lundi 26 décembre 2016

Son royaume**** de Han Han


Éditions Philippe Picquier, mars 2015
241 pages
Traduit du chinois par Stéphane Lévêque
Parution originale Ta de guo, 2012

Quatrième de couverture


Ce que Xiaolong préfère, c’est rouler comme un dingue sur sa moto. Seul ou avec Niba, une fille à l’air candide. Niba aime peindre et rêver, et elle est amoureuse de lui depuis l’enfance. 
Xiaolong agit selon ses instincts, ses envies, redresseur de torts à ses heures, il ne connaît pas les limites que la société lui impose. La petite ville où il vit n’a peut-être rien d’attirant mais c’est son royaume. Un royaume que la plupart des jeunes ont déserté et que les dirigeants veulent mener à la réussite économique. Mais ils ne parviennent qu’à polluer terres et rivières. Lorsque les animaux se mettent à muter et les crevettes chinoises à ressembler à des écrevisses australiennes, Xiaolong trouve que trop, c’est trop. Mais s’il possède un grand sens de l’équilibre sur les deux-roues, ce n’est pas le cas dans les relations humaines ou quand il faut négocier un compromis.
Écrivain devenu célèbre à dix-sept ans, blogueur le plus influent de Chine, champion de rallye automobile, Han Han s’en donne à cœur joie dans ce roman provocateur et insolent, où il se met lui-même en scène avec humour comme auteur d’un livre toxique intitulé Poison!

Mon avis  ★★★★☆


Son royaume, Xialong le arpente sur sa moto, au gré de ses humeurs, il y roule à vive allure à la rencontre des filles ou de ses amis, l'un est gardien d'une friche artistique abandonnée, l'autre, restaurateur, aveugle, à qui il raconte ce qui se passe à Tinglin, ville oubliée et archi polluée, qui, sous nos yeux se transforment en véritable royaume à se faire du fric à tout va, ou la démesure et les ambitions folles des dirigeants politiques vont transformer le paysage et la faune locale.
Le ton est acerbe, la critique des travers de la société chinoise vive, c'est drôle, déjanté, jubilatoire ! 
Une satire sociale haute en couleurs, absolument délirante, qui nous plonge dans une ambiance très particulière, à la fois sombre et lumineuse, douce et acide, dans un monde qui part complètement à la dérive où les exagérations de l'auteur sur les positions politiques au regard du développement économique et industriel sonnent pourtant justes et tristement si réalistes. Une belle réflexion alarmante au plus haut point sur les dérives d'un système gouverné par l'argent, les spéculations à outrance, où manigances, mensonges et complots règnent en maîtres, et sur les impacts environnementaux et humains que ces dérives engendrent. L'Homme suit naïvement, bêtement le mouvement, un vrai petit mouton, oublie toutes notions de solidarité, il est prêt à accomplir des actes irréversibles et dénués de sens pour se remplir les poches !
Le personnage de Xialong est très attachant, il s'indigne, se révolte...un être sensé, presque sensé, ;-) dans un royaume qui part en vrille
C'est très très bon, je vous le recommande vivement !
«— Bon ! En ce moment je suis fauché, je ne peux pas te payer, mais si c’est ma vie que tu veux, là je peux te la donner !
Elle a fléchi la tête. Et elle a pensé : « Voilà un homme comme je les aime ! »
En vérité, pour la seule raison que Niba l’aimait, Xiaolong aurait pu dire n’importe quoi sans qu’elle en prenne ombrage. S’il avait dit quelque chose d’agréable, elle ne l’en aurait que plus aimé. Et s’il avait lâché : « Nique ton père », elle l’aurait aimé tout autant. C’est ça la loyauté à toute épreuve.

La librairie Xinhua est une entreprise d'État et les profits de l'État passent avant ceux des entreprises privées. Le plus gros profiteur de Chine, c'est l'État et pour s'enrichir en Chine, mieux vaut ne pas ignorer cette règle.»

Possédées **** de Frédéric Gros


Editions Albin Michel, août 2016
297 pages

Quatrième de couverture


En 1632, dans la petite ville de Loudun, mère Jeanne des Anges, supérieure du couvent des Ursulines, est brusquement saisie de convulsions et d’hallucinations. Elle est bientôt suivie par d’autres sœurs et les autorités de l’Eglise les déclarent « possédées ». Contraints par l’exorcisme, les démons logeant dans leurs corps désignent bientôt leur maître : Urbain Grandier, le curé de la ville.
L’affaire des possédées de Loudun, brassant les énergies du désir et les calculs politiques, les intrigues religieuses et les complots judiciaires, a inspiré cinéastes et essayistes. Frédéric Gros en fait le roman d’un homme : Urbain Grandier, brillant serviteur de l’Eglise, humaniste rebelle, amoureux des femmes, figure expiatoire toute trouvée de la Contre-Réforme. Récit d’une possession collective, le texte étonne par sa modernité, tant les fanatismes d’hier ressemblent à ceux d’aujourd’hui.

Mon avis  ★★★★☆


Très belle reconstitution historique de l'affaire des possédées de Loudun, très bien documentée qui nous plonge dans une France, tourmentée par les questions de religions, les tensions entre catholiques et protestants, une France de fanatiques religieux et un Richelieu puissant aux commandes...

«Enfin quoi, ils étaient tous là, le clan des raseurs de murs, les anti-Grandiers, les bouffeurs de huguenots, les cardinaux haineux, se disant loyalistes. Les vrais chrétiens, les bons catholiques aimant la France fille aînée de l'Eglise, adorant la famille et le dimanche matin, trouvant justes la prospérité des notables, la misère des gens de rien et le malheur de qui ne pensait pas comme eux.»

Urbain Grandier, le curé de Loudun, le magicien, flétrisseur des âmes pures, corrupteur des vierges dévouées de Dieu, désigné comme le suppôt de Satan ... torturé et mort inutilement. Il était un homme libertin, apprécié des femmes, qui remettait en cause le célibat des prêtres. Ses pensées, eussent-elles été écoutées, auraient évité bien des tourments dans l'Église catholique ! 
Frédéric Gros dénonce avec brio la veulerie humaine, les manigances, la méchanceté, le sadisme de l'Église, la perversité des règlements de compte politiques et religieux; la fin est effroyablement bien écrite...Le style est froid, sec, pimenté de touches d'humour, il colle parfaitement avec le récit.
Une lecture à vous retourner l'estomac par moment, angoissante parfois aussi, une lecture émouvante et qui fait naître un sentiment de révolte.
Un premier roman très très prometteur !
«Elles se mettent toutes à hurler, et leurs longs cris terrorisent l’assistance. Les religieux tentent de les retenir, elles fondent sur Grandier comme une nuée d’oiseaux fous, mêlant aux blasphèmes des propositions de luxure, arrachant leur coiffe, déchirant leur habit, convulsant à l’envie. 
On tient mieux dans la haine que dans l'amour. La haine se nourrit du temps qui passe, l'amour s' y use.
C'est moi qui meurt, mais c'est vous qui avez peur.»

