecteurs 2016

Quatrième de couverture


De retour d’Afghanistan où il a perdu plusieurs de ses hommes, le lieutenant Romain Roller est dévasté. Au cours du séjour de décompression organisé par l’armée à Chypre, il a une liaison avec la jeune journaliste et écrivain Marion Decker. Dès le lendemain, il apprend qu’elle est mariée à François Vély, un charismatique entrepreneur franco-américain, fils d’un ancien ministre et résistant juif. En France, Marion et Romain se revoient et vivent en secret une grande passion amoureuse. Mais François est accusé de racisme après avoir posé pour un magazine, assis sur une œuvre d’art représentant une femme noire. À la veille d’une importante fusion avec une société américaine, son empire est menacé. Un ami d’enfance de Romain, Osman Diboula, fils d’immigrés ivoiriens devenu au lendemain des émeutes de 2005 une personnalité politique montante, prend alors publiquement la défense de l’homme d’affaires, entraînant malgré lui tous les protagonistes dans une épopée puissante qui révèle la violence du monde.

Mon avis ★★★★★

«Liberté, égalité, fraternité, prônez ces valeurs, mais tôt ou tard, vous verrez apparaître le problème de l'identité.» Aimé Césaire, Nègre je suis, nègre je resterai. Entretien avec Françoise Vergès

Quel roman captivant, extrêmement riche au ton provocateur, dénonciateur des abus de pouvoir de notre société moderne, dans laquelle on y est constamment conditionné par notre identité. Trois personnages, trois portraits formidablement bien brossés, autour desquels gravitent une myriade d'autres succulents personnages.
L'analyse psychologique précise de ses trois personnages distincts, au destin pourtant lié donnent au récit sa forme tryptique, chacun des personnages prenant place dans le récit à tour de rôle. 
Romain Roller, militaire tout juste de retour d'Afghanistan, traumatisé par ce qu'il y a vécu, François Vély, riche entrepreneur, doté d'une grande force d'impassibilité, esclavagiste moderne, en pleine crise identitaire et Osman Diboula, au coeur lui aussi de la tourmente, devenu "persona non grata" sur la scène politique.
Racisme, antisémitisme, sexisme, discrimination, violence du pouvoir politique, coups bas, règlements de compte, traumatisme de la guerre, immigration, adolescence «résistance instinctive au formatage social», relations père-fils (référence à la Lettre au père de Kafka) l'amour et la trahison «Ne croyez pas que la loyauté soit la règle en politique. Elle est l'exception. La règle, c'est la trahison.», le conflit orchestré par les américains et les occidentaux en Afghanistan ...autant de thèmes soulevés et parfaitement maîtrisés. Karine Tuil porte un regard sombre sur les combats de notre société, adouci par une tendre histoire d'amour.
Karine Tuil rend aussi un poignant hommage aux soldats français pris dans une embuscade en Afghanistan et dont peu s'en sont sortis, un fait de guerre qui avait tant ému la France. Elle ne tombe pas dans le pathos du tout, et le témoignage sur cet événement sonne juste; je retiens tout particulièrement le témoignage de cette mère ... déchirant (p.205/206/207). «Morts pour la France. Qui s'en souviendrait ?»
L'écriture est parfaitement maîtrisée avec une alternance de styles choisi parfaitement à propos : poétique et sensuelle quand elle parle d'amour, saccadé, haché et oppressant quand elle raconte les scènes de guerre, de violence, de remise en cause personnelle, l’abîme des âmes.
«La peur - ce dérèglement de l'esprit-, la confusion, voilà, c'est ça, une brume diffuse qui aveugle Roller, bloque sa trachée, le flux de ses pensées, son cerveau s'opacifie, plaque compacte, concentration impossible, reprise des tremblements, desquamations au sang, tentative de maîtrise des membres, plaies cachées - consomption progressive, la guerre l'a brûlé.»
Une lecture passionnante et dense, un portrait au vitriol de notre "belle" société d'aujourd'hui dans laquelle l'insouciance se perd bien trop vite, et qui pousse à la réflexion ... voire à la fuite !

«Il faut vingt ans pour construire une réputation, et cinq minutes pour la détruire. Warren Buffert.
- Ce n'est que du porno art, rien de plus !
- En t'asseyant dessus, tu en as fait autre chose !
- Je ne comprends pas ce que j'ai fait de mal ... Tu connais la sculpture Dog de Rona Pondick représentant une femme avec un corps de chienne ? Ca te choque ? Et pourtant, ça dit quelque chose de fort, tu vois ce visage de femme, ces mains et ces bras humains, ce corps de chienne et tu as saisi le message ...
- Je ne connais pas cette sculpture, je ne connais rien à l'art moderne, j'ai des goûts classiques. J'aime l’impressionnisme, la Renaissance, je pleure devant Turner et je préfère voir un homard dans mon assiette que pendu au plafond du château de Versailles...Moi, tout ce que je perçois, c'est l'effet produit de ta mise en scène ! Si tu t'étais assis sur cette femme chienne, crois-moi, tu aurais eu les féministes sur le dos !
Je suis le produit de ma caste.
La morale est toujours à géométrie variable [...]. Surtout en politique. À ceux qui lui reprochaient ses ambiguïtés, François Mitterrand avait coutume de dire que la vie n'est ni blanche ni noire...elle est grise.
Il était seul. Il ne faisait pas partie d'un réseau ou d'un corps soudé comme la plupart de ses confrères tous biberonnés au lait de l'élitisme, promus conseillers, ministres, sans avoir jamais gagné une élection locale - les diplômes établissant la hiérarchie. Il s'était entièrement dédié à son travail, mais que représentaient l'enthousiasme, l'énergie et l'investissement personnel face à une adversité intellectualisée, gonflée d'orgueil ? 
En politique, [...], les amis ne sont là que pour servir une ambition.
La plupart des gens préfèrent le confort à la prise de risque, [...], parce qu'ils ont peur du changement et de l'échec, alors que la plus grande des peurs devrait être celle d'une vie gâchée.»

Pour aller plus loin :
  • Karine Tuil fait référence aux écrits et aux combats menés par Saul Alinsky (1902-1972), écrivain et sociologue américain, considéré comme le fondateur du groupement d’organisateurs de communauté (community organizing) et le maître à penser de la gauche radicale américaine. Il était un homme qui se méfiait des politiques, et qui aimait profondément le peuple. 



