dimanche 31 décembre 2017

Les huit montagnes ★★★★★♥ de Paolo Cognetti

«Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes.»
Superbe !
Largement inspiré de vie, ce magnifique roman de vie sur les relations père-fils et sur l'amitié est aussi une belle invitation au voyage

Paolo Cognetti nous raconte la nature, l'évoque comme un havre de paix, une fuite vers le haut pour échapper à l'humeur noire de la ville, et au-delà du bol d'air, nous remet un véritable billet pour l'azur et les belles choses de la vie.
«L'hiver, la montagne n'était pas faite pour les hommes et il fallait la laisser en paix. Dans la philosophie qui était la sienne, qui consistait à monter et descendre, ou plutôt à fuir en haut tout ce qui lui empoisonnait la vie en bas, après la saison de la légèreté venait forcément celle de la gravité : c'était le temps du travail, de la vie en plaine et de l'humeur noire.»
Le style est somptueux, poétique, une lecture coup de coeur que je vous conseille vivement. Une ode à la nature, à la montagne, aux Alpes Italiennes en particulier, une parenthèse enchantée qui me permet de quitter 2017 avec de belles images dans la tête.

Laissez-vous charmer !

Le Grand Paradis 
Les Dolomites 
Le Cervin, 
que mon père appelait la Gran Becca
comme s'il parlait d'une de ses arrière-tantes.

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«... derrière le rocher, le torrent formait une petite cascade et une mare ombragée qui devait peut-être arriver jusqu'au genou. La surface tremblait, dérangée par les trombes d'eau. Sur les bords flottait un doigt d'écume et une grosse branche en travers s'était attirée touffes d'herbe et feuilles trempées. Il n'avait rien d'extraordinaire, ce spectacle, ce n'était que de l'eau qui dévalait la montagne, mais il m'émerveillait chaque fois sans que je sache pourquoi.
Je commençai alors à comprendre que tout, pour un poisson d'eau douce, vient de l'amont : insectes, branches, feuilles, n'importe quoi. C'est ce qui le pousse à regarder vers le haut : il attend de voir ce qui doit arriver. Si l'endroit où tu te baignes dans un fleuve correspond au présent, pensai-je, dans ce cas l'eau qui t'a dépassé, qui continue plus bas et va là où il n'y a plus rien pour toi, c'est le passé. L'avenir, c'est l'eau qui vient d'en haut, avec son lot de dangers et de découvertes. Le passé est en aval, l'avenir en amont. Voilà ce que j'aurais dû répondre à mon père. Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes.
...mon père me parlait des anciens montagnards avec admiration. Ceux qui étaient venus du nord des Alpes au Moyen-Âge et avaient été capables de cultiver la terre à des altitudes qu'eux seuls pouvaient atteindre. Ils possédaient des techniques particulières en plus d'être particulièrement résistants au froid et aux privations. Personne aujourd'hui, me disait-il, ne pourrait passer l'hiver là-haut, en totale autonomie pour ce qui est de la nourriture et des outils, comme eux l'avaient fait pendant des siècles.
 «Il faut pas croire qu'ils avaient le choix. Si quelqu'un va s'installer là-haut, c'est qu'en bas on ne le laisse pas en paix.- Qui ça, on ?- Les patrons. L'armée. Les curés. Les petits chefs. Ça dépend. »
Peut-être ma mère avait-elle raison, chacun en montagne a une altitude de prédilection, un paysage qui lui ressemble et dans lequel il se sent bien. La sienne était décidément la forêt des mille cinq cent mètres, celle des sapins et des mélèzes, à l'ombre desquels poussent les buissons de myrtilles, les genévriers et les rhododendrons, et se cachent les chevreuils. Moi, j'étais plus attiré par la montagne qui venait après : prairie alpine, torrents, tourbières, herbes de haute altitude, bêtes en pâture. Plus haut encore la végétation disparaît, la neige recouvre tout jusqu'à l'été et la couleur dominante reste le gris de la roche, veiné de quartz et tissé du jaune des lichens. C'est là que commence le monde de mon père. 
«Quand je serai mort, là-haut, je ne donne pas dix ans à la forêt pour reprendre ses droits. Ils auront la paix, comme ça.- Vos fils n'aiment pas le métier ? demanda mon père.- C'est surtout se faire enculer que mes fils n'aiment pas. »
Il y avait des sommets sur lesquels il ne remonterait plus de l'année. Nous en avions plusieurs au-dessus de nos têtes, rien que pierrailles, gendarmes, éperons, couloirs d'éboulis et crêtes cassées. On aurait dit les ruines d'une immense forteresse détruite à coups de canons, et dont toutes les pierres n'avaient pas encore fini de tomber : il n'y avait que mon père pour voir là un spectacle.
J'avais déjà intégrer ce que mon père n'avait jamais voulu accepter, à savoir que nul ne peut faire comprendre les sensations éprouvées là-haut à celui qui n'est pas sorti de chez lui.
Il disait comme ça : l'été efface les souvenirs de la même façon qu'il fait fondre la neige, mais le glacier renferme la neige des hivers lointains, c'est un souvenir d'hiver qui refuse qu'on l'oublie. Je comprenais enfin ce qu'il voulait dire. Et je savais une bonne fois pour toutes que j'avais eu deux pères : le premier était l'étranger avec lequel j'avais habité pendant vingt ans, en ville, et coupé les ponts pendant dix autres ; le deuxième était mon père de montagne, celui que j'avais seulement aperçu et pourtant mieux connu, l'homme qui marchait derrière moi sur les sentiers, l'amant des glaciers. 
...c'est bien un mot de la ville, ça, la nature. Vous en avez une idée si abstraite que même son nom l'est. Nous, ici, on parle de bois, de pré, de torrent, de roche. Autant de choses qu'on peut montrer du doigt. Qu'on peut utiliser. »
Je revins à Grana un an plus tard, avec une guirlande de drapeaux de prières
 que je suspendis entre deux mélèzes, et que je pouvais voir de ma fenêtre. 
Ils étaient bleus, blancs, rouges, verts et jaunes 
- le bleu pour l'éther, le blanc pour l'air, 
le rouge pour le feu, le vert pour l'eau, le jaune pour la terre - 
et contrastaient avec l'ombre du bois. 
Je les observais souvent, l'après-midi, pendant qu'ils se liaient d'amitié 
avec le vent des Alpes et dansaient entre les branches des arbres. 
Le souvenir que je gardais du Népal était pareil à ces bouts de tissu : 
vif, chaleureux, et mes vieilles montagnes me parurent cette fois-là
plus désolée que jamais.

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Quatrième de couverture

« Quel que soit notre destin, il habite les montagnes au-dessus de nos têtes. »

Pietro est un garçon de la ville, Bruno un enfant des montagnes. Ils ont 11 ans et tout les sépare. Dès leur rencontre à Grana, au coeur du val d’Aoste, Bruno initie Pietro aux secrets de la montagne. Ensemble, ils parcourent alpages, forêts et glaciers, puisant dans cette nature sauvage les prémices de leur amitié.
Vingt ans plus tard, c’est dans ces mêmes montagnes et auprès de ce même ami que Pietro tentera de se réconcilier avec son passé – et son avenir.
Dans une langue pure et poétique, Paolo Cognetti mêle l’intime à l’universel et signe un grand roman d’apprentissage et de filiation.

Éditions Stock, collection La cosmopolite, août 2017
299 pages
Traduit de l'italien par Anita Rochedy
Parution originale Le otto montagne, 2016
Prix Strega et Strega Giovani 2017
Prix Médicis Étranger 2017



Paolo Cognetti, né à Milan en 1978, est l’auteur de plusieurs recueils de nouvelles, d’un guide littéraire de New York, et d’un carnet de montagne.Les Huit Montagnes, son premier roman, en cours de traduction dans 31 pays, a reçu le prix Strega.

Derniers feux sur Sunset ★★★★☆ de Stewart O'Nan

«Il n'y a pas de deuxième acte dans les vies américaines.» 
«Rien n'était impossible : tout ne faisait que commencer.»
F.Scott Fitzgerald

En route pour Hollywood ! Stewart O'Nan nous propose une immersion bien agréable dans le Hollywood des années 30, sur les traces de F.Scott Fitzgerald. 

L'auteur nous raconte les dernières pathétiques années de sa vie, ses rendez-vous manqués avec la grande industrie du cinéma en tant que scénariste, ses dettes, ses amours, son alcoolisme, sa maladie, sa déchéance, ses tourments et ses contradictions, ses relations avec sa femme Zelda, qui a perdu de sa superbe, internée dans un hôpital de Caroline du Nord, celles compliquées avec sa fille Scottie, bref un Francis Scott Fitzgerald qui touche le fond. O'Nan aborde avec subtilité la nostalgie du passé, la fin des illusions et l'imminence du grand départ.

