mardi 28 février 2017

Le monde du milieu**** de Breyten Breytenbach


Actes Sud, mai 2009
216 pages
Traduit de l'anglais (Afrique du Sud) par Jean GUILOINEAU

Quatrième de couverture


Regard d’un poète engagé sur le monde et ses dérives, sur son pays l’Afrique du Sud, dans sa nouvelle actualité, sur le continent africain et son devenir, ce recueil de quinze textes est un cri, un appel à la réflexion, à la remise en question, une invitation à la rigueur et à la vigilance. Ce livre tend un miroir accusateur à ceux qui écrasent, pillent ou utilisent le continent africain dans l’indifférence ou le silence complice ; il interroge sur la place de l’artiste et sur ce qu’il advient de l’imaginaire dans ce continent si terriblement désespéré, et parfois si désespérant. Evoquant, tour à tour, son identité afrikaner ou ses souvenirs de prison, sa fervente admiration pour Mahmoud Darwich ou la mort des clandestins sur le chemin de l’exil, dénonçant la terrible responsabilité de Sharon et de Bush au Moyen-Orient, ou esquissant un rapprochement entre Nelson Mandela et Barack Obama, Breyten Breytenbach nous entraîne à travers les interstices du monde. Il nous invite à la rencontre de tous ceux qui, par leurs idées, leurs itinéraires, leurs choix, se sont arrachés à leur contexte premier pour accéder à un autre point de vue, pour créer une autre sphère de réflexion. Et c’est ainsi qu’il révèle ce “Monde du milieu” tout en nuances, différences, altérités, toujours en marge, et pourtant essentiel, où se retrouvent, en un fabuleux cortège d’intelligences, de nombreux artistes et intellectuels, de tous temps et de tous lieux.

Poète, romancier, peintre, Breyten Breytenbach est d’origine sud-africaine. Critique à l’égard de la politique en cours et se pensant aujourd’hui plus utile à l’extérieur qu’à l’intérieur de son pays, il dirige depuis quelques années, à Gorée au Sénégal, un Institut de recherche et d’accueil pour la démocratie, le développement et la culture : un lieu où l’imaginaire peut de nouveau exister et l’Afrique être de nouveau rêvée.

Mon avis ★★★★☆



À la mémoire de Mahmoud Darwich, Paris août 2008.