«Ce qui suit s'adresse à ceux qui veulent changer le monde et le faire passer de ce qu'il est à ce qu'ils croient qu'il devrait être. Si Machiavel écrivit le Prince pour dire aux nantis comment conserver le pouvoir, j'écris Rules for Radicals pour dire aux déshérités comment s'en emparer.»
Saul Alinsky
«Un jour, j'ai réalisé que je mourrais, que c'était simple et que je pouvais donc vivre chaque nouvelle journée, boire chaque nouvelle expérience aussi ingénument qu'un enfant. S'il y a une survie, de toute façon j'irai en enfer; mais une fois que j'y serai, je commencerai à organiser là-bas les have-nots que j'y trouverai. Ce sont mes frères.»
Saul Alinsky, dans un interview accordé à Playboy, peu avant sa mort.
Les jeunes ? «Ils ne cherchent pas une révolution mais une révélation.» Un visionnaire ...
Saul Alinsky, dans un entretien accordé au Monde en 1971




vendredi 25 novembre 2016

Brûlant Secret ***** de Stefan Zweig


Suivi de Conte crépusculaire, La Nuit fantastique, Les deux jumelles
Editions Grasset, Les Cahiers Rouges, avril 2002
245 pages
Traduit de l'allemand par ALZIR HELLA

Quatrième de couverture


Le manège hypocrite des adultes, observé par un enfant qui en perçoit les faux-semblants et dissimule lui-même, sous ses caprices puérils, les premiers tourments de la jalousie amoureuse, tel est le thème de Brûlant Secret, que Stefan Zweig, peintre de moeurs et analyste subtil des consciences, explore dans ses moindres nuances.

Mon avis ★★★★★


Sous le charme, une nouvelle fois, vous vous en doutez. Comment ne pas succomber à une telle force dans l'écriture, subtile, intense, vive et si captivante. C'est en apnée que j'ai parcouru ces quatre nouvelles, plus ou moins courtes, qui gravitent autour des thèmes de la passion amoureuse et de la recherche identitaire, du passage de l'enfance à celui de l'adulte.

Dans Brûlant Secret, un jeune garçon innocent et naïf, pas tout à fait sorti de l'enfance,  va subir de plein fouet le mystère des passions humaines, et sans en être pleinement conscience, il refroidira le plan de séduction entrepris par un jeune baron à l'encontre de sa mère. Il apprendra bien vite ce jeune garçon, car on apprend beaucoup et vite quand on a de la haine. Un monde des adultes vu à hauteur d'enfant...c'est troublant !
«Son visage, non sans beauté, n'était pas encore formé ; la lutte du caractère masculin avec le caractère enfantin paraissait n'être qu'à son début ; tout chez lui n'était encore que comme une pâte que l'on pétrit, sans aucune forme bien nette, sans aucune ligne bien accusée. En outre, il était précisément à cet âge ingrat où les enfants n'ont jamais des vêtements qui leur vont bien, où les manches et les culottes flottent mollement autour des maigres articulations et où d'ailleurs aucune vanité ne les porte à surveiller leur extérieur.»
«Il y avait beaucoup de probabilités pour que son empressement auprès de cette femme ne restât pas vain. Elle était à cette époque décisive de la vie où une femme commence  regretter d'être demeurée fidèle à un époux, qui, en réalité, n'a jamais été aimé, et où le pourpre coucher du soleil de sa beauté lui laisse encore un dernier choix (pressant !) entre la maternité et la féminité. À cette minute de la vie, qui paraissait depuis longtemps déjà avoir été réglée d'une façon définitive, est de nouveau remise en question : pour la dernière fois l'aiguille magnétique de la volonté oscille entre la passion et la résignation à jamais.»
«Pourquoi maman évite-t-elle toujours mon regard, lorsque je le dirige vers elle ? Pourquoi cherchent-ils toujours devant moi à dire des plaisanteries et faire le polichinelle ? Tous deux ne me parlent plus comme ils le faisaient hier et avant-hier ; je pourrais presque dire que leurs visages ne sont plus les mêmes. Maman a aujourd’hui les lèvres toutes rouges ; elle doit se les être rougies, jamais je ne l’avais vue ainsi. Et lui a toujours le front plissé, comme si je l’avais offensé. Je ne leur ai pourtant rien fait ? Je n’ai dit aucune parole qui pût les choquer ? Non, ce n’est pas moi qui peux être la cause de leur changement, car ils sont eux-mêmes, l’un à l’égard de l’autre, tout différents de ce qu’ils étaient. On dirait qu’ils ont projeté une chose qu’ils n’osent pas me confier. Ils ne parlent plus comme hier ; ils ne rient pas ; ils sont gênés, ils cachent un secret qu’ils ne veulent pas me révéler. Un secret qu’il faut que je connaisse. »