Au-delà de cette biographie fictive de Fitzgerald, l'auteur nous livre un passionnant récit sur le Hollywood des années folles et nous plonge avec talent dans l'ambiance d'une Los Angeles florissante et exubérante, le Hollywood de l'Âge d'or  : les palmiers, les clubs, les soirées arrosées autour d'une piscine, le soleil cru et écrasant. J'ai été séduite par l'exotisme de L.A de l'époque, m'y promenant avec émerveillement et délice.  

Mais l'auteur nous plonge aussi dans l'envers du décor, les dessous d'Hollywood, dévoilant un système déconnecté de la réalité et nous donne à voir également une Amérique vivant une période de troubles alors que la guerre s'apprête à éclater. On assiste notamment à la naissance de la ligue anti-nazie en réponse à la montée de l'antisémitisme, rassemblant quasiment le Tout-Hollywood, de Chaplin à Garbo, de Groucho Marx à Billy Wilder, de Ginger Rogers aux frères Warner... 
«Je me demande comment il peut être trop tôt pour se déclarer antifasciste...»
Un récit riche, vibrant et poignantun bel hommage à ce grand, fragile et attachant écrivain. 
Je n'ai lu de lui que The Great Gatsby et Benjamin Button. Ma liste d'envies lectures pour 2018 s'agrandit, évidemment ;-), hâte de me plonger dans Le Dernier Nabab, Alabama Song ou encore Tendre est la nuit.
« Je suis sûr que tu sais désormais que la vie ne nous offre qu'un nombre restreint de chances, et on regrette amèrement celles qu'on a laissé passer, que ce soit par paresse, par faiblesse ou par orgueil. Tout ce que je te demande, c'est de t'accrocher, quelles que soient les difficultés, pour que, quant tu auras mon âge, tu puisses regarder en arrière et te dire que tu as fait tout ce que tu pouvais. Ainsi se termine le leçon. »
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«Au petit déjeuner, il vit Palm Springs ondoyer sous ses yeux, tel un mirage. Après les étendues mornes et salées du désert, la Sierra représenta un répit bienvenu, la lente escalade des versants abrupts, puis la traversée à grande vitesse des vallées aux ranchs poussiéreux, des orangeraies, des banlieues verdoyantes, avec leurs motels pour travailleurs agricoles et leurs rangées innombrables de bungalows en stuc. Quand ils pénétrèrent dans la ville, un train de marchandises qui filait vers l'est dans un fracas métallique fit trembler la voiture, et bientôt ils traversèrent les rues bondées de Los Angeles, le sifflet de la locomotive lançant son avertissement à chaque carrefour. Il fouillait l'horizon des immeubles pour apercevoir le célèbre mausolée de la mairie quand soudain, comme s'ils étaient tombés en panne de courant, ils ralentirent et s'engagèrent sur les voies de garage, s'avançant à grand bruit entre les wagons et les locomotives auxiliaires immobilisés, en direction du grand dôme sombre de la gare; puis, après s'être glissé entre les feux de signalisation orangés et les piliers encrassés de suie, dans un dernier couinement assourdissant, le train s'arrêta en vacillant pesamment.
À l'angle de la 5ème Avenue, un troupeau de danseuses de hula hoop géantes et vêtues de soutiens-gorge en fausse fibre de coco papotaient et faisaient des bulles avec leur chewing-gum, le temps qu'un accessoiriste traverse en poussant un sarcophage doré sur roulettes, puis elles poursuivaient leur chemin, dans le froufrou de leurs pagnes végétaux qui se déplumaient peu à peu. Existait-il au monde quelque chose de plus triste que ces starlettes et leur camaraderie fraternelle, leurs rêves de gloire partagés aussi crûment dévoilés ? Lui était un vieux de la vieille, il savait davantage dissimuler ses ambitions et ses peurs. Inquiet, il ne savait pas 'il avait eu raison de revenir, mais ce business de la production cinématographique, aussi creux qu'il puisse paraître, satisfait par avance l'homme qui en lui avait gardé le goût de la comédie musicale. Il y avait là une entreprise dont la tâche était de distraire, ainsi qu'un plateau qui l'attendait : il lui fallait seulement écrire un livret acceptable et quelques chansons faciles à retenir. Il devait absolument se convaincre qu'il en était toujours capable.
«C'est chouette de te revoir»; dit Alan. Sa poignée de main, censée être virile, évoquait davantage une caricature d'hommasse. Il avait le corps svelte et les traits imposants d'un homme important. C'était un de ces curieux «mariages de Boston», pour reprendre l'expression d'Henry James. Chacun d'eux préférait les jeunes hommes, ils se querellaient sans cesse avec l'âpreté de mangoustes, et pourtant ils étaient inséparables.
Los Angeles n'avait jamais été sa ville,et tandis que les cafés encore ouverts et les drive-in défilaient de part et d'autre, il se dit qu'il comprenait pourquoi. Malgré toute la beauté tropicale de cette ville, elle avait quelque chose de dur, elle manquait de charme, elle était d'une vulgarité aussi typiquement américaine que l'industrie cinématographique, laquelle prospérait sur le dos des vagues successives d'exilés prêts à tout pour y travailler, sans jamais rien lui offrir de plus que la chaleur de son soleil. C'était une ville d'étrangers, mais au contraire de New York, le rêve que vendait L.A., comme tout lieu mythique, n'était pas un rêve de dépassement de soi mais de prospérité infinie, que seuls pouvaient atteindre les très riches et les morts. Mi-plage, mi-désert, ces lieux n'avaient jamais été faits pour y être habités. La chaleur y était impitoyable. Dans les rues, on sentait une lassitude qui paraissait palpable encore la nuit, plus visible à travers les vitrines jaunes des fast-foods et des drugstores s'apprêtant à fermer, laissant leurs clients sans autre endroit où aller. Contre toute attente, il faisait désormais partie de cette horde de déracinés, condamné à errer au long des boulevards, et une fois de plus il s'étonna d'être tombé si bas et de sa capacité à mesurer sa propre chute.
Après qu'elle l'eut laissé tomber pour épouser le fils d'un associé de son père, il continua à rêver de sa maison, des portes-fenêtres donnant sur la terrasse en pierre, des pelouses qui descendaient en pente douce vers le ponton et l'eau étincelante : une idylle perdue qu'il essayait de recréer, sans jamais y réussir de façon durable, même si, sur le papier, il y parvenait presque. Autrefois, il eût été flatté de savoir qu'elle pensait encore à lui, mais c'était il y a bien longtemps. Il songea, même s'il n'en éprouvait pas de réel bonheur, qu'il arrivait à présent à repenser paisiblement au rôle qu'elle avait tenu dans sa tristesse d'adolescent, avec une nostalgie que le temps et la consolation de l'écriture avaient graduellement adoucie, jusqu'à la transformer en une douce mélancolie. Telle était Ginevra qu'il regrettait, la Ginevra qui lui ouvrait tant de portes et lui avait laissé des souvenirs parfaits, et non pas cette Ginevra Mitchell dont le malheureux fils était l'héritier des butins accumulés au siècle précédent.
Les plateaux extérieurs étaient une sorte de terrain de jeux, loin des contraintes du monde réel. Même les coups de feu sporadiques dans le lointain venaient du décor de western. C'était une aventure sans fin que de découvrir de nouveaux lieux, parce qu'il y en avait un à chaque coin de rue. New York, Paris, Rome-tous les endroits où ils étaient transportés étaient mythiques et enchantés. Ils mangeaient des sandwichs poulet-salade dans la gare d'Anna Karénine, au bacon, laitue et tomates sur les docks de Shanghai, ou bien au corned-beef grillé dans la Casbah, puis ils rentraient en se tenant par la main dans les rues dans brouillard de Whitechapel. »
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Quatrième de couverture

Nous sommes en 1937, et tout va mal pour Francis Scott Fitzgerald. Il est ruiné, miné par l’alcool, en panne d’inspiration, et Zelda, l’amour de sa vie, est internée dans un asile. Elle est loin l’époque où leur couple défrayait la chronique. L’Âge du Jazz est terminé, avec ses fêtes, son glamour, ses extravagances. Répondant à une proposition de la Metro Goldwyn Mayer, Fitzgerald joue sa dernière carte et débarque à Hollywood comme scénariste. Ses collègues se nomment Dorothy Parker, Ernest Hemingway, Humphrey Bogart. Dans une soirée, il croise la ravissante Sheilah Graham, une journaliste mondaine dont il tombe follement amoureux. Il se remet à écrire, s’efforce de ne plus boire, rend visite à Zelda avec sa fille Scottie.
Mais comment continuer à vivre quand le monde semble s’effriter autour de soi ? « Toute vie est un processus de démolition », avait-il écrit dans La Fêlure (1936). Quelques années plus tard, cette phrase sonne comme un avertissement du destin.