Pour en savoir un peu plus sur cette affaire, un petit clic par ici.

mercredi 21 décembre 2016

Le dernier quartier de lune***** de CHI Zijian


Éditions Philippe Picquier, septembre 2016
364 pages
Traduit du chinois par Yvonne André et Stéphane Lévêque
Prix Maodun, 2005

Quatrième de couverture


Écoutez la voix d’une femme qui n’a pas de nom car son histoire se fond avec celle de la forêt de l’extrême nord de la Chine. Elle partage avec son peuple une vie en totale harmonie avec la nature, au rythme des migrations des troupeaux de rennes et du tambour des Esprits frappé par les chamanes. On y rencontre des hommes vigoureux comme des arbres, à qui il arrive de mourir gelés sur leur renne aux sabots en fleur, un vieillard qui élève un autour pour se venger du loup qui l’a rendu infirme, un chamane qui tisse une mirifique robe en plumes pour prendre au piège la femme qu’il aime, et aussi les guerres et les convoitises extérieures qui viennent menacer ce monde fragile. 
Sa voix coule comme l’eau, de sa venue au monde annoncée par un renne blanc à son grand âge qui n’attend plus que des funérailles dans le vent. Et lorsque sa voix se tait, elle continue à résonner en nous comme si quelqu’un de très lointain nous était devenu très proche et ne voulait plus nous quitter.
Tant que je vivrai dans la montagne, même si je suis la dernière, je ne me sentirai jamais seule. Ce feu sur lequel je veille est aussi vieux que moi. Je l’ai toujours protégé des vents violents, des tempêtes de neige et des grosses pluies. Jamais je ne l’ai laissé s’éteindre. Ce feu, c’est mon cœur qui bat.

Mon avis  ★★★★★


Le soleil est allé dormir,

Dans la forêt, plus de lumière.
Les étoiles ne paraissent pas encore,
Le vent fait gémir les arbres.
Ah ! Ma fleur de lis,
Ce n'est pas encre l'automne,
Tu avais encore tant de beaux jours d'été,
Pourquoi avoir laissé tes pétales se faner ?
Tu es tombée,
Et le soleil est tombé avec toi,
Mais ton doux parfum demeure,
Et la lune se lèvera !


Magnifique et sensible ... une petite douceur tout droit venue de Sibérie qui pourtant réchauffe le coeur en cette période hivernale !
Un bel hommage à l'ethnie des Evenks, un peuple nomade de chasseurs en Yakoutie, au Kamtachaka et dans le Nord du lac Baïkal, un  peuple qui fait corps avec la nature, observateurs des éléments, y puisant des informations (comme par exemple des écureuils qui accrochent les champignons ramassés en prévision de l'hiver et qu'ils suspendent dans les branches des arbres plus ou moins haut selon qu'il neigera peu ou beaucoup l'hiver prochain), capable de créer avec les simples ressources naturelles, un peuple menacé par les déforestations massives et la civilisation. 
Chi Zijian donne la voix à une Evenk, au seuil de sa vie; celle-ci revient sur ses souvenirs, et nous conte le mode de vie traditionnel de son peuple, leurs coutumes et traditions, leurs rites spirituels, leurs croyances, leur organisation, l'élevage des rennes, et leur évolution inexorable jusqu'à leur sédentarisation plus ou moins forcée. Une ethnie où les enfants sont les piliers «Un campement sans enfants, c'est comme un arbre privé de pluie, il a moins de vitalité.». Elle nous parle des ces objets dont elle n'a pu se détacher, qui sont un lien avec des êtres aimés, comme ce miroir et du temps qui passe, à l'aube de son dernier quartier de lune : «Ce miroir avait contemplé nos montagnes, nos arbres, nos nuages, nos rivières, et maints visages de femme.... C'était un œil ouvert sur notre vie, comment aurais-je pu [la] laisser [...] le rendre aveugle ? J'ai conservé cet œil qui avait vu tant de paysages et d'êtres humains, mais comme mon regard, il a perdu de sa clarté.», on apprend beaucoup sur leur langage, plein de jolies métaphores comme celle-ci évoquant les rennes «Ils ont une tête de cheval, des bois de cerf, un corps d'âne et des sabots de bœuf. Ils tiennent de ces quatre animaux sans être vraiment aucun d'entre eux. Pour cette raison, les Chinois Han les appellent si bu xiang, les «quatre-pas-pareils».» Elle nous raconte de belles et émouvantes histoires.

Une lecture qui m'a remémoré des lectures passées, celle de M pour Mabel avec le passage sur le dressage d'un autour et le dernier lapon avec l'évocation de la technique de domestication des rennes.

Installez vous au près d'un feu, et laissez vous bercer par cette belle histoire de chasse, de légendes et de rituels ancestraux, laissez vous charmer par les esprits, laissez vous happer par cette belle échappée poétique, découvrez les histoires de ce peuple menacé, en sursis aujourd'hui, et qui doit s'accommoder de la civilisation ... et j'espère que vous ressentirez comme moi ce grand bol d'air revigorant, apaisant, qui nous fait sentir vivant.

Une lecture passionnante, riche, et si émouvante, un hymne à notre belle nature, de belles leçons de vie et d'humanité, et un constat effroyable aussi : celui des conséquences des actions dévastatrices de l'Homme, une sorte de remise à l'heure aussi des pendules, une pause bénéfique dans notre spirale infernale de consommation et de destruction, dans notre course après le temps...et dire que ma doudou se chaussera bientôt d'une paire de tennis à plus d'une centaine d'euros, si j'avais mis au sapin des bottes faites en peu de rennes tannées, elle m'aurait certainement ri au nez ;-) à nous de trouver le juste milieu, de transmettre nos valeurs en s'adaptant au mieux, ce qui n'est pas chose toujours aisée !

«Je n'ai jamais cru que l'on pouvait apprendre dans les livres un monde ouvert, un monde de bonheur.

Je compris soudain que dans la lampe de ma vie brûlait encore l'huile que m'avait laissée Ladije. Les flammes s'étaient éteintes mais leur énergie demeurait. Valodia avait insufflé une huile nouvelle au feu de sa tendresse, mais ce qu'il avait rallumé n'était en vérité qu'une vieille lampe à demi consumée.

Sachez-le, la vie d'une femme n'aura pas été vaine si la chance lui est donnée de s'évanouir de bonheur pour un homme.»
                                                     


Représentation d'un Chamane

Lac Baïkal

dimanche 18 décembre 2016

Repose toi sur moi*** de Serge Joncour


Éditions Flammarion, août 2016
427 pages
Prix Interallié 2016

Quatrième de couverture


Aurore est une styliste reconnue et Ludovic un agriculteur reconverti dans le recouvrement de dettes. Ils n'ont rien en commun si ce n'est un curieux problème : des corbeaux ont élu domicile dans la cour de leur immeuble parisien. Elle en a une peur bleue, alors que son inflammable voisin saurait, lui, comment s'en débarrasser. Pour cette jeune femme, qui tout à la fois l'intimide et le rebute, il va les tuer. 
Ce premier pas les conduira sur un chemin périlleux qui, de la complicité à l'égarement amoureux, les éloignera peu à peu de leur raisonnable quotidien.Dans ce grand roman de l'amour et du désordre, Serge Joncour porte loin son regard : en faisant entrer en collision le monde contemporain et l'univers intime, il met en scène nos aspirations contraires, la ville et la campagne, la solidarité et l'égoïsme, dans un contexte de dérèglement général de la société où, finalement, aimer semble être la dernière façon de résister.