Dans Conte crépusculaire, très courte nouvelle, qui en dit pourtant long sur les troubles accompagnant la période de l'adolescence, on suit Bob, un jeune de quinze ans, troublé et dévoré par une passion naissante au caractère très mystérieux. Nous sommes témoins de son éveil aux plaisirs charnels,  aux désirs passionnées, de sa propre découverte... Magistral !
«Les heures semblent être endormies ; la nuit a l'air d'un animal paresseusement couché devant le château : le temps passe avec une lenteur inouïe. Il croit entendre des voix moqueuses chuchoter autour de lui dans le léger bruissement de l'herbe ; ces branches et ces ramures qui s'agitent doucement et jouent avec leur ombre dans le faible scintillement de l'éclairage lui paraissent autant de mains moqueuses. Tous ces bruits sont confus et étranges, plus agaçants que le silence lui-même. Parfois un chien aboie au loin dans la campagne ; parfois une étoile filante raye le ciel et disparaît quelque part derrière le château. Il semble que la nuit s'éclaircit, que l'ombre des arbres s'épaissit au-dessus du chemin et que ces bruissements légers deviennent de plus en plus indistincts. Puis des nuages vagabonds couvrent de nouveau le ciel d'une obscurité opaque et plein de tristesse. La solitude pèse douloureusement sur ce coeur tourmenté.»
«Il est si bon [...] 
d’être là étendu, seul, loin des hommes et du bruit, 
dans une chambre haute et claire, tout près de la cime frémissante 
des arbres, quand on veut penser à celle que l’on aime ; il 
est si agréable de méditer ainsi en toute quiétude, délié de tout 
devoir, de toute obligation, de s’abandonner à rêver doucement 
d’elle, et de vivre en tête à tête avec ces chères images qui 
s’approchent de votre lit quand on ferme un instant les paupières. 
L’amour n’a peut-être pas de plus suaves moments que 
ces rêveries pâles et crépusculaires.»
«Qu’il fait sombre tout à coup dans notre pièce ! Le vent a-t-il ramené la pluie sur la ville ? Non. L’air est calme, dans une lumière argentée, comme il l’est rarement en ces jours d’été. Mais il se fait tard et nous ne nous en étions pas aperçu. Seules les lucarnes des toits d’en face sourient encore d’un faible éclat, au-dessus des crêtes le ciel se couvre déjà d’une brume dorée. Dans une heure il fera nuit. Heure merveilleuse, car rien n’est plus beau à voir que cette couleur qui se ternit et s’assombrit peu à peu. Puis l’obscurité, montant du sol, envahira la pièce, jusqu’au moment où ses flots noirs se rejoindront sans bruit par-dessus les murs et nous emporteront dans leurs ténèbres. À pareil moment, lorsqu’on est assis l’un en face de l’autre et qu’on se regarde sans parler, le visage familier entrant dans l’ombre vous paraît vieilli, étranger, lointain ; il semble qu’on se regarde à distance et par-delà de nombreuses années. Mais tu désires à présent que nous parlions, parce que, dis-tu, ton cœur se serre en écoutant la pendule hacher le temps en mille menus morceaux et que, dans le silence, notre respiration devient bruyante comme celle d’un malade. Tu veux que je te raconte quelque chose. Volontiers. Certes, je ne te parlerai pas de moi, car dans ces villes immenses notre vie est pauvre en aventures ou du moins elle nous paraît telle, parce que nous ne savons pas encore ce qui nous appartient en propre. Mais je vais te conter une histoire qui convient à l’heure présente, laquelle, à vrai dire, n’aime que le silence. Et je voudrais qu’elle eût un peu de cette lumière crépusculaire, chaude, douce, fluide qui s’étend comme un voile sous nos fenêtres.»
La nuit fantastique, un puissant bijou de psychologie. Au cours d’une nuit fantastique, le baron Friedrich Michael von R…,décrit au début comme un homme indifférent au monde, aux autres, aux passions, à la vie, voit le cours de sa vie changer; un événement le surprend et éveille en lui des émotions qui lui étaient jusqu'à là inconnues, des émotions suscitées par les désirs du jeu, de l'érotisme, de rendre les gens heureux et de créer la joie autour de lui. Une nouvelle épatante, passionnante ! 
 «Une fois que quelqu’un s’est trouvé lui-même, il ne peut plus rien perdre dans ce monde. Et dès que quelqu’un a compris l’être humain qu’il y a en lui, il comprend tous les humains.»
«J’éprouvais enfin ce que j’avais cherché pendant toute cette soirée : il y avait là quelqu’un qui se souciait de moi, quelqu’un qui voulait me connaître ; pour la première fois, j’existais pour quelqu’un en ce monde. Et que cet être, parmi les plus reprouvés, qui portait comme une marchandise, à travers les ténèbres, son pauvre corps usé, qui sans même regarder l’acheteur, s’était pressé contre moi, ouvrît ses yeux vers mes yeux en cherchant à découvrir l’être humain qu’il y avait en moi, ne faisant qu’accentuer encore mon ivresse singulière, à la fois clairvoyante et trouble, consciente et plongée dans un engourdissement magique.»
Les deux jumelles, quant à elles, au physique identique, mais avec un besoin (comme souvent chez les jumelles, je sais de quoi je parle ;-) ) de se distinguer l'une de l'autre, vont s'enflammer dans une rivalité intense et sans limite et se livrer une guerre psychologique absolument impitoyable. Mais tout ne les oppose pas tout à fait finalement !
Troublante nouvelle...
Combien de fois déjà l’avait écœurée la sensualité bestiale des hommes ! Elle s’était promis de lui résister désormais et de mener une existence simple et honnête ! Mais elle sentait bien que toute défense était inutile ! Elle félicitait sa sœur d’avoir l’âme forte et de n’avoir pas succombé, comme elle, aux tentations de la chair !

mercredi 23 novembre 2016

Amok ou de le Fou de Malaisie de Stefan Zweig *****


Suivi de Lettre d'une inconnue, La Ruelle au clair de lune
Éditions Le Livre de Poche, réédition de 1991
188 pages
Traduit par Alzir Hella et Olivier Bournac
Préface de Romain Rolland
Parution originale Der Amokläufer en 1922,
qui comprenait cinq nouvelles. 

Quatrième de couverture


La passion en ce qu'elle a d'irrésistible et de semblable à la folie : c'est le thème central de
ces trois récits publiés en 1922 par le grand écrivain autrichien, auteur du Joueur d'échecs et de La
Confusion des sentiments. L'amok, en Malaisie, est celui qui, prix de frénésie sanguinaire, court devant lui, détruisant hommes et choses, sans qu'on puisse rien faire pour le sauver. Le narrateur rencontre sur un paquebot un malheureux en proie à cette forme mystérieuse de démence. 
Histoire encore d'une folie, d'une passion - d'un amour fou, cette fois - que la Lettre d'une inconnue reçue par un romancier à succès. Mais la passion peut faire de l'homme dominateur et méprisant un être humilié et ridiculisé : c'est le thème du troisième de ces récits, la Ruelle au clair de lune

Stefan Zweig, par Romain Rolland (extrait de la préface)


[...] Stefan Zweig n'est pas de ces écrivains qui n'ont été soulevés au-dessus du niveau que par la flots de la guerre et par l'effort désespéré pour réagir contre elle. Il est l'artiste-né, chez qui l'activité créatrice est indépendante de la guerre et de la paix et de toutes les conditions extérieures, celui qui existe pour créer : le poète, au sens goethéen. Celui pour qui la vie est la substance de l'art; et l'art est le regard qui plonge au coeur de la vie. Il ne dépend de rien, et rien ne lui est étranger : aucune forme de l'art, aucune forme de la vie. 
Poète, et déjà illustre dès l'adolescence, essayiste, critique, dramaturge, romancier, il a touché toutes les cordes, en maître.
Le trait le plus frappant de sa personnalité d'artiste est la passion de connaître, la curiosité sans relâche et jamais apaisée, ce démon de voir et de savoir et de vivre toutes les vies, qui a fait de lui un Fliegender Holländer, un pèlerin, passionné et toujours en voyage, parcourant tous les champs de la civilisation, observant et notant, écrivant ses oeuvres les plus intimes dans des hôtels de passage, dévorant tous les livres et de tous les pays [...] l'amoureux indiscret et pieux du génie, qui force son mystère, mais afin de mieux l'aimer -, le poète armé de la clef redoutable du Dr Freud, dont il fut l'admirateur et l'ami de la première heure, à qui il a dédié son plus grand livre de critique : Le Combat avec le Démon -, le chasseur d'âmes. Mais celles qu'il prend, il ne les tue point. À pas feutrés, il erre à l'orée des bois; et, tout en feuilletant un beau livre, il écoute, il guette, le coeur battant, les bruits d'ailes, les branches froissées, le gibier qui rentre au nid et au terrier; et sa vie est mêlée à celle de la forêt ...