Avec grâce et subtilité, Stewart O’Nan trace le portrait romanesque du plus attachant – parce que le plus fragile – des écrivains de la « Génération perdue » inventée jadis par Gertrude Stein.

Editions de l'Olivier, août 2016
389 pages
Traduit de l'anglais (États-Unis) par Marc Amfreville



Stewart O'Nan, né en 1967 à Pittsburgh, vit à Avon (Connecticut). Il publie son premier roman en 1987 et, depuis, a construit une oeuvre forte et variée, qui explore divers aspects de la société et de l'histoire américaines. Son roman Des anges dans la neige a été adapté au cinéma en 2007 par David Gordon Green sous le titre Snow Angels.

Les oranges ne sont pas les seuls fruits ★★★★☆ de Jeanette Winterson

Jeanette Winterson est une célèbre romancière anglaise que j'ai découvert avec la lecture de son roman Pourquoi être heureux quand on peut être normal ?, dans lequel elle évoque à plusieurs reprise ce roman Les oranges ne sont pas les seuls fruits. En faisant quelques recherches post-lecture, j'ai découvert que Les oranges ne sont pas les seuls fruits avait été écrit, en 1985, bien avant Pourquoi être heureux...et que ce dernier était la réécriture du premier roman Les oranges ne sont pas les seuls fruits, qu'il racontait la même histoire, une confession sur son enfance, son adolescence, son émancipation mais dont la narration était plus proche de la réalité, donnant à cette deuxième parution davantage de réalisme et de puissance.

On retrouve en effet dans Les oranges ne sont pas les seuls fruits, la même jeune fille révoltée et pugnace qui nous conte l'histoire de son adoption, de son enfance cloisonnée par une mère grenouille de bénitier et de la découverte de son homosexualité, mais abordée avec un ton plus loufoque, convoquant surréalisme et légendes. On découvre une enfant à l'imagination débordante qui doit faire face à la rigueur imposée par une mère excentrique, fanatique mais à celle aussi d'une communauté tout aussi illuminée, hypocrite, ancrée dans ses croyances religieuses extrêmes, aveuglée par sa foi.

L'auteure aborde avec un humour décalé et une grande justesse, le thème du fanatisme religieux et ses conséquences sur l'éducation. Le parcours de cette jeune fille est admirable, avide de liberté, elle réussira à évoluer dans la vie, non sans mal mais avec force et détermination avec sa propre sensibilité. 

Beau récit initiatique, une belle leçon d'espoir.

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« Comme la plupart des gens, j'ai longtemps vécu avec ma mère et mon père. Mon père aimait regarder les combats de catch, ma mère, elle, aimait catcher; peu importe contre qui ou quoi. Elle était toujours prête à monter sur le ring.
Les gens aiment faire la distinction entre les histoires, qui ne sont pas des faits, et l'Histoire, qui est, elle, un ensemble de faits. Ils le font afin de savoir ce qu'ils doivent croire et ce qu'ils ne doivent pas croire. C'est une chose très curieuse. Comme se fait-il que personne ne veuille croire que la baleine a avalé Jonas, alors que chaque jour Jonas avale la baleine ? Je vois des gens, aujourd'hui, qui gobent les plus énormes des couleuvres, et pourquoi ? Parce que c'est l'Histoire. Il y avait des avantages à savoir ce qu'il fallait croire. Cela a permis de bâtir un empire et de maintenir les gens à leur place, dans le beau royaume du portefeuille.
Très souvent, l'Histoire est un moyen de nier le passé. Nier le passé, c'est refuser de reconnaître son intégrité. L'obliger à coïncider, le contraindre, le faire fonctionner, le vider de son essence jusqu'à ce qu'il prenne la forme que vous vouliez lui donner. Nous sommes tous des historiens, à notre modeste échelle. Et, sur une échelle bien plus terrible, Pol Pot a été plus honnête que nous tous. Il a décidé de se débarrasser complètement du passé. De cesser de faire semblant de traiter le passé avec un respect objectif. Les cités du Cambodge devaient être rasées, les cartes jetées, tout devait disparaître. Pus de documents. Plus rien. Le meilleur des mondes. L'Ancien Monde en fut horrifié. Nous avons mis Pol Pot à l'index, mais les grosses puces elles-mêmes sont harcelées par des petites puces.
Les gens ne se sont jamais gênés pour se débarrasser du passé lorsqu'il devient trop encombrant. La chair brûle, les photos brûlent, et la mémoire, qu'est-ce donc ? Les délires imparfaits de sots qui refusent d'admettre qu'il est nécessaire d'oublier. Et si nous ne pouvons pas nous débarrasser du passé, nous pouvons le modifier. Les morts ne crient pas. Il y a quelque chose d'attrayant dans ce qui est mort. Toutes les qualités admirables de la vie sont conservées, débarrassées de ce désordre fatigant qui va de pair avec les vivants: toutes les foutaises, les plaintes, le besoin d'affection. Ce qui est mort peut être vendu aux enchères, exposé dans des musées, collectionné. Il est beaucoup plus prudent d'être collectionneur de curiosités parce que, si vous êtes curieux, il vous faudra attendre et attendre que quelque chose se passe. Vous devrez attendre et sur la plage jusqu'à ce qu'il fasse froid et vous devrez investir dans une barque à fond de verre, ce qui est beaucoup plus coûteux qu'une canne à pêche et vous met à la merci des éléments. Les curieux ne sont jamais à l'abri d'un danger quelconque. Si vous êtes curieux, vous risquez de ne jamais revenir, comme tous ces hommes qui vivent désormais au fond de la mer avec les sirènes. Ou comme les gens qui ont découvert l'Atlantide. »
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Quatrième de couverture

« Ma mère n’avait pas d’opinions nuancées. Il y avait ses amis et ses ennemis.
Ses ennemis étaient : le Diable (sous toutes ses formes), les Voisins d’à côté, le sexe (sous toutes ses formes), les limaces. Ses amis étaient : Dieu, notre chienne, tante Madge, les romans de Charlotte Brontë, les granulés antilimaces, et moi, au début. »

Les oranges ne sont pas les seuls fruits recrée sur le mode de la fable l’enfance de Jeanette, double fictionnel de l’auteur. À la maison, les livres sont interdits, le bonheur est suspect. Seul Dieu bénéficie d’un traitement de faveur. Ce premier roman nourri par les légendes arthuriennes ou la Bible célèbre la puissance de l’imaginaire. Tout semble vrai dans ce récit personnel mais tout est inventé, réécrit, passé au tamis de la poésie et de l’humour. Publié en 1985 en Angleterre, Les oranges ne sont pas les seuls fruits a connu un immense succès, devenant rapidement un classique de la littérature contemporaine et un symbole du mouvement féministe.

« Les livres de Jeanette Winterson, apatrides et sans visage, brillent des multiples reflets de la grande Albion : la majesté de Shakespeare, l’absolutisme de Lawrence, le calme de Woolf ou la farce de Chaucer. C’est une magicienne. »
Ali Smith, The Scotsman

Éditions de l'Olivier, mai 2012
235 pages
Traduit de l'anglais par Kim Trân
Parution originale Oranges are not the only fruit, 1985


Née à Manchester en 1959, Jeanette Winterson n'a que vingt-six ans lorsqu'elle obtient le prix Whitbread 1985 pour Les oranges ne sont pas les seuls fruits, un premier roman poétique, insolent et très autobiographique. Elle est l'auteur de plus d'une quinzaine d'ouvrages dont Écrits sur le corps (Plon, 1993), Le Sexe des cerises (Plon, 1995), Art et Mensonges (Plon, 1998), Garder la flamme (Melville, 2006), Pourquoi être heureux quand on peut être normal ? (Éditions de l’Olivier, 2012). Powerbook (l'Olivier, 2002) a été adapté au théâtre par Deborah Warner (théâtre national de Chaillot, en 2003).


samedi 30 décembre 2017

Le fracas du temps ★★★★☆ de Julian Barnes

Un grand texte littéraire, admirablement écrit, et d'une fluidité remarquable. 