Un recueil d'essais qui interpelle, dénonciateur, très critique, voire virulent à l'égard des politiques en cours en Afrique et qui crée une indéniable atmosphère de réflexion. Breyten Breytenbach dénonce les avancées technologiques à outrance, l'aberration de certaines décisions européennes, «On subventionne les fermiers européens pour qu'ils produisent des récoltes, et des millions de gens meurent de faim. Nous nous enrichissons et nous nous engraissons en élevant des milliers de porcs, et nous ne pouvons plus boire l'eau des nappes phréatiques.[...] Nous stimulons nos économies par la production et la vente d'armes et des tueurs de treize ans avec des perruques et des kalachnikovs meilleur marché qu'un sac de riz n'ont d'autre moyen d'être initiés à l'humanité qu'en devenant fous.», apostrophe Madiba, convoque Obama, s'interroge sur les valeurs du monde, dénonce haut et fort l'anarchie ambiante, les problèmes liés au pouvoir, pointe du doigt le très faible budget alloué aux infrastructures en Afrique, évoque le sombre horizon de la jeunesse africaine si rien n'est fait pour éloigner les seuls intérêts personnels, prône la diversité artistique garantissant une identité partagée, rêve de justice, de liberté, de décence, de dignité, liste les dangers : l'avidité des prédateurs insatiables, le fanatisme religieux, l'appât de pouvoir et de richesse, la discrimination entêtée et institutionnalisée contre les femmes, et une pauvreté endémique, brutale et toujours plus profonde qui s'installe malgré la manne du pétrole au Niger par exemple ...
Un recueil très riche, dense, une belle écriture, profonde, courageuse. J'ai pris une claque, souvent à retardement, parce que l'écriture n'est pas toujours facile à décrypter ! La violence des propos est atténuée par des pointes d'ironie et d'humour qui font leur effet et qui sont fort appréciables.
«La liberté ne devrait pas être un privilège.
On ne devrait même pas prendre la peine de souligner des mors (des concepts ?) comme "primitives", "responsables", "générations futures", "enfance de l"humanité", etc. Mais quel paternalisme éhonté ! Qui donne aux prédateurs culturels du Nord le droit de mettre en captivité la culture des autres ?
Nos présidents essaient de laver le sang qui tache leurs tuniques et se présentent comme des seigneurs de la guerre et des effigies vivantes des idoles, comme s'ils pouvaient ainsi incarner les masques des ancêtres. Et ils font ça au nom de l'exception culturelle. (Si seulement on pouvait les exiler et les enfermer dans les vitrines de verre de cette exposition que j'ai vue à Rio de Janeiro.)
Nous faisons partie du monde. Cependant, en Afrique, nous regardons se dérouler les événements depuis les coulisses, absorbés par nos propres conflits, et nous restons à la traîne.
Un Etat devrait être le lieu d'exercice d'un pouvoir légitime et d'arbitrage pour une administration des intérêts d'une grande communauté composite vivant dans les frontières «naturelles» qui marquent une certain cohésion culturelle. Mais les Etats que nous avons en Afrique sont en grande partie des constructions coloniales fantaisistes, transmises à des élites locales loyales mais pas libres, qui devaient assurer une bonne gouvernance et la poursuite de l'exploitation rentable des «indigènes».
(Qui, à part des intellectuels dépravés et les copains politiques, a développé les notions horribles de «nettoyage ethnique», d'«extermination des cancrelats», d'«ivoirité» et d'«apartheid» - pour ne citer que quelques fruits «glorieux» de l'esprit ? )
Savez-vous ce qui constitue le cauchemar des jeunes hommes des classes moyennes d'Afrique du Sud aujourd'hui ? Être arrêtés pour excès de vitesse ou sous influence de drogue, et être mis dans la même cellule que des criminels endurcis avant d'être libérés quelques jours plus tard - le plus souvent avec le virus du sida.
C'était déchirant dans la mesure où un départ est la confirmation d'une expérience ratée et d'un rêve brisé - le «rêve» était sans aucun doute mon attente naïve qu'une nouvelle organisation mise en place par un mouvement de libération réaliserait au moins quelques-uns des objectifs pour lesquels nous avions lutté : la justice économique, une vie publique dominée par l'éthique...Et pour moi, c'était la fin de la possibilité d'appartenir à un lieu - écrire et peindre dans un studio donnant sur une rivière où le vent courbait et balançait les roseaux, où des oiseaux jaune et rouge voletaient, où des tortues géantes des montagnes venaient frotter leur carapace contre le mur blanc de la maison, et où, sur l'autre rive, des babouins, des antilopes au sabot timide et des marmottes d'Afrique descendaient depuis le versant de la montagne dans la lumière grise de l'aube.
La cour internationale de justice devrait-elle considérer Omar Hassan el-Béchir comme responsable de la tentative de génocide au Darfour ? Oui ! Robert Mugabe et des acolytes assassins couverts de sang devraient-ils être inculpés de crimes contre leur propre population ? Oui ! Bush, Cheney, Rumsfeld, Rice et Wolfowitz devraient-ils être eux aussi traduits devant un tribunal international et condamnés pour crimes de guerre ? Bien sûr ! Bush doit bénéficier d'un procès aussi juste que Saddam Hussein. (La seule différence entre les deux, c'est que le veul Américain a le courage et l'honneur d'un paon de café du Commerce.) 
Pendant combien de temps allons-nous continuer sur le fil du rasoir comme des schizophrènes entre le discours d'égalité et de justice, et la pratique d'un pouvoir arbitraire et voleur ? [...] Comment se fait-il que la vie humaine n'ait plus de valeur ? [...] Pourquoi appelons-nous "révolution démocratique nationale" le processus par lequel l'État et toutes ses institutions - et, par extension, la culture et l'économie- deviennent l'auge dans laquelle se nourrissent le parti et ses cadres ?
Nous avons cru que les Nations unies étaient un compromis international adapté pour fédérer les espoirs et régler les conflits, mais l'organisation a été émasculée par l'unique superpuissance de la planète qui considérait ses intérêts comme suprêmes, et par les petits despotes faisant étalage de leur vanité.
On subventionne les fermiers européens pour qu'ils produisent des récoltes, et des millions de gens meurent de faim. Nous nous enrichissons et nous nous engraissons en élevant des milliers de porcs, et nous ne pouvons plus boire l'eau des nappes phréatiques.[...] Nous stimulons nos économies par la production et la vente d'armes et des tueurs de treize ans avec des perruques et des kalachnikovs meilleur marché qu'un sac de riz n'ont d'autre moyen d'être initiés à l'humanité qu'en devenant fous.»