Mon avis ★★★★★


Amok, Lettre d’une inconnue, La Ruelle au clair de lune … trois nouvelles qui nous entraînent dans le tourbillon de la passion, de la folie. Stefan Zweig, analyste subtil des consciences, dissèque les âmes humaines et il le fait diantrement bien. La psychologie complexe des personnages est percée à jour, analysée dans ses moindres recoins, ce qui rend les nouvelles si profondément humaines, vertigineuses et d’un réalisme à couper le souffle. 

Amok nous plonge dans le sombre univers du remords, du désespoir et du délire mental. Le narrateur, sur un paquebot ayant quitté la Malaisie et en route vers l’Europe, reçoit les confidences d’un médecin, exilé dans la jungle de Malaisie. Ce dernier, sur le pont-même du paquebot, avec en fond sonore le cliquetis des vagues et des verres de whisky s'entrechoquant, lui brosse l’histoire de sa propre déchéance. Comment la rencontre avec une femme venue avorter va faire basculer sa vie, déchaînant en lui passion et folie.  
Stefan Zweig nous restitue l’intimité de ce médecin, et nous donne à comprendre la spirale destructrice dans laquelle celui-ci s'est embourbé. Stefan Zweig captive, j'ai tourné les pages de ce recueil sans m'en rendre compte; il maîtrise parfaitement l'art du suspense et de la dramatisation et c'est le cas dans tous les récits que j'ai pu lire de lui. 
« Au mois de mars 1912, il se produisit dans le port de Naples lors du déchargement d’un grand transatlantique, un étrange accident sur lequel les journaux donnèrent des informations abondantes mais parées de beaucoup de fantaisie. Bien que passager de l’Océania, il ne me fut pas plus possible qu’aux autres d’être témoin de ce singulier événement, parce qu’il eut lieu la nuit, pendant qu’on faisait du charbon et qu’on débarquait la cargaison et que, pour échapper au bruit, nous étions allés à terre pour passer le temps dans les cafés ou les théâtres. Cependant, à mon avis, certaines hypothèses qu’en ce temps-là je ne livrai pas à la publicité contiennent l’explication vraie de cette scène émouvante ; et maintenant l’éloignement des années m’autorise sans doute à tirer parti d’un entretien confidentiel qui précéda immédiatement ce curieux épisode».

Lettre d’une inconnue, une nouvelle d'une musicalité exquise, une lettre-confession d’une inconnue adressée à un écrivain viennois célèbre et riche, une merveille…inoubliable, saisissante, d’une extrême intensité portée par une plume extraordinaire, une plume de génie. C'en est bluffant ! 
«Je veux te dévoiler toute ma vie, cette vie qui n'a vraiment commencé que le jour où je t'ai connu. Avant cela, il y avait au plus quelque chose de trouble et de confus, vers quoi ma mémoire n'a plus jamais plongé, une sorte de cave pleine d'objets et de gens poussiéreux, couverts de toiles d'araignées, et dont mon cœur ne sait plus rien. Quand tu es arrivé, j'avais treize ans et j'habitais dans cet immeuble que tu habites encore aujourd'hui, dans cet immeuble où tu tiens ma lettre, mon dernier souffle de vie, entre tes mains ; j'habitais sur le même palier, juste en face de la porte de ton appartement. Tu ne te souviens certainement plus de nous, de la pauvre veuve de fonctionnaire des finances (elle était toujours en deuil) et de la maigre adolescente. C'est que nous vivions si tranquilles, presque confinées dans notre misère petite-bourgeoise. Tu n'as peut-être jamais entendu notre nom, car nous n'avions pas de plaque à notre porte et personne ne venait, personne ne nous demandait. Et c'était il y a si longtemps, quinze, seize ans ; non, tu n'en sais certainement plus rien, non, aimé, mais moi, oh ! je me souviens passionnément de chaque détail, je me rappelle encore, comme si c'était hier, le jour, non, l'heure où j'ai entendu parler de toi pour la première fois, où je t'ai vu pour la première fois ; et comment aurais-je pu oublier, car c'est à ce moment-là que pour moi la vie commença. Consens, aimé, que je te raconte tout, tout depuis le début ; entends, je t'en prie, parler de moi ce seul quart d'heure sans te lasser, de moi qui de toute une vie n'ai pas cessé de t'aimer.»
Un amour sans aucune limite, un fantasme en réalité, un amour à sens unique puisque cet homme aussi charmant soit-il, ne la reconnait pas à chaque fois qu'il croise son chemin. Une passion dévastatrice. Et si cette confession soulève beaucoup d'émotion, elle montre aussi à quel point, une femme est capable de s'oublier par amour fou, jusqu'à annihiler sa propre existence, regarder passer sa vie sans la vivre réellement, la sacrifier ... "Je t'attendais, je t'attendais toujours, comme, pendant toute ma destinée, j'ai attendu devant ta vie qui m'était fermée."
Une nouvelle très touchante, immortalisée au cinéma par Max Ophüls en 1948, ou encore plus récemment (2001) par Jacques Deray.

La Ruelle au clair de lune dépeint si vivement l'humiliation en retranscrivant de façon tellement réaliste le dégoût ressenti par le narrateur, qu'une nouvelle fois, je suis en admiration devant le talent de Stefan Zweig.
«J’aurais voulu partir, mais tout en moi était alourdi ; j’étais là, assis dans cette atmosphère trouble et saturée, chancelant de torpeur comme le sont les matelots, enchaîné à la fois par la curiosité et par le dégoût, car cette indifférence avait un côté excitant.»
Un amour à sens unique, une passion dévastatrice, sont une nouvelle fois au coeur de cette nouvelle. L'humiliation est poussée à l'extrême. La passion amoureuse dans toute sa cruauté, sa perversité, et qui entraînera un couple à sa perte. L'homme est riche et avare, dominateur, pervers. Leur relation est un jeu, celui de l'humiliation; la pauvre femme est soumise et doit implorer pour avoir la moindre chose. Les rôles se sont inversées, on le comprend au fur et à mesure du récit, et pas tout à fait, dans le même ordre ici annoncé... mais je ne vous en dis pas plus, au risque d'aller trop loin, et d'enlever tout le piment que la structure du récit apporte à cette nouvelle.