Julian Barnes retranscrit, sans jugement aucun, un destin, celui de Dmitri Chostakovitch, compositeur russe, qui alors qu'il est âgé d'une trentaine d'années se retrouve confronté à la bêtise humaine, et doit faire face au régime totalitaire stalinien, celui-là même qui façonnait les âmes humaines. Il assiste, en 1936, impuissant à la censure de son oeuvre, alors qu'elle était jusque là saluée notamment à l'étranger et qu'il flirtait avec le succès. Il échappe par chance à la mort, son bourreau ayant été fusillé entre temps. Il vivra alors comme temps d'autres, terrorisé, dans la peur de se voir arrêté et fusillé. 
«Parce que, si la tyrannie peut être paranoïde, elle n’est pas forcément stupide. Si elle était stupide, elle ne survivrait pas ; de même que, si elle avait des principes, elle ne survivrait pas. La tyrannie comprenait comment certaines parties – les parties faibles – de la plupart des gens fonctionnaient.»  
Et à ce moment là, que faire ? Collaborer et sauver sa peau et celle de sa famille ? Ou risquer la fonctionnelle balle dans la nuque ? Dmitri Chostakovitch collaborera, dénoncera, se pliera à la norme stalinienne...et vivra, mais à quel prix. La culpabilité, la honte le rongeront toute sa vie, une vie de lâche, dit-il lui-même, condamné à se débattre dans le chaos de son époque.
«Mais il n’était pas facile d’être un lâche. Etre un héros était bien plus facile qu’être un lâche. Pour être un héros, il suffisait d’être courageux un instant – quand vous dégainiez, lanciez la bombe, actionniez le détonateur, mettiez fin aux jours du tyran, et aux vôtres aussi. Mais être un lâche, c’était s’embarquer dans une carrière qui durait toute une vie. Vous ne pouviez jamais vous détendre. Vous deviez anticiper la prochaine fois qu’il vous faudrait vous trouver des excuses, tergiverser, courber l’échine, vous refamiliariser avec le goût des bottes et l’état de votre propre âme déchue et abjecte. Etre un lâche demandait de l’obstination, de la persistance, un refus de changer – qui en faisaient, dans un sens, une sorte de courage. Il sourit intérieurement et alluma une autre cigarette. Les plaisirs de l’ironie ne l’avaient pas encore abandonné.»    
Un sujet sensible, évoqué avec humour et élégance qui élèvent indéniablement cette bouleversante et tragique histoire au rang de mémorable. L'auteur nous pousse à la réflexion. Qu'aurais-je fait à sa place ? Qu'auriez-vous fait ? En reposant "L'Art de perdre" d'Alice Zeniter ou encore "La fête au bouc" de Mario Vargas Llosa, cette même question me taraudait. Avaient-ils vraiment le choix ? Avaient-ils les armes, les outils dont nous bénéficions aujourd'hui pour lutter ?

Une biographie passionnante, une ode à la musique, un livre poignant, important.

«C'était l'ultime et incontestable ironie de sa vie : qu'en le laissant vivre, ils l'avaient tué.»  


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«L'art est à tout le monde et n'est à personne. L'art appartient à toutes les époques, non à une époque. L'art appartient à ceux qui le créent et à ceux qui l'aiment. L'art n'appartient pas plus au Peuple et au Parti qu'il n'appartenait jadis à l'aristocratie et au mécène. L'art est le murmure de l'Histoire, perçu par-dessus le fracas du temps. L'art n'existe pas pour lui-même : il existe pour les gens. Mais quels gens, et qui les définit ? Son propre art était toujours anti-aristocratique à ses yeux. Écrivait-il, comme ses détracteurs l'auraient voulu, pour le mineur du Donbass fatigué de son labeur, qui a besoin d'un doux remontant ? Non. Il écrivait de la musique pour qui voulait l'écouter, pour ceux qui appréciaient le mieux la musique qu'il composait, de quelque origine sociale qu'ils fussent. Il écrivait de la musique pour les oreilles qui pouvaient entendre. Et il savait, par conséquent, que toutes les vraies définitions de l'art sont globales, et que toutes les fausses définitions de l'art lui attribuent une fonction spécifique.
Ingénieurs de l'âme humaine : une expression froide et mécanique. Et pourtant...de quoi s'occupe l'artiste, sinon de l'âme humaine ? A moins qu'il ne veuille être décoratif, ou qu'un toutou des riches et des puissants. Il avait toujours été lui-même anti-aristocratique, par sentiment personnel, tendance politique, principe artistique. A cette époque optimiste - en réalité, si peu d'années auparavant - où l'avenir du pays tout entier, sinon de l'humanité elle-même, était repensé, il avait semblé que tous les arts pouvaient être réunis dans un glorieux projet commun. La musique, la littérature, le théâtre, le cinéma, l'architecture, le ballet, la photographie formeraient un partenariat dynamique qui ne refléterait pas seulement la société ou n'en ferait pas seulement la critique ou la satire, mais la bâtirait. Les artistes, de leur plein gré et sans aucune directive politique, aideraient leurs semblables à se développer et s'épanouir.Pourquoi pas ? C'était le plus vieux rêve de l'artiste. Ou, comme il le pensait maintenant, la plus vieille chimère de l'artiste. Parce que les bureaucrates politiques étaient bientôt apparus pour prendre le contrôle du projet, pour en drainer la liberté et l'imagination et la complexité et les nuances sans lesquelles les arts deviennent sains et absurdes.
Son album de coupures de presse. Quelle sorte d'homme achète un tel album et l'emplit d'articles insultants sur lui-même ? Un fou ? Un ironiste ? Un Russe ? Il pensa à Gogol, planté devant un miroir et lançant de temps en temps son propre nom, sur un ton de révulsion vis-à-vis d'un inconnu. Cela ne lui semblait pas être l'acte d'un fou.Son statut officiel était celui du «bolchevik indépendant». Staline aimait dire que la plus belle qualité du bolchevik était la modestie. Oui, et la Russie était la partie des éléphants...
Une part de lui-même croyait-elle au communisme ? Certainement, si l'alternative était le fascisme. Mais il ne croyait pas à l'Utopie, à la perfectibilité du genre humain, au façonnage de l'âme humaine. Après cinq ans de «Nouvelle Politique économique» instaurée par Lénine, il avait écrit à un ami que «le paradis sur terre» viendrait «dans deux cents milliards d'années». Mais cela, pensait-il maintenant, pouvait bien être encore trop optimiste.
Récemment, le Pouvoir l’avait humilié, lui avait retiré son gagne-pain, ordonné de se repentir. Le Pouvoir lui avait dit comment il voulait qu’il travaille, comment il voulait qu’il vive. A présent, il insinuait que, à la réflexion, il ne voulait peut-être plus qu’il vive.
La peur : qu'en savaient ceux qui l'infligeaient ? Ils savaient que cela fonctionnait, et même comment cela fonctionnait, mais pas ce que cela faisait de la subir. «Le loup ne peut parler de la peur de l'agneau», comme on dit.
Quelques années de suite, il avait porté le même toast de Nouvel An. Pendant trois cent soixante-quatre jours, le pays devait écouter la folle propagande du Pouvoir répéter que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, que le paradis sur terre avait été créé, ou serait bientôt créé lorsque quelques autres rondins auraient été coupés et qu'un million d'autres copeaux auraient volé, et que quelques centaines milliers d'autres saboteurs auraient été exécutés; répéter que des temps plus heureux allaient venir - s'ils n'étaient pas déjà là. Et, le trois cent soixante-cinquième jour, il levait son verre, et disait de sa voix la plus solennelle : «Buvons à ceci - que tout ne devienne pas encore plus parfait !»
Il n'avait aucun des talents politiques requis : aucun goût pour le léchage de bottes, et il ne savait pas conspirer contre l'innocent, trahir des amis.
Quand la vérité devenait impossible – parce qu’on risquait une mort immédiate – elle devait être déguisée. Dans la musique folklorique juive, la danse est le déguisement du désespoir. Et, en l’occurrence, le déguisement de la vérité était l’ironie. Parce que l’oreille du despote est rarement assez fine pour l’entendre.
[...] si vous sauviez votre peau, vous pouviez sauver aussi vos proches, ceux que vous aimiez. Et puisque vous auriez tout fait pour sauver ceux que vous aimiez, vous faisiez tout pour rester en vie. Et parce qu'il n'y avait pas le choix, il n'était pas possible non plus d'éviter la corruption morale.
Qu'est-ce qui pourrait être opposé au fracas du temps ? Seulement cette musique qui est en nous - la musique de notre être - qui est transformée par certains en vraie musique. Laquelle, au fil des ans, si elle est assez forte et vraie et pure pour recouvrir le fracas du temps, devient le murmure de l'Histoire.
[...] il est toujours possible d'avilir un peu plus les vivants. On ne peut en dire autant des morts.
Il aimait penser qu'il n'avait pas peur de la mort . C'était la vie qu'il craignait , pas la mort . Il était d'avis que les gens devraient penser plus souvent à la mort ,et s'habituer à cette idée . La laisser approcher sans la voir n'était pas la meilleure façon de vivre . Il fallait se familiariser avec elle.
Peut-être était-ce un des drames que la vie ourdit pour nous : c'est notre destinée de devenir dans notre vieil âge ce que, dans notre jeunesse, nous aurions le plus méprisé.
Il savait combien les gens aimaient «mélodramatiser» leur passé, et ressasser rétrospectivement des options et des décisions qu'à l'époque ils avaient prises sans réfléchir. Il savait aussi que le Destin n'est rien d'autre que les mots Et voilà.
Manœuvres trop compliquées pour atteindre le plus simple objectif; stupidité; autosatisfaction; insensibilité à l'opinion d'autrui; répétition des mêmes erreurs - tout cela, étendu à des millions et des millions d'existences, ne reflétait-il pas ce qu'avait été la réalité sous le soleil de la Constitution Staline : un vaste catalogue de petites farces aboutissant à une immense tragédie.
Si vous tourniez le dos à l'ironie, elle se muait en aigrement en sarcasme. Et à quoi était-elle alors bonne ? Le sarcasme était une ironie qui avait perdu son âme.»
Dmitri Chostakovitch en 1950