  Serge Joncour est l'auteur de dix livres, parmi lesquels, aux éditions Flammarion, UV (Prix France Télévision 2003), L'Idole (2005), Combien de fois je t'aime (2008), L'Homme qui ne savait pas dire non (2010), L'Amour sans le faire (2012) et L'Ecrivain national (2014). Ses romans sont traduits dans plus de vingt langues.


                                                     



Mon avis  ★★★☆☆

«Quitter c’est se redonner vie à soi, mais c’est aussi redonner vie à l’autre, quitter c’est redonner vie à plein de gens, c’est pour ça que les hommes en sont incapables, donner la vie est une chose qu’ils ne savent pas faire.»
Une histoire d'amour qui fait du bien, empreinte d'humanité, de douceur comme de brutalité, de caresses comme de coups bas, il y est question de la vie en ville opposée à celle de la campagne ... et de deux êtres que tout semblerait opposé mais qui pourtant vont se retrouver, s'enlacer, se reposer l'un sur l'autre; face à l'adversité, ces deux âmes solitaires vont s'entraider, s'aimer, se savourer, mais aussi sombrer dans une spirale douloureuse née d'une odieuse trahison.
J'ai beaucoup aimé l'intrusion que l'auteur nous permet dans les pensées de ces deux êtres. Malheureusement, je n'ai pas toujours été embarquée dans cette romance. Et j'avoue que j'ai un peu de mal à argumenter. J'en ai aimé le rythme, l'écriture fluide, poétique et intimiste, les valeurs qui en émanent (Serge Joncour dénonce les enjeux capitalistes du profit à tout profit, faire du fric envers et contre tout «Le business, c’est soit tu bouffes les autres, soit tu te fais bouffer», une prise de conscience aussi de l'éloignement de la nature et du manque d'humanité dans notre société contemporaine urbaine notamment ...), la fin ouverte, cette lecture m'a apaisée après avoir enchaîné plusieurs âpres lectures ... je ne sais pas, il m'a manqué un peu de crédibilité peut-être. De la rencontre à la passion, il n'y a que très peu de pages...pas suffisantes à mon goût pour que cette passion me saisisse totalement.
Néanmoins, cette lecture fût agréable, je ne la regrette pas du tout et  je la recommande vivement à ceux qui aiment les romances (ce qui n'est peut-être pas mon cas in fine), vous ne serez pas déçus, j'en suis certaine.
Merci M. Joncour, j'ai hâte de vous lire de nouveau avec L'écrivain national, U.V et L'Idole, dont on ne m'en a dit que du bien et qui me tentent beaucoup, dans des registres différents.
«Parfois, à de petits carrefours inattendus de la vie, on découvre que depuis un bon bout de temps déjà on avance sur un fil, depuis des années on est parti sur sa lancée, sans l’assurance qu’il y ait vraiment quelque chose de solide en dessous, ni quelqu’un, pas uniquement du vide, et alors on réalise qu’on en fait plus pour les autres qu’ils n’en font pour nous, que ce sont eux qui attendent tout de nous, dans ce domaine les enfants sont voraces, avides, toujours en demande et sans la moindre reconnaissance, les enfants après tout c’est normal de les porter, mais elle pensa aussi à tous les autres, tous ceux face auxquels elle ne devait jamais montrer ses failles, parce qu’ils s’y seraient engouffrés, ils ne lui auraient pas fait de cadeaux. Ils sont rares ceux qui donnent vraiment, ceux qui écoutent vraiment.

Il a un problème avec la foule, cette façon urbaine de s'amasser. [...] Il faut sans doute vivre à Paris depuis longtemps pour louvoyer d'instinct dans une multitude dense et pressée, pour s'y fondre, ne même plus y prêter attention.

En se serrant contre cet homme, en s’y plongeant avec tout ce qu’elle mobilisait de forces, elle embrassait l’amour et le diable, la peur et le désir, la mort et la gaîté, elle avait la sensation de se perdre en plein vertige dans ces bras-là, d’être embarquée dans une spirale qui n’en finirait jamais de les avaler.

C’est pourtant vrai, il ne suffit pas d’être génial pour réussir, il faut surtout anticiper, dans la vie c’est toujours ceux qui ont un coup d’avance qui réussissent, pas les surdoués !»

samedi 17 décembre 2016

À l'orée de la nuit **** de Charles Frazier


Éditions Grasset, septembre 2014
383 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent

Quatrième de couverture


Dans l’Amérique des Sixties, au fin fond des Appalaches où elle vit retranchée, loin des soubresauts du monde, Luce, jeune femme farouche et indépendante, se voit confier la charge des jumeaux de sa sœur défunte. Ayant vu leur père, Bud, une brute épaisse, assassiner leur mère, les orphelins traumatisés se sont réfugiés dans un mutisme inquiétant, où sourd une violence prête à exploser à tout moment. Patiemment, Luce va tenter de réapprendre la vie à ces deux écorchés vifs, et elle-même de reprendre goût à l’amour et à la compagnie des hommes. À celle, en particulier, de Stubblefield, nouveau propriétaire des terres où elle s’est établie. Mais leur idylle est menacée par le retour de Bud, blanchi du meurtre de sa femme et bien décidé à retrouver le magot que les deux enfants, croit-il, lui ont volé. C’est le début d’une longue « nuit du chasseur » : un western d’une beauté crue et crépusculaire, où Charles Frazier se révèle une fois de plus, après l’immense succès de Retour à Cold Mountain, comme l’un des grands romanciers des espaces américains.