«Je montai sur le pont en tâtonnant. Il était désert. Et, comme je levais mon regard vers la tour fumante de la cheminée et vers les mâts dressés tels des fantômes, une clarté magique m'emplit brusquement les yeux. Le firmament brillait. Autour des étoiles qui le piquaient de scintillations blanches, il y avait de l'obscurité, mais malgré tout, le ciel étincelait. On eût dit qu'un rideau de velours était placé là, devant une formidable lumière, comme si les étoiles n'étaient que des fissures et des lucarnes à travers lesquelles passait la lueur de cette indescriptible clarté. Jamais je n'avais vu le ciel comme cette nuit-là, d'un bleu d'acier si métallique et pourtant tout éclatant, tout rayonnant, tout bruissant et tout débordant de lumière, d'une lumière qui tombait, comme voilée, de la lune et des étoiles, et qui semblait brûler, en quelque sorte, à un foyer mystérieux. Comme une laque blanche, toutes les lignes du navire brillaient crûment au clair de lune, sur le velours sombre de la mer; les cordages, les vergues, tous les apparaux, tous les contours disparaissaient dans cette splendeur flottante: les lumières des mâts et, plus haut encore, l’œil rond de la vigie semblaient suspendus dans le vide, comme des pâles étoiles terrestres parmi les radieuses étoiles du ciel. Amok
[...] depuis cette seconde, depuis que j'eus senti sur moi ce regard doux et tendre, je fus tout entière à toi. Je me suis rendu compte plus tard - ah! je m'en rendis compte bientôt - que ce regard rayonnant, ce regard exerçant autour de toi comme une aimantation, ce regard qui à la fois vous enveloppe et vous déshabille, ce regard du séducteur né, tu le prodigues à toute femme qui passe près de toi, à toute employée de magasin qui te vend quelque chose, à toute femme de chambre qui t'ouvre la porte; chez toi ce regard n'a rien de conscient, il n'y a en lui ni volonté, ni attachement; c'est que ta tendresse pour les femmes, tout inconsciemment, donne un air doux et chaud à ton regard, lorsqu'il se tourne vers elle. Mais moi, une enfant de treize ans, je n'avais pas idée de ce trait de ton caractère : je fus comme plongée dans un fleuve de feu. Je crus que cette tendresse n'était que pour moi, pour moi seule; cette unique seconde suffit à faire une femme de l'adolescente que j'étais, et cette femme fut à toi pour toujours. Lettre d'une inconnue
C’est ma première et ma dernière demande … à chacun de tes anniversaires, prends des roses et mets les dans le vase … comme d’autres font dire une messe une fois l’an . Lettre d'une inconnue
J'étais toujours occupée de toi, toujours en attente et en mouvement ; mais tu pouvais aussi peu t'en rendre compte que de la tension de la montre que tu portes dans ta poche et qui compte et mesure patiemment dans l'ombre tes heures, accompagnant tes pas d'un battement de coeur imperceptible, alors que ton hâtif regard l'effleure à peine une seule fois parmi des millions de tic-tac répétés sans cesse. Lettre d'une inconnue
[...] par l'entrebâillement d'une porte, brille la chair nue sous des chiffons dorés. [...] Les matelots ricanent quand ils se rencontrent en ce lieu; leurs regards mornes s'animent d'une foule de promesses, car ici, tout se trouve : les femmes et le jeu, l'ivresse et le spectacle, l'aventure, grande ou sordide. Mais tout cela est dans l'ombre; tout cela ne se passe qu'à l'intérieur, et cette apparente réserve est doublement excitante par la séduction du mystère et de la facilité d'accès. Ces rues sont les mêmes à Hambourg qu'à Colombo et à la Havane; elles sont les mêmes partout, comme le sont aussi les grandes avenues du luxe, car les sommets ou les bas-fonds de la vie ont partout la même forme; ces rues inciviles, émouvantes par ce qu'elles révèlent et attirantes par ce qu'elles cachent, sont les derniers restes fantastiques d'un monde au sens déréglés, où les instincts se déchaînent encore brutalement et sans frein, une forêt sombre de passions, un hallier plein de bêtes sauvages. Le rêve peut s'y donner carrière. La Ruelle au Clair de Lune »

dimanche 20 novembre 2016

Le mystère Henri Pick de David Foenkinos **



Collection Blanche, Gallimard, avril 2016
286 pages


Quatrième de couverture



En Bretagne, un bibliothécaire décide de recueillir tous les livres refusés par les éditeurs. Ainsi, il reçoit toutes sortes de manuscrits. Parmi ceux-ci, une jeune éditrice découvre ce qu’elle estime être un chef-d’œuvre, écrit par un certain Henri Pick. Elle part à la recherche de l’écrivain et apprend qu’il est mort deux ans auparavant. Selon sa veuve, il n’a jamais lu un livre ni écrit autre chose que des listes de courses... Aurait-il eu une vie secrète? Auréolé de ce mystère, le livre de Pick va devenir un grand succès et aura des conséquences étonnantes sur le monde littéraire. Il va également changer le destin de nombreuses personnes, notamment celui de Jean-Michel Rouche, un journaliste obstiné qui doute de la version officielle. Et si toute cette publication n’était qu’une machination? Récit d’une enquête littéraire pleine de suspense, cette comédie pétillante offre aussi la preuve qu’un roman peut bouleverser l’existence de ses lecteurs.


Mon avis ★★☆☆☆


Peu de force dans les dialogues, la psychologie des personnages est peu voire pas approfondie.
L'idée était très bonne, mais elle n'a pas était exploitée de manière à me faire vibrer. Et c'est bien dommage. Je n'ai pas retrouvé dans ce roman, la belle plume que j'avais tant appréciée dans Le potentiel érotique de ma femme, ou de Charlotte. J'avais ressenti aussi beaucoup d'émotions à la lecture de Délicatesse. Ce qui n'a franchement et malheureusement pas été le cas pour Le Mystère de Henri Pick.
J'ai malgré tout passé un bon moment de lecture, et j'en ai apprécié le final. Je ne m'y attendais pas; c'est toujours agréable d'être surprise.