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Quatrième de couverture

Ils venaient toujours vous chercher au milieu de la nuit… Alors il avait dit à Nita qu’il passerait ces heures inévitablement sans sommeil sur le palier, près de l’ascenseur. Il attendrait que la porte s’ouvre, qu’un homme en uniforme hoche la tête en le reconnaissant, que des mains se tendent et se referment sur ses poignets. Il s’empresserait de les accompagner, pour les éloigner de l’appartement, de sa femme et de son enfant. 

On a beaucoup critiqué les artistes qui ont choisi de cautionner le régime soviétique, qui ont été des «collabos». Mais on ne doit pas oublier que Staline les surveillait de près. Vous deviez obéir, sinon… Un trait de plume du tyran suffisait à vous condamner à mort, ainsi, parfois, que toute votre famille, et à faire disparaître votre œuvre. Alors quel choix aviez-vous? 
Dans Le fracas du temps, Julian Barnes explore la vie et l’âme d’un très grand créateur qui s’est débattu dans le chaos de son époque, tout en essayant de ne pas renoncer à son art. Que pouvait-il faire? Et, en corollaire, qu’est-ce que moi, j’aurais fait? À ces questions cruciales, il y a peut-être des réponses dans ce roman qui raconte une histoire vraie.

Editions Gallimard Collection Bibliothèque étrangère, Mercure de France, avril 2016
200 pages
Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin

Julian Barnes © Alan Edwards




Julian Barnes vit à Londres. Auteur de quinze romans ou recueils de nouvelles, de sept essais ou récits, traduits en plus de quarante langues, il a reçu le David Cohen Prize pour l'ensemble de son oeuvre et le Man Booker Prize pour Une fille, qui danse (Mercure de France).




Quand sort la récluse ★★★★☆ de Fred Vargas

Deuxième rencontre avec Fred Vargas pour ma part, après Sous les vents de Neptune, et une nouvelle fois, un excellent moment de lecture

Commissaire Jean-Baptiste Adamsberg, quel plaisir de vous retrouver, et d'apprendre un peu plus à vous connaître ! J'aime votre sensibilité, votre empathie, votre intuition, une fidèle alliée pour résoudre vos enquêtes, vos façons de faire toujours erratiques, menant vos enquêtes,  disparate et avare de mots.

Et en parlant d'enquête, celle de la recluse vous a donné bien du fil à...tisser ;-) 

J'ai pris plaisir à la suivre, originale, efficace et captivante, avec de nouveau une myriade de personnages improbables et attachants, de l'humour et une touche de féminisme qui n'a pas été pour me déplaire. Et d'un "mordant" réalisme qui m'a légèrement fait emprunter le chemin de la névrose quand est apparu sur ma cuisse un fâcheux bouton que je me suis surprise à imaginer être né d'une morsure d'une de ces fameuses recluses au venin nécrotique ! Insensé ;-) 

Commissaire, je vous dis à très vite, parce que, même si en matière d'objectifs de lecture je suis un tant soit peu idéaliste, je peux néanmoins et assurément avancer que, notre, que dis-je, nos prochains rendez-vous auront lieu en 2018 ! 

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«....les doux, les passifs, ceux qui ne savent jamais dire non et se mettent en quatre pour les autres, peuvent tuer par jaillissement subit de frustration.
- Jean-Baptiste, mets-toi une bonne fois en tête que nous sommes tous névrosés. Tout dépend ensuite de l'équilibrage que nous sommes capables d'élaborer.
- Mais aujourd'hui, Voisenet ? En notre temps ? Qui croirait encore à ces trucs ?- "Notre temps", commissaire ? Mais quel temps ? Civilisé ? Rationnel ? Apaisé ? Notre temps, c'est notre préhistoire, c'est notre Moyen Age. L'homme n'a pas changé d'un pouce. Et surtout pas dans ses pensées primaires.»
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Quatrième de couverture

«- Trois morts, c'est exact, dit Danglard. Mais cela regarde les médecins, les épidémiologistes, les zoologues. Nous, en aucun cas. Ce n'est pas de notre compétence.
- Ce qu'il serait bon de vérifier, dit Adamsberg. J'ai donc rendez-vous demain au Muséum d'Histoire naturelle.
- Je ne veux pas y croire, je ne veux pas y croire. Revenez-nous, commissaire. Bon sang mais
dans quelles brumes avez-vous perdu la vue?
- Je vois très bien dans les brumes, dit Adamsberg un peu sèchement, en posant ses deux mains à plat sur la table. Je vais donc être net. Je crois que ces trois hommes ont été assassinés.
- Assassinés, répéta le commandant Danglard. Par l'araignée recluse?»

Editions Flammarion, mai 2017
480 pages

De l'influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles ★★★★☆ de Jean-Michel Guenassia

Jean-Michel Guenassia fait partie de ces auteurs dont je guette les parutions depuis Le Club des incorrigibles optimistes (prix Goncourt des lycéens en 2009) que j'avais adoré. La vie d'Ernesto G. (2012) et La valse des arbres et du ciel (2016) ont été également un très grand plaisir de lecture. 
Et c'est tout naturellement, que j'ai dégoté son dernier roman au titre alléchant et prometteur.

Une lecture étonnante, au ton "enlevé", empreint d'humour et de cynisme, dévorée en quelques heures, j'ai retrouvé avec plaisir le talent de conteur de l'auteur, même si je referme ce roman un peu déçue. Il m'a manqué ce petit plus qui rend une lecture inoubliable.

L'auteur s'empare du sujet de l'identité sexuelle, cette notion de "genre" qui reste encore floue et mal comprise de nos jours; il le traite avec beaucoup de délicatesse, de justesse, en nous plongeant dans la vie d'une famille moderne et déjantée : Paul, un jeune homme androgyne a deux mamans, Léna, sa mère biologique, originale et extravagante et Stella, deux mamans, deux personnage très attachants. Léna est convaincue que son fils est homosexuel, alors que ce dernier, c'est bien les femmes, et uniquement les femmes qu'il aime.

La quête de soi est au coeur de ce roman, et c'est dans notre société actuelle, celle-là même qui impose ses diktats, son moule de la "normalité", qu'il doit trouver sa place et assumer sa différence.

«Il vaut mieux rester dans le doute que de patauger dans une guerre de tranchées ou se déchirer. L’ambiguïté me va comme un gant. C'est la preuve que l'important, ce n'est pas ce que vous êtes vraiment, ça les autres s'en foutent, l'important, c'est l'image que vous donnez, ce qu'ils croient que vous êtes. Et si vous voulez avoir la paix, autant ne pas les décevoir.»

J'ai aimé le sujet, j'ai aimé la façon dont Jean-Michel Guenassia s'en empare, j'ai aimé sa plume, j'ai aimé comprendre ce qui se cache derrière ce joli titre dans les toutes dernières pages ;-), mais je n'ai pas réussi à entrer totalement dans cette histoire; le personnage de Paul ne m'a pas fait vibrer autant que je l'espérais et je pense que c'est ce sentiment d'être restée en périphérie du roman, au bord du chemin, qui se cache derrière ma déception.