Mon avis ★★★★☆


Une très belle découverte qui m'a emmenée dans de longues balades «à brûler quelques litres d'essences» au travers de paysages forestiers de montagne chaotiques et menaçants, sur des chemins de terre, le long d'une gorge sombre ou autour d'un lac apaisant. Des panoramas vertigineux, à couper le souffle. «...de vertes vallées à des centaines de mètres [...], des montagnes bleues et circulaires, de plus en plus éloignées au point de se fondre dans le ciel». De la poésie, mais pas que dans ce nature writing qui se transforme sous nos yeux en un thriller déconcertant, haletant sur la fin, alors que la majorité de cette lecture est lente, calme et sensible, subtile ... oui pour un thriller ça peut paraître déroutant ;-)
Les personnages sont très attachants.
Luce, jeune femme blessée, violentée par la vie, retranchée dans un ancien pavillon de chasse isolé, hors du monde,et du temps, dont les désirs ne sont pas chiffrables en dollars «Ce que je désire le plus [...], c'est pouvoir imiter le chant de tous les oiseaux des environs.». Elle trouve de nombreuses compensations à cette solitude : parmi elles, celle de prendre le temps ... de voir pousser les légumes, d'observer les animaux, d'écouter les oiseaux chanter, «ne pas voir la moindre lumière, simplement les simples silhouettes noires des montagnes sous le ciel charbonneux et les étoiles qui brillaient tout là-haut.»  Elle m'a beaucoup plu Luce ! 
«Elle ajouta qu'elle essayait autant que possible de s'affranchir de cette mauvaise idée qu'était l'argent. Sinon, quand on prenait un boulot, on vendait inévitablement son temps à quelqu'un qui en faisait peu de cas. Luce, à l'inverse, accordait beaucoup de valeur à son temps. Luce avait tout compris. Il fallait vivre loin de conneries du commerce. Utiliser aussi peu d'argent que possible.»
Les jumeaux, Dolores et Frank, jumeaux violents et pyromanes, enfants terribles qui vont troubler la tranquillité de Luce, qui se voit confier la garde de ses neveux, suite au décès de leur mère. Des enfants qui ont été témoins de l'horreur, violentés, ayant de ce fait perdu leur innocence et qui se réfugient dans le silence. Luce va avoir à jouer le rôle d'une mère. Qu'est ce qu'une mère justement ? Une bonne mère ? Est-elle armée pour assumer ce rôle ?
Bud, personnage exécrable, pour qui le sang vient à bout de tous les obstacles, et qui va plonger tous les protagonistes dans une nuit glaçante.
Sans oublier, Stubblefield junior, héritier du domaine dans lequel Luce vit, et qui amène un peu de douceur et de réconfort dans ce monde âpre et amer, ainsi que Maddie, la charmante voisine de Luce.
La psychologie des personnages est très approfondie, et l'intrigue est très solide, développée lentement.
Juste un petit bémol, quelques dialogues un peu terre à terre, qui m'ont parfois fait sortir de ce décor.
Mais un bémol qui n'enlève rien à la qualité de ce roman, qu'il faut prendre le temps de savourer. Charles Frazier a l'art de nous dessiner les paysages et de nous embarquer au coeur d'une course poursuite dans une nature sauvage et menaçante. Nous sommes spectateurs d'une projection très réussie. L'écriture est vive, belle et envoûtante. 
Un hymne à la reconstruction, à la nature et à l'amour. Une très belle aventure que j'ai eu du mal à quitter !
Charles Frazier, j'ai hâte de vous lire encore, de découvrir Retour à Cold Mountain. Merci !
«Nous sommes sans cesse à l'affût de la moindre occasion de projeter notre pitoyable petite pulsion d'espoir sur un avenir que nous ne vivrons jamais.
Luce pensait que les enfants apprendraient peut-être quelque chose ici. Un certain calme. Une leçon saisonnière sur le flux régulier du temps, sur ce jour relié à tous les autres, et les années elles aussi associées. Le contraire de chaque jour obligé de tenir tout seul et d'être sa propre apocalypse.
À un moment, Stubblefield se demanda ce qu'il apprenait vraiment sur Luce. Elle parlait librement des patrons de robes, des détails quotidiens du jardinage, de son grand-père à lui. Mais Stubblefield avait sans cesse l'impression de regarder un as du poker battre les cartes, tous ces petits gestes subtils destinés à détourner votre attention, et à la fin, les mains écartées de manière rassurante pour dissimuler le gouffre qui s'ouvrait dans la vie de Luce.Stubblefield aimait les livres d'alpinistes comme ceux de Hillary, Smythe et Mallory. Il y avait un mot pour exprimer l'altitude à laquelle vous étiez, la profondeur du ravin à vos pieds, le mauvais temps que vous affrontiez. Tous les dangers cumulés de l'univers où vous aviez pénétré. Ce mot était exposé. Dans ces parages périlleux, quand on perd un gant, on perd la main. Quand on tombe, on meurt. Stubblefield se convainquit que Luce était salement exposée. Mais si elle croyait avoir réussi à réduire sa vie aux choses essentielles et aux compensations, il avait besoin de savoir dans laquelle de ces deux catégories il se trouverait le mieux.
La patience de Bud avait ses limites et, pour en décrire l'amplitude, il suffisait d'écarter le pouce et l'index d'une main.
Les enfants découvrent la sagesse de leurs parents lorsque eux-mêmes sont devenus adultes.»


vendredi 16 décembre 2016

Les portes du néant***** de Samar Yazbek


Éditions Stock, la cosmopolite, mars 2016
291 pages
Traduit de l'arabe par Rania Samara


Quatrième de couverture


Figure de l’opposition au régime de Bachar al-Assad, Samar Yazbek est contrainte de quitter son pays tant aimé en juin 2011. Depuis son exil, elle ressent l’urgence de témoigner. Au mépris du danger, elle retourne clandestinement dans son pays, en s’infiltrant par une brèche dans la frontière turque. Trois voyages en enfer dans la région d’Idlib où elle vit de l’intérieur l’horreur de la guerre civile, aux côtés des activistes. Des premières manifestations pacifiques pour la démocratie, à la formation de l’Armée Syrienne Libre, jusqu’à l’émergence de l’État islamique, Samar Yazbek livre un témoignage courageux sur le quotidien des combattants, des enfants, des hommes et des femmes ordinaires qui luttent pour survivre. Elle dit l’odeur de la terre après l’explosion d’une bombe, l’effroi dans le regard des mères, les corps mutilés ; elle dit l’une des plus grandes tragédies du XXIe siècle.


Prix du meilleur livre étranger pour Les portes du néant de Samar Yazbek. Un livre courageux et un discours poignant :


"Ce prix est un grand honneur pour moi. 
Je suis très heureuse d'avoir pu porter vers vous la voix de ces femmes, de ces enfants et ces hommes, victimes trop souvent invisibles et silencieuses. Leurs douleurs m'habitent. J'espère que mon livre servira à éclairer la réalité de la tragédie syrienne actuelle. La Vérité fait partie de la Justice. Les mots et l'écriture sont mes armes pour résister à la machine de guerre. Je crois en leur force. Je continue à rêver de la chute du dictateur, de la fin des extrémistes religieux, et de la venue d'une Syrie libre et démocratique."
Samar Yazbek  

Mon avis  ★★★★★


Attention, coup de coeur, mais un coup de coeur bouleversant, difficile. Âmes sensibles s'abstenir ! Si vous êtes plutôt, en ce moment, à la recherche d'une lecture plaisir, passez votre chemin.