Très bel entretien avec Breyten Breyttenbach par Ballast : c'est ici.

mercredi 22 février 2017

La pitié dangereuse***** de Stefan Zweig


Éditions Grasset, mai 2010
Traduit de l'allemand par Alzir Hella
458 pages
Édition originale Ungeduld des Herzens, 1939

Quatrième de couverture


En 1913, dans une petite ville de garnison autrichienne, Anton Hofmiller, jeune officier de cavalerie, est invité dans le château du riche Kekesfalva.
Au cours de la soirée, il invite la fille de son hôte à danser, ignorant qu'elle est paralysée. Désireux de réparer sa maladresse, Anton accumule les faux pas qu'il attribue à ce que Stefan Zweig appelle l'impatience du coeur ". Une histoire d'amour déchirante où la fatalité aveugle ceux qu'elle veut perdre. Les personnages du seul roman - désigné comme tel en sous-titre - que Stefan Zweig ait achevé sont les spectateurs hébétés de leur tragédie, symboles d'une civilisation décadente mais incapable de résister à l'ivresse d'une dernière valse.
La prose de Stefan Zweig, brillante et raffinée, est comme le vestige de cette civilisation engloutie par la folie du XXe siècle.

Mon avis ★★★★★

« Il y a deux sortes de pitié. L'une, molle et sentimentale, qui n'est en réalité que l'impatience du cœur de se débarrasser au plus vite de la pénible émotion qui vous étreint devant la souffrance d'autrui, cette pitié qui n'est pas du tout la compassion, mais un mouvement instinctif de défense de l'âme contre la souffrance étrangère.Et l'autre, la seule qui compte, la pitié non sentimentale mais créatrice, qui sait ce qu'elle veut et est décidée à persévérer avec patience et tolérance jusqu'à l'extrême limite de ses forces, et même au-delà. »
Sublime écriture, me voilà une nouvelle fois conquise par les mots de Stefan Zweig. Un roman passionnant, qui tient en haleine, qui tourmente et dont l'analyse des sentiments est une nouvelle fois d'une grande finesse, exceptionnelle. Stefan Zweig nous entraîne ici dans un quasi huit-clos, où le personnage central Anton Hofmiller, jeune et bel homme, officier autrichien va faire preuve d'une pitié lâche, s'embourber dans des faux pas et se faire prendre à ses propres pièges. La pitié sentimentale, dont il fait preuve à l'égard d'Edith de Kekesfalva, une jeune fille handicapée, prend une ampleur telle, qu'elle va se retourner contre lui et devenir extrêmement dangereuse. Stefan Zweig se répète beaucoup, mais à travers ses répétitions démontre à quel point cette pitié, cette "impatience du coeur" peut être dramatique et irréversible. Le personnage d'Hofmiller est faible et pathétique, il manque cruellement de courage et à plusieurs reprises, on a juste envie de le secouer tellement il fait preuve de naïveté et de lâcheté à plusieurs reprises, alors qu'il aurait eu tant d'occasions de rattraper ses maladresses.  Le docteur Condor, personnage très attachant, valeureux a pourtant essayer de le mettre en garde contre cette pitié dévastatrice, l'a sermonné et lui a donné les billes pour éviter le pire : 