Néanmoins, je n'ai pas boudé mon plaisir à lire ce roman d'apprentissage moderne et fantaisiste.
À découvrir.
We can be Heroes
Just for one day
We're nothing
And nothing will help us

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«C'est amusant ou triste de voir à quel point on ne sait rien des autres, on se contente de projeter sur eux nos propres fantasmes, en espérant qu'ils trouveront un écho.
Très vite, j'ai été surpris de constater que les clientes me prenaient pour une femme. [...] J'adore cette ambiguïté, je la cultive sans rien faire d'autre que d'être moi-même, c'est cela que j'aime ici. Je suis un funambule qui va et vient sur son fil tendu au-dessus du précipice, un ou une pianiste qui joue.
Nous sommes tous comme des trains solitaires qui foncent dans la nuit, sans savoir ce qui nous attend au prochain tournant, s'il y aura une barrière ouverte, ou un obstacle, si nous réussirons à le franchir, ou si nous bifurquerons, si nous déraillerons, ou si nous échapperons à la sortie de route, il faut juste continuer jusqu'au moment où on rentrera en gare, et où on restera à quai à jamais.
Lorsqu'un lien s'est cassé, pas distendu ou évaporé, mais brisé, on peut en être malheureux et avoir des regrets, mais cela ne sert à rien d'imaginer réparer et d'espérer revenir à l'état antérieur, on n'y arrive jamais, même si on fait des efforts de part et d'autre, il reste toujours une odeur de cadavre quelque part. 
L'amour n'est que le roman du coeur, c'est le plaisir qui en est l'histoire. Beaumarchais 
Ça doit être ça la vie, elle continue malgré nous, sans ceux qu’on aime, et qui poursuivent leur route de leur côté, en nous abandonnant au bord du chemin.»
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Quatrième de couverture
«Moi, je me plais dissimulé dans le clair-obscur. Ou perché tout en haut, comme un équilibriste au-dessus du vide. Je refuse de choisir mon camp, je préfère le danger de la frontière. Si un soir, vous me croisez dans le métro ou dans un bar, vous allez obligatoirement me dévisager, avec embarras, probablement cela vous troublera, et LA question viendra vous tarauder : est-ce un homme ou une femme ? Et vous ne pourrez pas y répondre.»

De l’influence de David Bowie sur la destinée des jeunes filles nous fait partager l’histoire improbable, drôle et tendre, d’une famille joliment déglinguée dont Paul est le héros peu ordinaire. Paul qui, malgré ses allures de filles, aime exclusivement les femmes. Paul, qui a deux mères et n’a jamais connu son père. Paul, que le hasard de sa naissance va mener sur la route d’un célèbre androgyne : David Bowie.
Fantaisiste et généreux, le nouveau roman de Jean-Michel Guenassia, l’auteur du Club des incorrigibles optimistes, nous détourne avec grâce des chemins tout tracés pour nous faire goûter aux charmes de l’incertitude.

Editions Albin Michel, août 2017
328 pages

In the Mood for Love by Brian Ferry
«C'est une chanson magique, l'une des plus interprétées qui soient, tellement simple qu'elle est intraduisible en français. Il existe plus de cinq cents versions connues, j'en ai écouté une centaine, il y en a des chatoyantes, des bouleversantes, des fragiles, des ratées. C'est une chanson horriblement difficile à chanter, pour trouver l'équilibre entre le swing de la mélodie et l'émotion des paroles, il faut laisser la voix venir, ne pas la porter, la plupart des femmes sont trop haut ou trop mélo, la plupart des hommes insistent ou la font trop jazzy. C'est parce qu'elle est sublime qu'ils veulent tous s'y coller, au risque de passer à côté. Il y en a une qui atteint la perfection et me file la chair de poule, c'est celle de Bryan Ferry, d'abord parce qu'il ralentit le rythme, sa version fait une bonne minute de plus que la moyenne, il la joue tango avec un accordéon qui s'abandonne, il chante bas, d'une voix un peu fatiguée, comme s'il tenait sa partenaire dans ses bras, et celle-ci répond en français, ces retrouvailles donnent une chaleur et une humanité qu'il n'y a pas ailleurs.»

mercredi 6 décembre 2017

La fête au bouc ★★★★☆ de Mario Vargas Llosa

«Le peuple célèbre 
en grand enthousiasme 
la fête au Bouc 
le trente du mois de mai» 
On a tué le Bouc 
Merengue dominicain

Le Bouc, le «Chef», le «Père de la Nouvelle Patrie»...un monstre adulé, applaudi, mythifié ... l'instaurateur d'un régime dictatorial, bâti sur la corruption de certains hommes capables du pire pour garder leurs privilèges, pour garder la vie aussi «tout simplement». Est-ce inconcevable de vouloir rester en vie ? Exister ? De ne pas vouloir «sentir le froid» ? Mario Vargas Llosa réussit un tour de force en nous démontrant comment un homme, en usant de ces atouts de séducteur, de charmeur parvient à gagner les faveurs de la majorité d'un peuple, car c'est de cela dont il s'agit,Trujillo a été appelé et aimé par cette majorité, comme bien des dictateurs avant et après lui, a pu instaurer la terreur, et ainsi à soumettre tout un peuple aux ordres, et cela va de soi, nécessairement, à le soumettre à l'insoutenable. Trujillo a régné pendant plus de trente ans, a asservi, assassiné, torturé, poussé au suicide tant d'êtres humains...
«Comment était-ce possible, papa ? Qu'un homme comme Froilan Arala, cultivé, expérimenté, intelligent, en vienne à accepter ça. Qu'est-ce qu'il leur faisait ? Qu'est-ce qu'il leur donnait , pour transformer don Froilan, Chirinos, Manuel Alfonso, toi, tous ses bras droits et gauches, en chiffes molles ?»
Le roman est construit autour de trois récits, celui de l'assassinat de Trujillo, celui de ses derniers jours et celui, ô combien émouvant, d'une jeune fille Urania, fille d'un haut dignitaire du régime, qui revient à Saint Domingue, pour régler en quelque sorte ses comptes devant son père, alité et malade, qui assiste, impuissant, aux déballages des souvenirs, atroces pour la plupart, des ressentiments de sa fille, de ses meurtrissures, et nous livrer, à nous-lecteurs, un témoignage violent de ce qu'a pu être la vie sous la dictature de Trujillo pour une jeune fille, pour les familles, pour tout un peuple.
«Sais-tu pourquoi je n'ai jamais pu te pardonner ? Parce qu tu ne l'as jamais vraiment regretté. Après avoir servi le Chef durant tant d'années, tu avais perdu tout scrupules, toute sensibilité, toute trace de rectitude. A l'image de tes collègues. Et peut-être du pays entier. Était-ce la condition sine qua non pour se maintenir au pouvoir sans mourir de dégoût ? Perdre son âme, devenir un monstre comme ton Chef. Rester impassible et content...»
L'entame de cette lecture nécessite un peu de concentration pour comprendre la structure et s'imprégner des événements qui se déroulent sous nos yeux. L'auteur usent de nombreux flashbacks.
J'ai noté quelques erreurs de traduction et d'orthographe, qui n'enlèvent rien à la qualité de ce grand roman.
A lire, nécessairement.

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«Le chef a trouvé au départ un petit pays ravagé par la guerre des chefs, sans loi ni ordre, appauvri, qui perdait son identité envahi par ses voisins affamés et féroces. Traversant à gué le fleuve Masacre, ils venaient voler biens, animaux, maisons, ôtaient le pain de la bouche de nos ouvriers agricoles, pervertissaient notre religion catholique avec leur diabolique sorcellerie, violaient nos femmes, adultéraient notre culture, notre langue et les coutumes occidentales et hispaniques en nous imposant les leurs, africaines et barbares. Le Chef a coupé le nœud gordien : «Ça suffit !» Aux grands maux, les grands remèdes ! Non seulement il justifiait ce massacre d'Haïtiens de 1937, mais il le tenait pour un haut fait d'armes du régime. Cela n'a-t-il pas empêché la république de se prostituer une seconde fois dans son histoire à ce voisin rapace ? Qu'importe la mort de cinq, dix, vingt mille Haïtiens s'il s'agit de sauver un peuple ?
La maisonnette de la rue César Nicolas Penson, au coin de la rue Galvan, ne recevra plus de visiteurs dans ce vestibule d'entrée toujours orné de la statuette de la Vierge d'Altagracia avec cette plaque de bronze ostentatoire : «Dans cette demeure Trujillo est le Chef». Où l'as-tu remisée, cette preuve de loyauté ? L'as-tu jetée à la mer comme les milliers de Dominicains qui l'avaient achetée et suspendue à l'endroit le plus visible de la maison, pour que personne ne puisse douter de leur fidélité au Chef, et qui, lorsque le charme n'opéra plus, voulurent en effacer la trace, honteux de ce qu'elle représentait: leur lâcheté. Je parie que tu l'as fait disparaître toi aussi, papa.
C'était quelque chose de plus subtil et indéfinissable que la peur : cette paralysie, l'endormissement de la volonté, de la raison et du libre arbitre que ce personnage ridiculement tiré à quatre épingles, à la voix de fausset et aux yeux d'hypnotiseur, exerçait sur les Dominicains pauvres ou riches, cultivés ou incultes, amis ou ennemis, c'est bien cela qui l'avait retenu là, muet, passif, à écouter ces mensonges, spectateur solitaire de cette comédie, incapable de traduire en actes sa volonté de sauter sur lui pour en finir avec le cauchemar que vivait son pays. 
C'était peut-être vrai qu'en raison des désastreux gouvernements qui avaient suivi, beaucoup de Dominicains avaient maintenant la nostalgie de Trujillo. En oubliant les abus, les assassinats, la corruption, l'espionnage, l'isolement, la peur : l'horreur devenue un mythe.«Tout le monde avait du travail et il n'y avait pas toute cette criminalité.»
- Cette criminalité existait bel et bien papa, dit-elle en cherchant le regard de l'invalide qui se met à ciller. Il n'y avait pas autant de voleurs à entrer dans les maisons, ni tant d'agressions dans les rues, pour arracher sacs, montres ou colliers aux passants. Mais les gens étaient tués, frappés, torturés ou disparaissaient. Même ceux qui étaient le plus acquis au régime. Tiens, le fils par exemple, le beau Ramfis, que de crimes a-t-il commis ! Et comme tu tremblais qu'il ne pose les yeux sur moi !»