Une lecture éprouvante, douloureuse, bouleversante, c'est certain, mais une lecture nécessaire, attachante aussi... J'ai eu l'impression d'écouter Christina Lamb, co-auteur de Nujeen et correspondante de guerre, que j'ai eu la chance de rencontrer grâce à Babelio, et qui nous raconté l'horreur des événements syriens.
L'horreur est dans ces pages, sensibles, presque insoutenables, formidablement bien écrites, émouvantes et empreintes d'une rude vérité, de détails et d'une analyse très poussée sur ce qui se passe en Syrie. Le printemps arabe n'a pas fonctionné en Syrie, et c'est une pluie de violences qui s'est abattue sur ce pays. Samar Yazbek est en exil à Paris depuis juin 2011. Dans ce récit, elle nous raconte ces trois retours en Syrie, de 2012 à 2015, clandestine dans son propre pays, trois retours pour lesquels elles risquent sa vie, trois retours qu'elle affronte courageusement, dans le but de reporter ce qu'il advient de son pays, de mener ses missions humanitaires auprès des femmes syriennes, de soutenir les radios locales pour que les choses continuent, parce que la vie continue, doit continuer, trois retours qui témoignent d'une montée en puissance dans l'horreur. 
L'émotion est présente dans chaque page. 
C'est une très belle leçon de courage, de force et de résilience que nous offre Samar Yazbek, pour révéler au monde ce qui se passe là-bas, où les morts se comptent par milliers et dénoncer l'absurdité et la douleur de la guerre. Elle écrit «au nom d'un peuple fantôme, d'un pays défunt», elle nous décrit de véritables champs de guerre, met à jour toutes les atrocités dont l'homme est capable en temps de guerre. Elle recueille des témoignages tous aussi difficiles à lire les uns que les autres, tous empreints d'une vive émotion, elle relate la tragédie que les syriens affronte chaque jour et de récits en récits, c'est en enfer que nous nous retrouvons, elle raconte le combat contre l'injustice et le despotisme d'Assad, les combats menés par les rebelles pour revendiquer un soupçon de libertés et de paix, pour que leur dignité ne soit pas écrasée, elle évoque les déserteurs des "unités spéciales", ceux qui refusent de violer, massacrer, pilonner, torturer ... elle raconte la vraie vie, celle de ceux qui ne veulent pas quitter leur pays et qui tentent d'y survivre...ce n'est pas un roman, la mort fait partie intégrante de la vie...là-bas «Il n'y a qu'un seul vainqueur en Syrie, la mort.»
«J'entrevis un nouveau cercle de l'enfer. Pas seulement un purgatoire où erraient des sans-abris, mais un endroit maudit créé par le diable en personne. [...] Des maisons détruites, rasées. Une volonté de destruction totale, telle une machine à remonter le temps, venait de renvoyer à l'âge de pierre.»
Son but est aussi de nous faire comprendre la situation d'injustice et de violence dans laquelle se trouve la Syrie aujourd'hui.
«On préférerait nous considérer comme des sauvages, sans le moindre entendement. Ils ramenaient tout à l'extrémisme islamiste. La conséquence, c'est que tous les gouvernements et les peuples laissaient se poursuivre ce conflit d'une dangereuse sauvagerie. [...] Je revenais [en Syrie] et chaque fois j'étais saisie d'un sentiment de colère et de découragement face à l'immense injustice dont notre cause et nous-mêmes étions victimes.» 
«L'ignorance est le fondement de l'extrémisme.»
Bravo Samar Yazbek pour votre engagement, votre témoignage.

Face à ces récits, à cette violence décrite, à ce chaos de l'absurdité et de la destruction, à ces meurtres quotidiens, il est difficile d'imaginer un futur optimiste pour ce pays en perdition.

Je remercie la "surprise" du café gourmand de décembre, organisé par ma ville, qui m'a permis de découvrir ce douloureux témoignage.
«À mesure que j'assimilais ce qui se passait autour de moi, je cessais d'être moi-même. Je devenais un personnage construit de toutes pièces, considérant les choix qui se présentaient, tout juste capable de continuer. Je mis de côté la femme que je suis dans la vraie vie pour devenir cet être imaginaire, j'adaptais mes réactions à ce pour quoi elle vivait. Que venait-elle faire ici ? Affronter la vie ? L'identité ? L'exil ? La justice ? La folie du bain de sang ?
Je tenais à leur montrer que la liberté d'une femme réside dans une vie responsable, contrairement aux préjugés de la société syrienne qui considérait la libération de la femme comme une violation désordonnée des coutumes et des traditions.
Où les combattants puisent-ils leur force ? Qui est le plus éloigné du sens de la vie ? Eux ou nous ? Qui s'approche le plus de l'essence de la vie  ? Ceux qui vivent leur vie en présence de la mort et lui rient au nez ?
Le silence permet de donner du sens à ce qui nous entoure, d'observer, de réfléchir. Il donne une chance aux choses de s'exprimer par elles-mêmes. S'il n'est pourtant pas sans ambiguïté, il crée souvent un espace pour que le sens émerge.
En arrivant au village de Jerada, je ne pus retenir une exclamation de surprise en découvrant les immenses mausolées romains millénaires et les hautes colonnes aux chapiteaux ornées. C'était l'un des nombreux sites antiques éparpillés dans la région du Jebel al-Zawiya. Tandis que j'admirais le site, je songeais à quel point les brigades djihadistes sont insensibles à la signification de ces ruines puisqu'à leurs yeux, la civilisation commence avec l'islam et que le pillage fait partie de leur idéologie.

Il faut simplement être capable de se retrouver devant des petits doigts et les ramasser sous les débris. Sortir le corps d'un enfant, les vêtements encore trempés de son urine chaude, puis passer au site suivant et continuer à chercher d'autres victimes. Il faut oublier leurs visages afin de pouvoir écrire plus tard, raconter leurs histoires, et dure au monde extérieur que leurs yeux brillaient en fixant le ciel qui nous inondait de cadeaux mortels.
Je faisais partie du fragile fil de la vérité qui avait été obscurci par l'histoire.
Voici ce que sont devenus les Syriens depuis quatre ans. Une révolte populaire pacifique contre un dictateur s'est muée en une mutinerie armée contre les militaires et l'État, avant que les islamistes ne s'emparent de la scène et ne transforment les Syriens en pantins dans une guerre par procuration. »

Des images qui parlent tristement d'elles-mêmes





Syrian refugees crossing the Syrian-Turkish border near Marea. Photograph: Leskovsek Matej/Sipa/Rex

Dans le village de Dar Al-Kabiré, près de Homs le 3 novembre 2011, l'enterrement d'un jeune homme se transforme en manifestation contre le pouvoir. MANI / ZEPPELINNETWORK

Ici, un très bel article sur Samar Yazbek.

mardi 13 décembre 2016

Le rouge vif de la rhubarbe **** de Audur Ava Olafsdottir


Éditions Zulma, septembre 2016
156 pages
Traduit de l’islandais par Catherine Eyjólfsson