«Tant de personne écrivent avec ce rêve d'y parvenir un jour, mais il y a pire violence que la douleur de ne pas être publié : l'être dans l'anonymat le plus complet. Au bout de quelques jours, on ne trouve plus votre livre nulle part, et on se retrouve d'une manière un peu pathétique à errer d'une librairie à l'autre, à la recherche d'une preuve que tout cela a existé. Publier un roman qui ne rencontre pas son public, c'est permettre à l'indifférence de se matérialiser.
Tu veux une dispute mon amour ?
— Oui.
— Pas ce soir, car je suis crevée. Mais bientôt mon amour. Bientôt…
On parlerait de lui, et il serait vivant à nouveau. C'est le privilège des artistes, entraver la mort en laissant des oeuvres.»


jeudi 17 novembre 2016

Continuer de Laurent Mauvignier *****

Les Éditions de Minuit, août 2016
239 pages

Quatrième de couverture


Sibylle, à qui la jeunesse promettait un avenir brillant, a vu sa vie se défaire sous ses yeux. Comment en est-elle arrivée là ? Comment a-t-elle pu laisser passer sa vie sans elle ? Si elle pense avoir tout raté jusqu’à aujourd’hui, elle est décidée à empêcher son fils, Samuel, de sombrer sans rien tenter.
Elle a ce projet fou de partir plusieurs mois avec lui à cheval dans les montagnes du Kirghizistan, afin de sauver ce fils qu’elle perd chaque jour davantage, et pour retrouver, peut-être, le fil de sa propre histoire.

Mon avis ★★★★★


Excellent !!
Atteinte en plein cœur, la langue est belle, touchante, romanesque, Laurent Mauvignier nous emmène dans un beau voyage, une ultime chevauchée à l'autre bout du monde, au Kirghizistan, et aborde les thèmes de la famille, de l'adolescence et de la fragilité. Fragilité d'une mère, cassure dans une cellule familiale, un jeune Samuel, aux idées intactes, critiques et tranchantes, dans une période troublante, celle de l'adolescence, celle de la métamorphose, et qui part à la dérive, un père absent et autoritaire. Quand tout flanche autour d'elle, quand il n'y a plus d'entente ni d'écoute, Sibylle, décide de partir pour mieux continuer, pour se retrouver soi-même, pour redonner un sens à la vie, celle de son fils et la sienne, pour que son fils se recentre sur l'essentiel, les choses simples, «les autres, le respect des autres, écouter les autres, la simplicité de la lenteur, du contact avec la vie , qu'on balance ce putain de monde qui nous sépare les uns des autres et qu'on arrête de prendre pour inéluctable ce qui ne l'était que par notre passivité, notre docilité, notre résignation», réapprendre à partager, à s'émerveiller et trouver un second souffle. Elle va aller jusqu'au bout de ses forces pour que l'amour renaisse, pour que la vie redevienne une saveur, pour toucher du doigt la tendresse, la reconnaissance, écarter une bonne fois pour toutes l'humiliation.
Elle va entreprendre ce projet un peu fou pour sortir son fils de la délinquance, projet que Samuel trouve complètement narcissique et délirant «Elle fait ça pour se donner le beau rôle [...] pour sortir de sa propre merde.», mais dont tout le monde autour d'eux (excepté son père) s'émerveille. 

Sibylle incarne la force et le courage. Elle a un mental d'acier. Son fils et son ex-mari n'en sont pourtant absolument pas convaincus. Pour eux, elle en serait même totalement dépourvue. Ils en dressent un portrait bien sombre, celui d'un être à bout de souffle, fatigué et dépressif. Pourquoi ? Pourquoi une telle haine ? Comment cette haine a pris tant de place dans les relations que Sibylle entretient avec son fils ? Comment ont-ils pu se perdre autant, en arriver à ne plus savoir se parler ? Au fur et à mesure de ce voyage au Kirghizistan, la porte qui cache le monde des secrets, des souvenirs passés va lentement s'entrouvrir, et aidés par la musique que Samuel écoute dans son casque «Être un héros juste pour un jour, être des héros pour toujours» et le carnet de notes de Sibylle, ils vont tous les deux peut-être pouvoir continuer...     

Certaines scènes quasi épiques sont décrites avec un réalisme assourdissant, les rendant époustouflantes. Laurent Mauvignier nous plonge dans le décor, on accompagne les protagonistes, on vit auprès d'eux, on prend les choses en pleine face, et on assiste quasi impuissant à cette confrontation mère-fils, à cette exploration de leurs âmes, et finalement, à leur émancipation à tous les deux. Le rythme est dense, il s'amplifie au fur et à mesure de la lecture pour finir haletant dans les dernières pages.
C'est une très belle et fascinante aventure humaine qui vous attend, une épreuve pour le coeur, tant cette histoire est bouleversante et poignante. J'ai fini les dernières pages en larmes, que dis-je, en sanglots, ébranlée par la beauté de l'écrit, par une réalité forte et d'une violence inouïe, sans demi mesure, touchée au plus profond de moi par cette ode à la vie, à l'amour d'une mère douce et aimante envers son fils. Magnifique ! Ce livre aurait mérité un grand Prix.

Je découvre Laurent Mauvignier avec cette œuvre, et j’ai une envie irrésistible de découvrir son œuvre entière, de lire le monde à travers son écriture...

«Si on a peur des autres, on est foutu. Aller vers les autres, si on ne le fait pas un peu, même un peu, de temps en temps, tu comprends, je crois qu'on peut en crever. Les gens, mais les pays aussi en crèvent, tu comprends, tous, si on croit qu'on n'a pas besoin des autres ou que les autres sont seulement des dangers, alors on est foutu. Aller vers les autres, c'est pas renoncer à soi.»
«On décide de descendre et de rejoindre les paysans qui travaillent plus bas, d'aller vers les fermes, on se le dit en français - un instant le français devient comme un mur épais et puissant pour se protéger des autres, ceux-là qui maintenant parlent entre eux et se mettent à rire d'un rire mauvais et rageur.
[...] il faut qu'ils comprennent ensemble ce qui s'est passé. Comment depuis des mois il s'est détruit, comment ils l'ont détruit à force d'indifférence, ou d'aveuglement, car ils ont été aveugles à tout ce qui n'était pas leur guerre, à tout ce qui n'était pas eux et chacun a été responsable de ce qui arrive ce matin. Samuel a été leur victime collatérale et pas une seule fois il ne s'est plaint de ce qu'il a entendu, les cris, les reproches, les heures de silence résigné de sa mère, la violence de son père [...].
Elle n'a pas le temps de le penser, d'y réfléchir, le corps de son fils, devant elle, elle le voit comme une masse molle et douloureuse. Sa marche agressive, maladroite, à la fois puissante et pourtant complètement désordonnée, comme une machine mal réglée dont elle se surprend parfois à éprouver une sorte de - non, ça ne vas pas jusqu'à la honte, mais une sensation d'embarras, de gêne devant ce corps en pleine puberté, l'adolescence avec sa maladresse et cette raideur un peu idiote, ce corps d'adulte qui veut naître, qui veut s'extraire d'un corps trop étroit.
[...] avait balancé à ses copains tout ce qu'il avait à dire, que le mode de vie rêvé des babas c'est des envolées de mouches à merde au-dessus d'un chiotte en bois au fond du jardin, des fringues moches et sans forme, des cheveux coupés à la serpe, putain de mecs, ces babas...»