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Quatrième de couverture

Que vient chercher à Saint-Domingue cette jeune avocate new-yorkaise après tant d'années d'absence ? Les questions qu'Urania Cabral doit poser à son père mourant nous projettent dans le labyrinthe de la dictature de Rafael Leonidas Trujillo, au moment charnière de l'attentat qui lui coûta la vie en 1961. Dans des pages inoubliables - et qui comptent parmi les plus justes que l'auteur nous ait offertes -, le roman met en scène le destin d'un peuple soumis à la terreur et l'héroïsme de quatre jeunes conjurés qui tentent l'impossible : le tyrannicide. Leur geste, longuement mûri, prend peu à peu tout son sens à mesure que nous découvrons les coulisses du pouvoir : la vie quotidienne d'un homme hanté par un rêve obscur et dont l'ambition la plus profonde est de faire de son pays le miroir fidèle de sa folie.
Jamais, depuis Conversation à «La Cathédrale», Mario Vargas Llosa n'avait poussé si loin la radiographie d'une société de corruption et de turpitude. Son portrait de la dictature de Trujillo, gravé comme une eau-forte, apparaît, au-delà des contingences dominicaines, comme celui de toutes les tyrannies - ou, comme il aime à le dire, de toutes les «satrapies». Exemplaire à plus d'un titre, passionnant de surcroît, La fête au Bouc est sans conteste l'une des œuvres maîtresses du grand romancier péruvien.

Editions Gallimard, avril 2002
604 pages
Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan


Mario Vargas Llosa (Arequipa, 1936) est l'auteur de Conversation à «La Cathédrale» (1973), de La tante Julia et le scribouillard (1980), de La guerre de la fin du monde (1983) et des Cahiers de don Rigoberto (1998), parmi la vingtaine d’œuvres à son actif qui ont fait sa réputation internationale. Il est aussi l'essayiste lucide et polémique d'Un barbare chez les civilisés (1998) et de L'utopie archaïque (1999). 
Il est lauréat du prix Nobel de littérature 2010 «pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l'individu, de sa révolte et de son échec».

jeudi 2 novembre 2017

Le triomphe de Thomas Zins ★★★★☆ de Matthieu Jung

Une belle découverte pour moi et pour laquelle je remercie vivement les éditions Anne Carrière et Babelio Masse critique. Un moment de lecture assez troublant, parfois déroutant, assurément très dense, une plongée réelle et vertigineuse, dans la France des années 1980, de l'ère Mitterrand, dans une société qui broie les singularités.

Un pavé de 750 pages (un peu long et fastidieux, peut-être aurait-il mérité d'être raccourci quelque peu) que j'ai dévoré, les pages se tournent très facilement, et il a été impossible pour moi de fausser compagnie à Thomas Zins, le héros, l' anti-héros surtout de cet opus ô combien intrigant. 

Ah cette période déstabilisante et inconstante de l'adolescence, empreinte d’ambiguïté (à l'instar de Thomas, personnage tendre et insensible, fragile et solide à la fois), de doutes comme de rêves, d'interrogations, une période d'initiation, de construction ... dans la rupture parfois, et les désillusions; elle en a fait couler de l'encre. Se révéler aux autres, à soi-même, avec ses différences, ses propres désirs et aspirations, et s'assumer tel que l'on est, ouvertement, et ainsi prendre le pouvoir sur sa propre vie, même si elle se révèle être aux antipodes des standards de la société et d'autrui...Un challenge déjà pas évident à relever à l'âge adulte, alors en pleine puberté, une mission difficile, voire impossible ... pour Thomas Zins. 
«Ils sont là à nous casser les couilles avec leurs droits de l'homme et tutti quanti, mais la vérité c'est qu'un être humain, suffit de le faire souffrir suffisamment fort et suffisamment longtemps pour le transformer en une gentille petite chiffe molle bien obéissante. On peut tuer quelqu'un rien qu'en lui parlant. Quelqu'un à qui tu répètes à longueur de temps quelque chose qu'il ne parvient pas à supporter, s'il n'entend plus jamais nulle part dire le contraire, au bout d'un moment il meurt. Soit il se suicide, soit il tombe malade et il meurt.»
Le triomphe de Thomas Zins est un roman d'apprentissage original, aux notes sombres, que je qualifierais davantage de roman de dés-apprentissage ! Car sans vouloir trop en dire, c'est bien d'une descente aux enfers dont le lecteur se rend témoin en tournant les pages de ce roman.

L'écriture de Matthieu Jung est captivante, riche, très recherchée, le vocabulaire des adolescents de l'époque côtoie un langage parfois très soutenu (morigéner, puînée...un vocabulaire que l'on n'emploie pas tous les jours !), et les portraits des protagonistes sont saisissants.

J'ai aimé les passages que Matthieu Jung insère dans son récit, qui évoquent Tchernobyl ou encore Hiroshima (évoqué dans un très court et édifiant passage ) ou qui relatent certains pans de la vie du grand-père et du père de Thomas Zins, nous donnant notamment des détails très intéressants sur la Guerre d'Indochine et les conflits qui ont impliqué la France, et sur le retour malheureux en France des soldats impliqués dans ces conflits, traités en paria et traînés aux gémonies.
«Un zéro, broyé sans recours par l'Histoire. Dans les manuels scolaires, prévaudrait désormais la version des faits succincte et manichéenne forgée par les gaullistes : pendant la Seconde Guerre mondiale, l'Indochine était un repaie de colons véreux (tautologie) et de pétainistes veules (pléonasme). Dans cette atmosphère méphitique, la graine de héros germait mal.»
Je ne résiste pas à la tentation de partager avec vous ce bouleversant passage sur Hiroshima, qui m'a profondément chamboulée et émue aux larmes :
«Si Enola Gay n'avait pas largué «Little Boy», papa serait mort. [...] «S'il n'y avait pas eu Hiroshima, nous ne serions jamais revenus d'Indochine.» Les Japs auraient exterminé les Blancs, jusqu'au dernier. Ou bien ils auraient laissé les Viets fanatiques exécutés la besogne. La cité Herault, à grande échelle. Dans la marmite bouillante, la marmaille. [...] Si plusieurs dizaines de milliers d'êtres humains n'avaient pas été pulvérisés en quelques secondes, les 6 et 9 août 1945, si des innocents n'avaient pas vu leur peau fondre comme un plastique surchauffé puis se décoller de leur chair en lambeaux noirâtres, si les rescapés n'avaient pas agonisé durant des semaines, rien n'existerait de ce qui est aujourd'hui. Dans les visages de ceux qui n'étaient pas morts sur le coup, les orbites elles-mêmes avaient disparu. En lieu et place des narines et de la bouche, ne subsistaient plus que trois orifices informes, par où circulaient d'ultimes, d'atroces souffrances.Quelle cause mérite-t-elle que tant de martyrs éprouvent ces indescriptibles souffrances ? Imagine que cinquante méduses t'injectent simultanément leur venin. Ou bien pose trois secondes sur ton vente la semelle d'un fer à repasser réglé à pleine puissance. A lors tu sauras à quel prix tu as payé ta vie et à quels procédés, pour se perpétuer, l'humanité recourt.»
Ces courts chapitres, imbriqués dans le récit, n'ont pas de réel lien avec la trame, mais ils n’enlèvent rien à la qualité de cet opus, je dirais même qu'ils ajoutent de la substance et de la profondeur à ce roman. Assurément, un roman d'une grande qualité. Thomas Zins, un être insaisissable ... saisissant, qui ne va me quitter de si tôt ! A découvrir !