Résumé éditeur


Souvent aux beaux jours, Ágústína grimpe sur les hauteurs du village pour s’allonger dans le carré de rhubarbe sauvage, à méditer sur Dieu, la beauté des nombres, le chaos du monde et ses jambes de coton. C’est là, dit-on, qu’elle fut conçue, avant d’être confiée aux bons soins de la chère Nína, experte en confiture de rhubarbe, boudin de mouton et autres délices.
Singulière, arrogante et tendre, Ágústína ignore avec une dignité de chat les contingences de la vie, collectionne les lettres de sa mère partie aux antipodes à la poursuite des oiseaux migrateurs, chante en solo dans un groupe de rock et se découvre ange ou sirène sous le regard amoureux de Salómon. Mais Ágústína fomente elle aussi un grand voyage : l’ascension de la « Montagne », huit cent quarante-quatre mètres dont elle compte bien venir à bout, armée de ses béquilles, pour enfin contempler le monde, vu d’en haut…

Mon avis  ★★★★☆


Un roman petit par la taille, immense par le contenu, tendre et empli de charme. J'ai eu l'impression de lire un conte, d'être partie dans un monde irréel, un monde lumineux (même s'il y fait nuit six mois de l'année), délicieux, où le temps s'égrène tranquillement, où le regard capte les moindres merveilles de la nature, où il fait bon de s'allonger dans le jardin de rhubarbes et de laisser les images et les rêves vous envahir.
«La plupart du gens oublient de regarder ce qui relie les choses entre elles. La lacune ou l'intervalle, ça compte aussi. [...] ce n'est pas seulement ce qui se passe qui a de l'importance, mais aussi ce qui ne se passe pas.»
La naïveté de Nina est touchante : «Ce n'est pas rien, le nombre de gens qui meurent sur la planète. Dans dix ans, à partir de 1980, je pense que le problèmes de la Palestine et du Congo seront résolus et que tout le monde aura son petit jardin pour y cultiver plein de fruits multicolores.»
Si seulement ...
La force et la ténacité d'Ágústína, jeune fille pleine de vie en dépit de ses béquilles et de ses jambes invalides, la «tête [...] pleine de ruisseaux dorés dévalant des montagnes vers la mer», sont incroyables. Sa mère, photographe, est absente, sans cesse en déplacement à l'autre bout du monde, elle envoie à sa fille de courtes lettres et lui transmet ainsi son amour par de petits mots doux. Elle n'a jamais connu son père, parti avant sa naissance. Elle vit avec Nina, une vieille amie de sa grand-mère et côtoie Vermundur, un père de remplacement, un homme attachant qui aide toutes les femmes de ce village de marins.
L'auteur décrit des moments simples de la vie et nous partageons ces moments avec délice, tant la poésie y est indéniablement présente.
Ce roman est un poignant message d'espoir ... une petite friandise à savourer doucement, d'un optimisme certain dans ce petit monde rude.
«C'est incroyable de penser que la montagne couverte de neige se dresse en plein sur l'équateur même. J'ai l'impression d'avoir connu l'éternité. Pourtant je ne suis pas sûre d'être plus avancée. La maturité marque une certaine stagnation. Peut-être doit-on laisser le champ libre à ses aspirations les plus folles.
Il faut admettre qu’ Ágústína aborde souvent les devoirs que l’école lui soumet de manière bien étrange. Elle commence par les bords, si j’ose dire et, de là, se perd dans des digressions et des détails sans aucun rapport. Sa pensée semble s’orienter dans plusieurs directions en même temps. Il lui manque une vue d’ensemble.
Voilà pourquoi tes jambes sont comme ça. Je sais bien que tu as envie de courir, de faire du vélo et plein de choses qui te sont interdites, mais il y a une foule de gens qui passent leur vie à courir et n’en sont pas plus avancés.
Pinocchio lui était surtout proche au début de ses aventures. La phrase clé attendue, le point culminant, le pivot de l'histoire , c'est quand le vieil homme déclarait : Ne t'en fais pas si tu n'es pas comme les autres enfants.»

Kinks - I'm Not Like Everybody Else

lundi 12 décembre 2016

Sur cette terre comme au ciel **** de Davide Enia


Éditions Albin Michel, août 2016
398 pages
Traduit de l'italien par Françoise Brun

Quatrième de couverture


   Palerme, années 1980. Comme tous les garçons de son âge, Davidù, neuf ans, fait l’apprentissage de la vie dans les rues de son quartier. Amitiés, rivalités, bagarres, premiers émois et désirs pour Nina, la fillette aux yeux noirs qui sent le citron et le sel, et pour laquelle il ira jusqu’à se battre sous le regard fier de son oncle Umbertino. Car si Pullara, Danilo, Gerruso rêvent de devenir ouvrier ou pompiste comme leurs pères, Davidù, qui n’a pas connu le sien, a hérité de son talent de boxeur.
   Entre les légendes du passé et les ambitions futures, le monde des adultes et la poésie de l’enfance, Davide Enia, finaliste du prix Strega, tisse le destin d’une famille italienne, de l’après-guerre aux années 90, à travers trois générations d’hommes dont le jeune Davidù incarne les rêves. Entremêlant leurs histoires avec brio, il dresse un portrait vibrant de sa terre, la Sicile, et de ceux qui l’habitent.


                      « Un premier roman remarquable, véritable phénomène littéraire. »

La Repubblica


Mon avis  ★★★★☆

«La boxe, ce n’est pas juste donner des coups de poing et en recevoir, c’est une discipline qui apprend le respect et le sacrifice. »
3 générations qui se racontent sous les yeux de ce jeune garçon, Davidu : Rosario «Le Néglia», le grand-père, Umbertino le grand oncle, bagarreur, bon vivant, amateur de prostituées, «Le Paladin», son père, un boxeur talentueux, décédé avant son combat pour le titre national et avant sa naissance, et enfin Davidu, ce jeune homme qui apprend au contact des hommes de sa famille mais aussi des femmes, Provvidenzia, la grand-mère, institutrice passionnée de latin, une femme bienveillante et Zina, sa mère. D'autres personnages gravitent autour de Davidu, Gerruso, un jeune garçon qui lui voue une fidélité sans faille, et puis la belle Nina, son amoureuse.
«Sur la Terre comme au ciel» est un très beau roman d'initiation, qui a toutefois un peu de mal à démarrer, et qui demande un peu de concentration; Davide Enia, opérant d'incessants flashbacks, passant d'une époque à l'autre, parfois dans un même paragraphe. La lecture s'avère intense, pas toujours très fluide  mais passionnante in fine. La boxe, les combats sont au premier plan de ce roman, les descriptions des combats sont superbes, on encaisse les coups, on accompagne ces hommes qui reçoivent en pleine face les mauvais coups que la vie parfois réserve, et on assiste avec beaucoup de plaisir aux victoires aussi, aux belles revanches sur la vie, et avec elles, la naissance de l'espoir.
Des passages assez drôles (de bonnes réparties de l'oncle, ou quand l'oncle encore raconte son stratagème pour fatiguer et faire perdre ses adversaires en louant les services de prostituées), des passages forts, durs et émouvants quand Rosario raconte à Davidu sa mobilisation en Afrique de 1942 à 1945, des passages violents quand l'auteur évoque notamment les attentats et les règlements de compte qui se jouent à Palerme, gangrenée par la Mafia, et les tragédies qui s'en suivent :
«Il y a la même atmosphère de misère que dans ma jeunesse. Mais en ce temps-là le monde entier était en guerre, alors que là le monde fait comme si de rien n’était, pendant qu’en ville on se tue entre frères. La Mafia a apporté le meurtre à l’intérieur des familles.»
Une belle histoire de famille, de transmission, d'amitié, d'amour, une belle leçon de vie, ne jamais renoncer à ses rêves, savoir se relever toujours peu importe la violence des coups du sort ou de poing. La fin est émouvante, les derniers mots sont inattendus, très beaux...oui, j'ai beaucoup aimé cette chute.
Beau premier roman, réussi, qui mérite d'être salué, à mon avis.
«et me voilà
dans toute ma splendeur
toujours debout
mes mains ensanglantées
devant le fruit noir de sa bouche
elle qui prend mes doigts couverts de sang
qui les porte à ses lèvres
et les baise
un à un
elle s'appelle Nina
c'est mon amoureuse
elle a neuf ans»

