samedi 17 décembre 2016

À l'orée de la nuit **** de Charles Frazier


Éditions Grasset, septembre 2014
383 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Brice Matthieussent

Quatrième de couverture


Dans l’Amérique des Sixties, au fin fond des Appalaches où elle vit retranchée, loin des soubresauts du monde, Luce, jeune femme farouche et indépendante, se voit confier la charge des jumeaux de sa sœur défunte. Ayant vu leur père, Bud, une brute épaisse, assassiner leur mère, les orphelins traumatisés se sont réfugiés dans un mutisme inquiétant, où sourd une violence prête à exploser à tout moment. Patiemment, Luce va tenter de réapprendre la vie à ces deux écorchés vifs, et elle-même de reprendre goût à l’amour et à la compagnie des hommes. À celle, en particulier, de Stubblefield, nouveau propriétaire des terres où elle s’est établie. Mais leur idylle est menacée par le retour de Bud, blanchi du meurtre de sa femme et bien décidé à retrouver le magot que les deux enfants, croit-il, lui ont volé. C’est le début d’une longue « nuit du chasseur » : un western d’une beauté crue et crépusculaire, où Charles Frazier se révèle une fois de plus, après l’immense succès de Retour à Cold Mountain, comme l’un des grands romanciers des espaces américains.

Mon avis ★★★★☆


Une très belle découverte qui m'a emmenée dans de longues balades «à brûler quelques litres d'essences» au travers de paysages forestiers de montagne chaotiques et menaçants, sur des chemins de terre, le long d'une gorge sombre ou autour d'un lac apaisant. Des panoramas vertigineux, à couper le souffle. «...de vertes vallées à des centaines de mètres [...], des montagnes bleues et circulaires, de plus en plus éloignées au point de se fondre dans le ciel». De la poésie, mais pas que dans ce nature writing qui se transforme sous nos yeux en un thriller déconcertant, haletant sur la fin, alors que la majorité de cette lecture est lente, calme et sensible, subtile ... oui pour un thriller ça peut paraître déroutant ;-)
Les personnages sont très attachants.
Luce, jeune femme blessée, violentée par la vie, retranchée dans un ancien pavillon de chasse isolé, hors du monde,et du temps, dont les désirs ne sont pas chiffrables en dollars «Ce que je désire le plus [...], c'est pouvoir imiter le chant de tous les oiseaux des environs.». Elle trouve de nombreuses compensations à cette solitude : parmi elles, celle de prendre le temps ... de voir pousser les légumes, d'observer les animaux, d'écouter les oiseaux chanter, «ne pas voir la moindre lumière, simplement les simples silhouettes noires des montagnes sous le ciel charbonneux et les étoiles qui brillaient tout là-haut.»  Elle m'a beaucoup plu Luce ! 
«Elle ajouta qu'elle essayait autant que possible de s'affranchir de cette mauvaise idée qu'était l'argent. Sinon, quand on prenait un boulot, on vendait inévitablement son temps à quelqu'un qui en faisait peu de cas. Luce, à l'inverse, accordait beaucoup de valeur à son temps. Luce avait tout compris. Il fallait vivre loin de conneries du commerce. Utiliser aussi peu d'argent que possible.»
Les jumeaux, Dolores et Frank, jumeaux violents et pyromanes, enfants terribles qui vont troubler la tranquillité de Luce, qui se voit confier la garde de ses neveux, suite au décès de leur mère. Des enfants qui ont été témoins de l'horreur, violentés, ayant de ce fait perdu leur innocence et qui se réfugient dans le silence. Luce va avoir à jouer le rôle d'une mère. Qu'est ce qu'une mère justement ? Une bonne mère ? Est-elle armée pour assumer ce rôle ?
Bud, personnage exécrable, pour qui le sang vient à bout de tous les obstacles, et qui va plonger tous les protagonistes dans une nuit glaçante.
Sans oublier, Stubblefield junior, héritier du domaine dans lequel Luce vit, et qui amène un peu de douceur et de réconfort dans ce monde âpre et amer, ainsi que Maddie, la charmante voisine de Luce.
La psychologie des personnages est très approfondie, et l'intrigue est très solide, développée lentement.
Juste un petit bémol, quelques dialogues un peu terre à terre, qui m'ont parfois fait sortir de ce décor.
Mais un bémol qui n'enlève rien à la qualité de ce roman, qu'il faut prendre le temps de savourer. Charles Frazier a l'art de nous dessiner les paysages et de nous embarquer au coeur d'une course poursuite dans une nature sauvage et menaçante. Nous sommes spectateurs d'une projection très réussie. L'écriture est vive, belle et envoûtante. 
Un hymne à la reconstruction, à la nature et à l'amour. Une très belle aventure que j'ai eu du mal à quitter !
Charles Frazier, j'ai hâte de vous lire encore, de découvrir Retour à Cold Mountain. Merci !
«Nous sommes sans cesse à l'affût de la moindre occasion de projeter notre pitoyable petite pulsion d'espoir sur un avenir que nous ne vivrons jamais.
Luce pensait que les enfants apprendraient peut-être quelque chose ici. Un certain calme. Une leçon saisonnière sur le flux régulier du temps, sur ce jour relié à tous les autres, et les années elles aussi associées. Le contraire de chaque jour obligé de tenir tout seul et d'être sa propre apocalypse.
À un moment, Stubblefield se demanda ce qu'il apprenait vraiment sur Luce. Elle parlait librement des patrons de robes, des détails quotidiens du jardinage, de son grand-père à lui. Mais Stubblefield avait sans cesse l'impression de regarder un as du poker battre les cartes, tous ces petits gestes subtils destinés à détourner votre attention, et à la fin, les mains écartées de manière rassurante pour dissimuler le gouffre qui s'ouvrait dans la vie de Luce.Stubblefield aimait les livres d'alpinistes comme ceux de Hillary, Smythe et Mallory. Il y avait un mot pour exprimer l'altitude à laquelle vous étiez, la profondeur du ravin à vos pieds, le mauvais temps que vous affrontiez. Tous les dangers cumulés de l'univers où vous aviez pénétré. Ce mot était exposé. Dans ces parages périlleux, quand on perd un gant, on perd la main. Quand on tombe, on meurt. Stubblefield se convainquit que Luce était salement exposée. Mais si elle croyait avoir réussi à réduire sa vie aux choses essentielles et aux compensations, il avait besoin de savoir dans laquelle de ces deux catégories il se trouverait le mieux.
La patience de Bud avait ses limites et, pour en décrire l'amplitude, il suffisait d'écarter le pouce et l'index d'une main.
Les enfants découvrent la sagesse de leurs parents lorsque eux-mêmes sont devenus adultes.»


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