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«L'acné juvénile, une taille inférieure de presque dix centimètres à la moyenne nationale, zéro roulage de pelle au compteur et un dépucelage inenvisageable pour cause d'atrophie zobienne auraient démoli n'importe qui, surtout si on ajoute à ces tares un zozotement, des jambes arquées et des cheveux si noirs qu'en cinquième Noëlle Gaudel traitait Thomas de Portugais!Seulement un dur à cuir comme Zins ne s'avoue pas vaincu devant l'adversité. Il rame fort contre le courant pour quitter la mauvaise passe.
Cet entêtement, chez les prolétaires, à confondre miches et nichons, à cause de l'assonance de ces deux noms communs...La simple lecture d'un San Antonio permet pourtant de vérifier que «miches» ne signifient pas «seins» mais «fesses»!
Il n'avait plus autant reniflé depuis la quatrième, le jour où le père Goriot a rendu l'âme à la pension Vauquer sans avoir embrassé un dernière fois ses filles, drame à la suite duquel Thomas Zins a résolu d'abandonner la carrière de footballeur professionnel pour devenir écrivain. Oui, Honoré de Balzac a convaincu le collégien que rien désormais sur terre ne lui procurerait plus de joie que d'agencer des mots en phrases, et des phrases en chapitres, et des chapitres en romans, afin de provoquer émotions violentes et méditations fécondes chez ses «frères humains».
Alors, insurgé sans émeute, diplômé en solitude, encerclé de boudins, l'atrophié zobien Thomas Zin a choisi l'exil.
Ce que sa mère peut énerver Thomas, parfois...Elle et ses amies fustigent sans arrêt les bonshommes, n'empêche qu'à l'heure d'aller se faire trouer la peau sur le champ de bataille, elles ne se bousculeront pas au portillon. Jusqu'à preuve du contraire, les cimetières militaires ne sont pas peuplées de femmes. Ce ne sont pas des poilues qui reposent, anonymes, sous les milliers de croix blanches alignées dans la campagne meusienne. Il est certes affreux de perdre un fils ou un mari ou un frère, mais quand on est une mère éplorée ou une veuve éplorée ou une sœur éplorée la vie continue, alors que quand on est mort, on est mort.[...] Quelle perspective atroce, de mourir à la fleur de l'âge, sans avoir connu l'amour !
Les battements de son coeur s'accélèrent. Il transpire, maintenant ! Il va puer le fauve, à ce train-là. Qu'est-ce que tu veux, bon sang ? C'est satisfaisant, peut-être de te tripoter ta nouille chinoise avant de t'endormir en ressassant les occasions manquées de la journée ? Tu l'aimes, ta vie ? Que préfères-tu ? Rester un éternel adolescent qui se réfugie dans l'imaginaire ou te colleter à la réalité pour infléchir le cours des événements ? Après l'enterrement du père Goriot, est-ce que Rastignac rentre pleurnicher à la pension Vauquer ? Non. En contemplant Paris du sommet d'une colline, il déclare : «À nous deux maintenant !»
- Ah ! socialiste ! Tu veux que je te dise ? Ton Mitterrand, c'est un sâpré salopard. Il nous a fait de belles promesses pour se faire élire, et maintenant, à Pompey, à Neuves-Maisons, il veut nous fermer les aciéries. Mais pas question, pas question. On le laissera pas faire, à la C.G.T.Comment reprocher son égarement idéologique à ce brave mais inculte prolétaire, dont les œillères du stalinisme réduisent le champ de vision historique ? 
Avec l'amour, on guérit de tout.De tout.
Les bourgeois sont bourrés de défauts, d'accord, mais ils connaissent les bonnes manières. À peu près leur seule vertu, d'ailleurs, à ces vachards. Mamie, par exemple. L'exploitation ouvrière, elle s'en tamponne le coquillard, n'empêche qu'à table, si papa sauce son assiette avec un morceau de pain qu'il a planté au bout de sa fourchette, elle s'exclame : «Serge enfin! Où as-tu attrapé cette manie ? » Bientôt, au contact de cette grand-mère de compétition, Céline apprendra à son tour les règles de savoir-vivre.
Durand, un lieutenant homosexuel, s'est attiré les faveurs d'un officier japonais qui, contre paiements en nature, l'a autorisé à organiser un juteux marché noir de denrées alimentaires. Pour les brebis galeuses de cette engeance-là, la devise qui prévaut ici se résume à : «Chacun pour sa peau». L'infortune agit sur les âmes avec l'implacable efficacité d'un révélateur chimique.  
- Comment ça, tu ne te marieras jamais ?- Non, le mariage c'est pour les bourgeois.Quand mamie prend cet air pincé, là, ça signifie qu'elle est vexée, donc que son petit-fils a vidé juste. Bien fait. De temps en temps, elle traite maman de haut, bien lui faire comprendre que papa, l'aîné des enfants Zins, a commis une erreur en la choisissant pour épouse. Et pourquoi a-t-il commis une erreur ? Parce-que maman vient d'une classe inférieure et qu'elle ignore tout des codes sociaux requis. Elle dit ce qu'elle pense, notamment. Or tu ne sais jamais ce que pensent les bourgeois. Si tu commets une gaffe devant eux, ils ne t'en feront pas la remarque, mais ton impair sera noté dans le grand registre invisible qu'eux seuls compulsent et, jusqu'à ton dernier souffle, tu seras catalogué dans la catégorie de «plouc» ou «malotru», et tricard à jamais. 
Parcours magique quotidiennement renouvelé, bonheur de flâner dans les librairies d'occasion lorsque y règne le calme feutré qui précède la fermeture, joie de picorer quelques pages d'un livre au titre attirant, allégresse de dénicher un joyau signé Cavafy, Gripari ou Peyreffitte, bohème déclinante d'un Paris où, les uns après les autres, les cinémas d'art et d'essai et les librairies d'occasion ferment et sont rachetés par de cupides marchands du Temple qui viennent écouler leurs stocks de vêtements. D'ici la fin du mois, les guirlandes de Noël auront terminé de défigurer la ville.
Col roulé Benetton bleu ciel rentré dans son 501, ceinture Façonnable en tissu bleu marine traversé d'une bande rose pâle horizontale et cuir lisse marron foncé aux deux extrémités avec boucle arrondie dorée, mocassins Sebago bleu marine cousus main sur semelle cuir, achetés sept cent cinquante francs chez Caractère, Burlington bleu foncé à losanges blanc et bleu marine, liserés jaunes. En principe, il est paré.
Quand on est adolescent, on ne s'habille pas en fonction de ses goûts, on se contente d'imiter les autres afin d'éviter les bâches - un minimum de jugeote permet de le deviner.
Les doigts croisés derrière sa nuque, il s'applique à distinguer, sur l'écran sombre et infini qui a été déroulé au-dessus de lui, le graphisme étincelant des constellations.»

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Quatrième de couverture

Thomas Zins a quinze ans et il ambitionne de devenir enfin un homme. Le jour de son entrée en seconde, une aventure s’offre à lui, promesse d’un amour absolu, d’un amour de légende. Elle s’appelle Céline Schaller, elle a « de magnifiques yeux gris-bleu, soulignés d’un trait de maquillage trop appuyé, qui donne à son visage quelque chose de vulgaire ». Au premier regard qu’elle pose sur lui, Thomas vibre de tout son être. Dans ce frisson, il puise l’énergie de déplacer les montagnes. Mais à peine a-t-il triomphé que le jeune conquérant fait l’amère expérience de l’insatisfaction. Il lui faut plus, il lui faut tout ! Prêt à vendre son âme à quiconque se propose de le guider dans sa quête de succès mondains et érotiques, il devient la proie de corrupteurs plus aguerris que lui. Mauroy, Fabius et Chirac se succèdent à Matignon. Renaud, Gainsbourg et les Rita Mitsouko occupent les premières places du « Top 50 ». Bernard Giraudeau, Gérard Lanvin et Valérie Kaprisky se partagent le haut des affiches de cinéma. Thomas Zins, pour sa part, passe les « années Mitterrand » à saccager son rêve. Moderne en diable par les dévoilements qu’il opère, le roman d’apprentissage que nous offre Matthieu Jung nous ramène aussi aux classiques du genre, puisque sa figure centrale est celle d’un grand héros romantique.

Editions Anne Carrière, août 2017
750 pages
Prix de la feuille d'or 2017 au Livre



Matthieu Jung est né à Nancy et vit à Paris. Il est l’auteur de Principe de précaution (Stock, 2009) et de Vous êtes nés à la bonne époque (Stock, 2011).