 «Les bombes ne détruisent pas seulement les gens, les maisons et l'espoir. Elles effacent la mémoire.
Grand-mère enseignait aussi les gros mots à ses élèves, en douce, pour mieux les préparer à la vie, «qui est faite de verbes et de calcul, mais aussi d'offenses et d'injures, et il vaut toujours mieux les connaître.»
- Et comment on apprend ?- En se trompant.
L'autre con, sans comprendre que le jeu n'était qu'un prétexte pour lui casser la gueule, s'y colla, sans protester. Il alla vers le mur, traînant les pieds. Une marche inexorable. Il savait qu'il allait vers une souffrance certaine, mais il tenait tellement à être avec nous que sa dignité semblait avoir laissé place depuis longtemps à la résignation. Pourquoi ne cherchait-il pas d'autres copains comme lui, des gros, des inutiles ? [...] C'était un faible. Les faibles ne méritent pas le respect.
Le tir fut d'abord perçu par mes oreilles, un son si pénétrant que mon corps pour l'absorber dut immédiatement contracter tous ses muscles. Ca ne dura qu'un instant. En vagues successives vinrent s'ajouter les conséquences physiques de la déflagration : l'écho déclencha une douleur aiguë dans mes tympans, la réalité sembla se dilater. Tout paraissait plus lent, comme quand on est sous l'eau. Quelques secondes, puis la bulle se dégonfla.
L'humiliation brûle plus fort que les coups reçus.
Davidu, regarde comme elle est belle, cette main, et grande aussi. Tu sais ce qui la tient sur le volant ? La patience. Voilà. Et si moi je perds patience, tu sais où elle va finir, cette main ? Tu as compris, face d'ange ?
La main apprend le mouvement pour dessiner la voyelle, et le corps, par la répétition, apprend les mouvements de frappe et d'esquive. Tu veux dire que la main apprend ?Le corps a sa propre intelligence. C'est une feuille sur laquelle on écrit.Mmm, si tu le dis.Tout est écriture.Tout ?Oui.Même la pasta con le sarde ?Oui.Et les hanches des filles ?Oui.Et les attentats à la bombe ?Oui.Et ils écrivent quoi, ces mots de coups de poing et de feintes ?
L'histoire de ma famille. 
Ne jamais frapper le sac quand il est immobile. On frappe ce qui bouge, pour déséquilibrer ou pour freiner. La vie est dans le mouvement, ce qui est immobile est mort. Frapper un sac qui ne bouge pas, ça ne fait que te bousiller les doigts.
Personne ne lui avait expliqué que plus l'objectif est élevé, plus dure est la chute. Le moment où la défaite fut proclamée trancha net le roseau à la racine, et le calme et la raison d' Umbertino partirent à la dérive.
Tu sais qui j'envie ? Randazzo. Il a appris le métier de paysan tout petit, il connaît les plantes et il sait à quel moment les cultiver. [...] depuis toujours, ses mains connaissent les arbres, les branches, les fruits. Un boulot, ça devrait s'apprendre quand on est enfant.
Sur le papier il y a des lois, du genre qu s'il pleut tu te mouilles. C'est des conneries. Les lois, c'est toi qui les fais. S'il pleut, tu prends un pépin et la saucée, rien à foutre. Il arrive toujours un moment où il faut se bagarrer sans se demander si l'adversaire est plus fort. Dans la vie, tu te bats jamais contre des types de la même catégorie. Alors, dans le doute, comme dit l'Évangile : d'abord tu cognes, après tu demandes.»

dimanche 11 décembre 2016

Courir***** de Jean Echenoz


Les Éditions de Minuit, octobre 2008
142 pages

Résumé Éditeur

On a dû insister pour qu'Émile se mette à courir. Mais quand il commence, il ne s'arrête plus. Il ne cesse plus d'accélérer. Voici l'homme qui va courir le plus vite sur la Terre.