Le site de Laurent Mauvignier, c'est par ici.


Dans les écouteurs de Samuel


Ne deviens jamais vieux de Daniel Friedman***


Editions Sonatine, mai 2013
330 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Charles Recoursé
Parution originale Don't ever get old, 2012

Quatrième de couverture


Vous n’oublierez jamais Buck Schatz !


Memphis. Buck Schatz tombe des nues lorsqu’il apprend que son ennemi juré, Heinrich Ziegler, incarnation du mal absolu, n’est pas mort en Russie comme il l’avait toujours cru. Quelques années plus tôt, il aurait certainement entrepris toutes les démarches possibles pour retrouver Ziegler. Mais si Buck est une légende de la police, celui qui, dit-on, à servi de modèle à Clint Eastwood pour L’inspecteur Harry, il a aujourd’hui 87 ans et profite d’une retraite qui lui permet de jouir en paix de ses deux principaux plaisirs : fumer ses cigarettes et assassiner son entourage de ses traits d’humour cinglants.
Toutefois il y a des réflexes qui ont la peau dure, et lorsque Buck décide malgré tout de ressortir son 357 magnum et d’aller fouiller cette étrange histoire, il est loin d’imaginer les dangers auxquels il s’expose. Mais si Buck n’a plus vraiment le physique de l’emploi, il a maintenant un style propre à désarmer le plus acharné des adversaires.

Avec cette irrésistible aventure d’un vieillard pas mécontent de s’offrir une dernière virée avant la nuit, Daniel Friedman nous offre non seulement un premier roman captivant mais surtout l’un des personnages les plus attachants de l’univers du noir rencontrés depuis longtemps. Dans la lignée de Donald Westlake et d’Elmore Leonard, Friedman démontre ici avec brio à ceux qui en doutaient encore qu’hormis l’hypertension et le cholestérol, ce qui ne nous tue pas nous rends plus forts.

«Quand j'aurai 87 ans, je veux être Buck Schatz !»
Nelson DeMille

Mon avis  ★★★☆☆


Un roman noir bien monté, un scénario classique aux nombreux rebondissements, une histoire racontée par un vieil homme, lasse, misanthrope et sarcastique, aux attitudes peu respectueuses, aux paroles insolentes et aux réparties bien saignantes. «Les gens semblaient m'aimer malgré tous mes efforts pour qu'ils dégagent et me fichent la paix.»
Buck est vraiment le centre de ce roman, il est un personnage atypique et son humour noir m'a permis de rester en éveil ! Car pour tout vous dire, je n'ai pas tourné les pages aussi vite que je l'aurais pensé au premier abord. Je n'ai pas été totalement embarquée dans cette histoire, et ai anticipé un peu vite les fausses pistes. Ce qui a gâché quelque peu ma lecture. Trop de redondances aussi à mon goût et une écriture pas toujours fluide.
Je ne regrette cependant pas du tout ma lecture, ce roman est drôle, léger parfois (ce qui fait du bien aussi!) et les personnages de Buck et de son petit-fils sont très attachants. Mais derrière la face humoristique de ce polar, Daniel Friedman aborde des sujets amers, comme la reconstruction d'un couple après la mort d'un enfant, ou encore la solitude des personnes vieillissantes et leur angoisse à l'aube de la mort. «Nous savons que, à la fin, nous affronterons tous cet ennemi, quand nous serons seuls, dans l'obscurité, quand nous serons faibles et apeurés.» Il le fait tout en finesse grâce à une plume acerbe et efficace et c'est très appréciable.
À découvrir ! C'est un premier roman, et il est prometteur d'une belle carrière.
«C'est difficile de tourner le dos à ce qu'on désire.»

jeudi 10 novembre 2016

Nujeen, l'incroyable périple de Nujeen Mustafa avec Christina Lamb*****


Editions Harper Collins, novembre 2016
Traduit de l'anglais par Fabienne Gondrand

Quatrième de couverture


A 16 ans, elle a fui la Syrie ravagée par la guerre en fauteuil roulant. Le témoignage exceptionnel et poignant d’une jeune fille qui a choisi la voie de l’espoir.
Recommandé par l'UNICEF

"Nujeen m’incite à rêver sans limites. Elle est notre héroïne. Tout le monde doit lire son histoire. Elle est une source d’inspiration." Malala Yousafzaï, prix Nobel de la paix

En 2015, Fergal Keane, journaliste à la BBC, repère dans la foule des migrants une adolescente en fauteuil roulant. Emu et admiratif devant tant de cran, il recueille son témoignage. Aussitôt, les medias et les réseaux sociaux s’enflamment… 
Avec la collaboration de Christian Lamb, Nujeen raconte comment elle a trouvé le courage de s’engager dans ce dangereux périple de 6 000 kilomètres, depuis la Syrie jusqu’à l’Allemagne en passant par la Grèce et la Hongrie… 
Un récit porté par l’incroyable détermination de Nujeen et le principe auquel elle n’a pas dérogé : ne jamais être une victime. 

Nujeen Mustafa Cette jeune fille kurde a passé sa vie en fauteuil roulant et reçu très peu d’instruction en Syrie. Elle a appris seule l’anglais en regardant les séries américaines à la télévision, dans l’appartement familial, à Alep où la guerre faisait rage. Avant de s’engager avec sa soeur dans un éprouvant périple de près de 6 000 kilomètres, Nujeen s’était d’abord enfuie en Turquie depuis Kobané, sa ville natale, alors théâtre de violents combats entre le groupe Etat islamique et les forces kurdes soutenues par les Etats-Unis. Son récit témoigne de l’une des plus grandes crises humanitaires actuelles.

Christina Lamb Co-auteur de Moi, Malala,diplômée de Harvard et d’Oxford, elle a publié sept livres et reçu de nombreux prix pour son travail de grand reporter, dont celui de meilleur correspondant étranger à cinq reprises, ainsi que le prix Bayeux-Calvados des correspondants de guerre. Elle a su restituer dans ce récit la voix si attachante de Nujeen – vive, curieuse des autres, empreinte de compassion et d’optimisme.


