dimanche 1 janvier 2017

L'archipel d'une autre vie***** de Andreï Makine

Éditions Seuil, août 2016
284 pages
Prix littéraires Les Lauriers Verts - Rentrée - 2016

Quatrième de couverture


Aux confins de l’Extrême-Orient russe, dans le souffle du Pacifique, s’étendent des terres qui paraissent échapper à l’Histoire…
Qui est donc ce criminel aux multiples visages, que Pavel Gartsev et ses compagnons doivent capturer à travers l’immensité de la taïga ?
C’est l’aventure de cette longue chasse à l’homme qui nous est contée dans ce puissant roman d’exploration. C’est aussi un dialogue hors du commun, presque hors du monde, entre le soldat épuisé et la proie mystérieuse qu’il poursuit. Lorsque Pavel connaîtra la véritable identité du fugitif, sa vie en sera bouleversée.
La chasse prend une dimension exaltante, tandis qu’à l’horizon émerge l’archipel des Chantars : là où une « autre vie » devient possible, dans la fragile éternité de l’amour.





Andreï Makine, né en Sibérie, a publié une douzaine de romans traduits en plus de quarante langues, parmi lesquels Le Testament français (prix Goncourt et prix Médicis 1995), La Musique d’une vie (prix RTL-Lire 2001), et plus récemment Une femme aimée. Il a été élu à l’Académie française en 2016.



Mon avis ★★★★★


Sublime lecture, un vrai coup de coeur pour ce roman d'aventure et de passion, un magnifique et passionnant roman, servi par une belle plume vive et poétique ! Un très bel hommage à sa Sibérie natale, Andreï Makine nous retranscrit la rudesse et la beauté de la taïga; les descriptions sont envoûtantes. Il nous embarque dans une traque sans merci, angoissante, haletante, pleine de surprises et à la fois, empreinte d'une grande humanité, dans laquelle traqueurs et traqué ne sont pas à l'abri d'un retournement de situation, ou aucun n'est épargné ni par la nature sauvage ni par les protagonistes embarqués dans cette folle poursuite, et dans laquelle l'évadé extrêmement rusé défie la mort à chaque instant.
«J'assume le commandement politique de l'opération, camarade Boutov !»
Le mot «politique» bien appuyé eut son effet : celui qui donnait l'ordre ,'était plus un vague capitaine Louskass mais le représentant du régime et de sa machine répressive. Pour étayer ses paroles, il sortit son pistolet - laissant comprendre qu'il pouvait s'en servir, et pas seulement contre l'évadé.
Boutov s'immobilisa, la bouche ouverte sur un juron retenu. La peur dans laquelle le pays vivait s'incarna dans sa statue vivante : un militaire qui avait défié la mort pendant quatre ans de guerre et qui devenait un fantoche, un simple «camarade Boutov», un de ceux qu'un mot de Louskass pouvait exposer à des mois d'interrogatoires, à des tortures qui laissaient les prisonniers ongles arrachés et dents cassées, à l'agonie sous les glaces du cercle polaire...
Une traque qui prend des allures aussi de «vacances», de détente, de bonheur, des moments libérateurs, de franche camaraderie : «...la camaraderie des hommes qui frôlant  chaque jour la mort, avaient besoin du regard d'un frère d'armes pour se sentir encore en vie.» Andreï Makine fait une allusion très émouvante aux traumatismes dont souffrent les soldats embourbés dans les guerres, témoins de violences trop souvent insoutenables. 
«Cette nuit-là – je le comprendrais plus tard – nous étions au plus près de ce qu’il y avait en nous de meilleur.»
Andreï Makine décortique l'âme humaine; la psychologie des personnages est poussée, il met en scène des hommes confrontés à leurs démons, que nous apprenons à connaître au fil des pages. Il y a Pavel, le narrateur, à qui je me suis très vite attachée, qui fait preuve d'empathie à l'égard de ses coéquipiers et de l'évadé, Louskass, un être saturé de sang, Ratinsky, le premier de la classe, arriviste, attaché à son supérieur ...pour ne citer qu'eux. Et bien sûr, l'évadé, personnage héroïque, connaissant très bien la taïga et ses ressources ...mais je m'arrête là, au risque d'en dire trop et de vous spoiler !