Mon avis  ★★★★★

Ce nom de Zatopek qui n'était rien, qui n'était rien qu'un drôle de nom, se met à claquer universellement en trois syllabes mobiles et mécaniques, valse impitoyable à trois temps, bruit de galop, vrombissement de turbine, cliquetis de bielles ou de soupapes scandé par le k final, précédé par le z initial qui va déjà très vite : on fait zzz et ça va tout de suite vite, comme si cette consonne était un starter. Sans compter que cette machine est lubrifiée par un prénom fluide : la burette Emile est fournie avec le moteur Zatopek. 
Après "Ravel", j'ai enchaîné avec "Courir", et suis une fois de plus sous le charme de la plume de cet auteur, et d'ailleurs encore davantage qu'avec "Ravel". J'ai particulièrement aimé son rythme haletant - on avale les pages aussi vite qu' Emil Zatopek avale les kilomètres - ainsi que sa dimension historique, son intrusion dans l'histoire de l'époque avec l'arrivée des nazis au pouvoir, les régimes autoritaires en place, la tyrannie qui avait pris place en Tchécoslovaquie, l' armée soviétique qui dictait ses lois et le sport qui devient une affaire de politique - les grands athlètes utilisés comme instruments de propagande (Nadia Comaneci, Zatopek ...). 
Et par un beau dimanche d'automne, dans son bel uniforme tout neuf de capitaine, il épouse en effet la fille du colonel, future championne olympique du javelot. C'est donc sous une double haie d'armes que le cortège nuptial, provoquant d'énormes rassemblements, embouteille longuement les rues de Prague. Prague où, à part ça, tout le monde crève de peur. 
Emil a gravi les échelons dans l'armée au rythme de ses podiums. Mais son ultime grade de colonel ne l'empêchera pas d'être rattrapé par l'Histoire ...
Très très agréable lecture, un très bel hommage à cet immense coureur, à ce grand monsieur ...
"la locomotive tchèque", une force incroyable de la nature, capable de repousser ses limites grâce à un mental d'acier, hors norme et qui réalisa des exploits immenses. Courir, courir, courir ... souffrir : la méthode gagnante de ce grand monsieur.  
Dans ses trois bio-fictions, Jean Echenoz a choisi des génies, extrêmes dans leur choix, dans leur façon de vivre, et d'être; la plume élogieuse, minutieuse et si bien maîtrisée de Jean Echenoz a suscité chez moi un réel attachement envers ces trois personnages.
J'en redemande !
«Il faut y aller. Bon, il y va. Le sport, Emile aime d'autant moins que son père lui a transmis sa propre antipathie pour l'exercice physique, lequel n'est à ses yeux qu'une pure perte de temps et surtout d'argent. La course à pied, par exemple, c'est vraiment ce qu'on fait de mieux dans le genre : non seulement ça ne sert strictement à rien, fait observer le père d'Emile, mais ça entraîne en plus des ressemelages surnuméraires qui ne font qu'obérer le budget de la famille.
Alors, il accomplit des ravages, menant un train brutal qui contraste avec l'allure légère de son rival Heino. Après qu'on pourrait croire qu'il a usé une partie de ses forces, c'est un Émile tout neuf qu'on voit renaître en milieu de course, un type intact et frais, rageur, volontaire à faire peur. Panique dans les forêts profondes : craignant sa proche détresse, Heino tente alors d'enrayer la machine en reprenant arrogamment la direction des opérations. Mais Émile qui a horreur de voir le dos de ses adversaires ne tolère pas la chose plus de cinq cent mètres. Pour effacer l'injure, pour laver cet affront, se faisant à force de grimacer un visage d'épouvante, il se jette à l'ouvrage avec furie [...]. Sprint final et, en quelques dizaines de mètres Émile a tout pulvérisé, tout anéanti, c'est la première médaille d'or de l'athlétisme tchèque. 
La propagande national-socialiste s'est installée sous ses diverses formes. Censure de la presse, des films, des livres et des chansons. Interdiction d'écoute des radios étrangères. Meetings et conférences assez obligatoires, distribution de brochures, affichage à grande échelle. Les rues sont constellées de journaux muraux, de photoreportages démontrant que l'armée d'occupation est on ne peut plus correcte. Et d'ailleurs il n'y a pas d'occupation. L'armée allemande respecte les personnes et les biens. Le soldat allemand est l'ami des enfants.» 






jeudi 8 décembre 2016

Ravel **** de Jean Echenoz



Les Éditions de Minuit, janvier 2006
126 pages

Quatrième de couverture


Ravel fut grand comme un jockey, donc comme Faulkner. Son corps était si léger qu'en 1914, désireux de s'engager, il tenta de persuader les autorités militaires qu'un pareil poids serait justement idéal pour l'aviation. Cette incorporation lui fut refusée, d'ailleurs on l'exempta de toute obligation, mais comme il insistait, on l'affecta sans rire à la conduite des poids lourds.
C'est ainsi qu'on put voir un jour, descendant les Champs-Elysées, un énorme camion militaire contenant une petite forme en capote bleue trop grande agrippée tant bien que mal à un volant trop gros.
Ce roman retrace les dix dernières années de la vie du compositeur français Maurice Ravel.


Mon avis ★★★★☆


Première des trois fictions biographiques écrites par Jean Echenoz, celle-ci est consacrée à Maurice Ravel. Une nouvelle fois, l'écriture de Jean Echenoz m'a saisie, et c'est en peu plus d'une heure que j'ai avalé ces pages. Une écriture concise, avec toujours une petite d'ironie, de dérision, d'euphémisme qui ne le laisse pas indifférente.
Ravel était un génie, on le découvre dans ses dix dernières de vie, un homme élégant et très courtisé, un être carré qui se rassurait par le moyen de rituels précis et qui attachait une importance hors norme à ses vêtements et ses accessoires. mais aussi ... insomniaque, sous l'emprise du doute, de la maladie et de la solitude.
L'auteur s'est beaucoup documenté sur le célèbre musicien et le témoignage que nous livre Jean Echenoz est remarquable.
À l'instar de ce qu'il nous a proposé dans Des Éclairs, l'auteur nous dépeint la société de l'époque, ici celle de l'entre-guerre, à coup d'une multitude de détails (des marques de voitures en passant par les habits, les objets de cette période...). Beaucoup de petites précisions, que je n'ai pas toujours trouvées très pertinentes ... mais celà n'enlève rien au fait que cette bio fiction est très bien réalisée, à l'écriture fluide et que je trouve particulièrement agréable. 
Ravel, ce génie, ce héros malgré-lui, est bouleversant sous la plume de Jean Echenoz, nous marchons dans ses pas, partageons son intimité et ses rencontres avec les célébrités de l'époque, l'accompagnons dans sa traversée de l'Atlantique en 1927, assistons à sa tournée triomphale aux États-Unis, à la création de son célèbre "Boléro"et du "Concerto pour la main gauche", écrit pour le célèbre pianiste Wittgenstein, et devenons en fin de course, témoin de sa chute folle ...
Quel plaisir de découvrir la vie d'une personnalité mondialement connue avec Jean Echenoz. Mieux que Wikipedia, il n'y a pas à dire !

Ce roman a été adapté au théâtre, avec une mise en scène  de Anne-Marie Lazarini. Et me voici partie à la recherche de l'enregistrement de la pièce.
«Mais cette blessure n'est qu'une écharde mineure. Il voit bien ces temps-ci sa gloire se confire, qu'on le joue partout, qu'on ne parle que de lui dans les journaux. Il semble que l'on n'ait jamais rien vu de pareil - au point de faire s'exclamer le chroniqueur de Paris-Soir que l'auteur des Valses nobles et sentimentales peut se vanter légitimement d'avoir donné leur sens à tous les strapontins.
[...] chose qui s’auto-détruit, une partition sans musique, une fabrique orchestrale sans objet, un suicide dont l’arme est le seul élargissement du son [...] (à propos de son boléro, dont le succès étonna Maurice Ravel)
Il a toujours été fragile de toute façon. De péritonite en tuberculose et de grippe espagnole en bronchite chronique, son corps fatigué n'a jamais été vaillant même s'il se tient droit comme un i sanglé dans ses costumes parfaitement ajustés. Et son esprit non plus, noyé dans la tristesse et l'ennui bien qu'il n'en laisse rien paraître, sans jamais pouvoir s'oublier dans un sommeil interdit de séjour. Mais à présent c'est autre chose, il ne retrouve jamais son peigne posé devant lui sur la coiffeuse, ne sait plus nouer seul sa cravate, n'arrive pas à fixer sans aide ses boutons de manchette.»


Ravel: Frontispice (piano 5 hands)
«Voilà. Il a cinquante ans. Il a bouclé depuis treize ans son œuvre pour piano avec «Frontispice», pièce qui ne compte pas plus de quinze mesures, ne dure pas plus de deux minutes mais ne requiert pas moins de cinq mains.»

Maurice Ravel - Concerto pour piano pour la main gauche