Mon avis ★★★★★

Nous sommes cernés d'ennemis. C'est pourquoi nous devons rester forts. Au XVIIème siècle, notre grand Shakespeare kurde, Ahmedê Khanî, a écrit que nous sommes «[...] comme une citadelle/Ces turcs, ces Persans les assiègent des quatre côtés à la fois. / Et les deux camps font du peuple kurde / Une cible pour la flèche du destin.» Yaba pense qu'un jour il y aura un Kurdistan, peut-être de mon vivant. « Celui qui a une histoire a un avenir», dit-il toujours.
  Christina Lamb nous parle de Nujeen, une jeune syrienne kurde; elle a fui son pays, l'année dernière, à seize ans et a effectué plus de cinq mille kilomètres utilisant différents moyens de transport, dont son fauteuil roulant. Nujeen est une jeune fille pleine de vie, curieuse et très intelligente, une jeune fille comme tout le monde, qui aspire, tout comme sa famille, tout comme des milliers de Syriens, tout comme des milliers de citoyens d'un état en guerre ... à une vie libre et sereine, hors des bombardements devenus incessants, hors de la peur qui tiraille, et qui souhaite mettre le cap sur le berceau de la démocratie. Christina Lamb donne la parole à Nujeen Mustafa, qui nous raconte son enfance, sa famille, ses caprices, ses joies, ses peines, ses colères, son handicap qui ne lui permet pas de se tenir sur ses jambes, son mode de vie à Alep, détaille ses journées passées dans son appartement à regarder la télévision et notamment, le soap américain Days of Our Lives, qui lui permettra d'apprendre l'anglais et lui sauvera en quelque sorte la vie.
Pour réussir en tant que migrant, il faut connaître la loi. Il faut être débrouillard. Il faut un smartphone, avoir un compte Facebook et WhatsApp. Il faut de l'argent. Idéalement, il faut connaître quelques mots d'anglais. Et, dans mon cas précis, il faut une soeur pour pousser le fauteuil roulant. NUJEEN
Mais au-delà de ce récit, de ce périple, de ce bouleversant témoignage, Christina Lamb raconte aussi l'escalade de la violence en Syrie, et pose le contexte historique pour expliquer les événements. Elle dénonce la cupidité des passeurs «Pour une personne normale, le trajet en ferry entre l'ouest de la Turquie et Mytilène, la capitale de Lesbos, coûte 10 euros et dure quatre-vingt dix minutes. La même traversée en tant que réfugiés nous avait demandé douze jours de préparation et s'élevait à 1500 dollars par personne.», montre du doigt la passivité de l'Europe et soulève l'incompréhension face à l'accueil des migrants syriens qui n'auraient pas dû être si compliqué.

Alors que j'entamais ce livre, j'avais compris que cette lecture ne serait pas facile, que l'histoire de Nujeen allait me bouleverser, me choquer, que j'allais prendre une grosse claque, que je me sentirais certainement impuissante et que je ne serais peut-être pas certaine de pouvoir tout lire ... 
In fine, j'ai tout lu, ce livre est d'une richesse incroyable; le ton, quasi journalistique, procure malgré tout des émotions, et sur quelques passages, je n'ai pu retenir mes larmes ... un livre fondamental, à mettre entre toutes les mains, assurément, pour que l'humanité porte un regard apaisé et serviable sur la cause des migrants, pour que les peuples persécutés ne soient plus considérés comme des membres surnuméraires de la population mondiale, ou assimilé à «un [simple] raz-de-marée d'être humains», pour que les portes ne se ferment plus, pour que l'entraide existe, pour que la migration cesse d'être illégale, pour qu'elle soit encadrée, discutée avec les populations des pays accueillants ... La cause des réfugiés nous concerne TOUS. Soyons ouverts ! Qui peut se croire à l'abri aujourd'hui ? 
"Riez tant que vous respirez et aimez tant que vous vivez." 
Nujee, une voix unique et sincère, une voix touchante, souriante, une voix optimiste...qui fait du bien.

Merci Nujee Mustafa, merci Christina Lamb, merci Fabienne Gondrand ... merci pour ce très beau message, cette magnifique leçon de vie, ce témoignage fascinant, merci d'avoir donné un visage aux réfugiés, le Monde en a vraiment besoin aujourd'hui.
Je peux vous parler de Staline et d'Hitler, mais d'aucune de leurs victimes. Est-ce que ce sera la même chose avec Assad dans cinquante ans ? Sans doute. Les gens sauront tout de lui mais rien des bonnes gens de la Syrie. Nous ne serons que des nombres, Nasrine, Bland, moi et tous les autres, tandis que le tyran entrera dans l'Histoire. Cette pensée est effrayante.
Je remercie Babelio et les éditions Harper Collins pour m'avoir permis de découvrir cette histoire en avant-première.
«Voici un autre fait sur les Kurdes. Nous avons notre propre alphabet, que la Turquie ne reconnaît pas et, jusqu'à très récemment, l'utilisation des lettres q, w et x, qui n'existent pas dans la langue turque, était passible d'arrestation. Imaginez un peu aller en prison pour une consonne !
Nous ne voulons pas du pain, nous voulons notre dignité !
Je n'aime pas juger, mais quelle sorte d'homme envoie son prochain à une mort certaine en se faisant de l'argent sur son dos?
[...] notre opposition était divisée, et l'Occident ne semblait pas savoir comment réagir. Les étrangers ont commencé à quitter le pays et les ambassades à fermer. À la fin de l'année 2011, la majeure partie du pays n'était qu'un champ de bataille à ciel ouvert entre la résistance et l'armée.
C'est là, encerclée par la police et dans l'incapacité de sortir, que j'ai mesuré à quel point la liberté était précieuse. Ce jour-là, j'ai compris pourquoi nous avions entamé toute cette révolution, malgré la réaction d'Assad qui avait conduit le pays à sa destruction. Je ne pouvais plus faire semblant de faire une espèce de voyage d'agrément à travers l'Europe - je savais à présent que j'étais véritablement une réfugiée.»

Les quartiers rebelles à l’est d’Alep sont frappés 
par des bombardements très violents
du régime de Damas et de son allié russe. 
KARAM AL-MASRI / AFP
(Source : Le monde International) 

© Concierto de Aranjuez (1939) - Joaquín Rodrigo
en fond sonore, pendant la rédaction de cette chronique.


Rencontre avec Christina Lamb
le lundi 07 novembre dernier
dans les locaux de Babelio



Séance de dédicaces 
avec Christina Lamb 
et Fabienne Gondrand, traductrice