L'auteur s'inquiète aussi pour notre monde, et à travers ses mots très justement choisis, le lecteur ne peut que se sentir concerné...Pavel Gartsev aspire à quitter la méfiance, la trahison, l'agressivité, la perfidie, une «vie démente déformée par une haine inusable et la violence devenue un art de vivre, embourbée dans les mensonges pieux et l'obscène vérité des guerres.» ...à retrouver la tendresse, la simplicité d'une vie. Pourquoi accepter les règles du jeu, se perdre dans l'évasion suicidaire de notre monde ... alors qu'une autre vie est possible ?

Merci M. Makine pour ce très beau et émouvant moment de lecture ! Je vous avais découvert avec le Testament français qui m'avait profondément ému...j'ai hâte de vous lire de nouveau.

«Tout autour, dans les camps que cachait la taïga, des milliers d'ombres meurtries peuplaient des baraquements à peine plus confortables que mon abri. Que pouvait proposer un philosophe à ces prisonniers ? La résignation ? La révolte ? Le suicide ? Ou encore le retour vers une vie...libre ? Mais quelle était cette «liberté» ? Travailler, se nourrir, se divertir, se marier, se reproduire ? Et aussi, de temps en temps, faire la guerre, jeter des bombes, haïr, tuer, mourir...Nulle sagesse ne donnait une réponse à cette question si simple : comment aller au-delà de notre corps fait pour désirer et de notre cerveau conçu pour vaincre les jeux de rivalités ? Que faire de cet animal humain rusé, cynique, toujours insatisfait et dont l'existence n'était pas si différente du grouillement combatif des insectes qui s'entre-dévoraient dans les fentes de mon abri ? La «légitimité de la violence», comme j'écrivais dans ma thèse...
Les popes racontent comme quoi l'homme est puni pour ses péchés, bref, l'enfer et le feu éternel. Mais le châtiment, ce n'est pas ça...C'est quand une femme qu'on a aimée disparaît...comment dire ? Oui, elle disparaît dans celle qui continue de vivre avec vous....
Oui, ruser, mentir, frapper, vaincre. La vie humaine. Un gamin s'étonnerait : pourquoi tout cela ? Dans cette belle taïga, sous ce ciel plein d'étoiles. L'adulte ne s'étonne pas, il trouve une explication : la guerre, les ennemis du peuple...
Il faut toucher le fond, Pavel, c'est la meilleure chose qui puisse arriver à un homme. Après ma première année de prison, j'ai commencé à éprouver cette liberté-là. Oui, la liberté ! Ils pouvaient m'envoyer dans un camp au régime plus sévère, me torturer, me tuer. Cela ne me concernait pas. Leur monde ne me concernait pas, car ce n'était qu'un jeu et je n'étais plus un joueur. Pour jouer, il fallait désirer, haïr, avoir peur. Moi, je n'vais plus ces cartes en main. J'étais libre....
Tout à l'heure, je n'ai pas voulu raconter les combats autour de Leningrad...En fait, notre unité protégeait les civils qu'on évacuait dans les camions, sur la glace du lac. Une soir, j'ai vu un fourgon, avec une cinquantaine d'enfants, disparaître dans une trouée ouverte par une bombe. Le lendemain, la glace s'était refaite et les voitures ont repris leur rotation.... Depuis, je n'aime pas ces récits de soldats. On enjolive, on décrit des exploits et des victoires. La nouvelle génération écoute, puis se met à rêver de sa propre guerre...
Ce que je vis, arrivant là-haut, fut impossible à exprimer. L'infini, le néant, la chute dans le vide...Ma pensée articulait ces mots qui s'effaçaient devant la vertigineuse beauté qui n'en avait plus besoin. Une légère brume voilait l'horizon. L'océan unit au ciel était l'unique élément qui nous entourait de toutes parts. Et le soleil, déjà bas, renforçait cette sensation de fusion, recouvrant tout d'un poudroiement doré, ne laissant pas le regard s'accrocher à un détail. Nous étions, je le voyais à présent, au point culminant d'une petite péninsule et la hauteur du lieu créait cet effet de lévitation au-dessus de l'immensité océanique. 
C'est ça qui fait de nous un troupeau - notre envie de baiser. Ceux qui nous gouvernent n'ont pas besoin d'un fouet, ils nous tiennent par les couilles. Nous avons peur de perdre nos petits plaisirs et, du coup, nous sommes prêts à obéir à n'importe quel salaud ... »



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