« C’est un sentiment à deux tranchants que la pitié. Celui qui ne sait pas s’en servir doit y renoncer. Ce n’est qu’au début que la pitié -comme la morphine- est un bienfait pour le malade, un remède, un calmant, mais elle devient un poison mortel quand on ne sait pas la doser ou y mettre un frein. Les premières injections font du bien, elles calment, arrêtent la douleur. Malheureusement l’âme comme le corps humain possède une faculté d’adaptation extraordinaire. De même que les nerfs réclament une quantité de morphine de plus en plus grande, de même l’âme a besoin de plus en plus de pitié et finalement elle en veut plus qu’on ne peut lui en donner. Le moment vient inévitablement où il faut dire « non » et ne pas se soucier si celui à qui on le dit vous hait plus pour ce « non » que si vous aviez toujours refusé de l’assister. Oui, mon cher lieutenant, il faut savoir dominer sa pitié, sinon elle cause plus de dégât que la pire indifférence. Cela, nous le savons, nous autres médecins, et les juges aussi le savent, et les huissiers et les prêteurs. S’ils cédaient tous à la pitié plus rien ne marcherait. C’est une chose dangereuse que la pitié, terriblement dangereuse ! Vous voyez vous-mêmes le mal qu’a causé votre faiblesse ».
« C’est vous charger d’une lourde, d’une très lourde responsabilité que de rendre quelqu’un fou avec votre pitié ! Un homme doit bien réfléchir avant de se mêler d’une affaire comme celle-ci et savoir jusqu’où il est décidé à aller. Il ne faut pas jouer avec les sentiments d’autrui. Ce qui importe pourtant ce n’est pas si l’on agit durement ou avec douceur, mais uniquement le résultat qu’on obtient en fin de compte »
Au travers du personnage de Condor, l'antisémitisme, quand celui-ci raconte à Hofmiller la véritable identité de de Kekesfalva :
« Le mieux est que nous débutions par le commencement et que pour le moment nous laissions de côté l'aristocratique M. Lajos von Kekesfalva. Car à cette époque il n'existait pas encore. Il n'y avait pas de propriétaire foncier en redingote noire et lunettes d'or, pas de gentilhomme ou de magnat qui portât ce nom. Il y avait seulement, dans une misérable petite bourgade à la frontière hungaro-slovaque, un petit juif à la poitrine étroite et aux yeux vifs du nom de Léopold Kanitz et que tout le monde appelait, je crois, Lämmel Kanitz. »
Je me souviendrai aussi des très belles et riches descriptions de la garnison dans laquelle officie Hoffmiller, celles de la vie d'une petite ville austro-hongroise au début du siècle dernier, avant que n'éclate la Grande Guerre.
Un texte extrêmement poignant, ô combien touchant et déchirant !
 « Même aujourd’hui, après des années, je n’arrive pas à fixer la limite où a fini ma maladresse et où a commencé ma faute. Il est probable que je ne le saurai jamais. »
«On peut tout fuir, sauf sa conscience.» 
«Avec un bon cognac, qui vous chauffe d'une façon admirable, un bon et gros cigare, dont la fumée vous chatouille délicieusement les narines, avec à côté de soi, deux belles jeunes filles joyeuses, et après un dîner succulent, il est facile, même à l'homme le plus bête, de se montrer agréable en conversation.
[...] dans la mystérieuse alchimie des sentiments, la pitié pour un être impuissant se colore insensiblement de tendresse.

[...] en dépit des efforts les plus adroits, les rapports entre un homme sain et une malade, entre un être libre et une prisonnière, ne peuvent à la longue rester neutres. Le malheur rend susceptible et la souffrance injuste. De même qu'entre le prêteur et l'emprunteur il subsiste toujours, quoi qu'on en ait, quelque chose de pénible précisément parce que l'un est dans la situation de celui qui donne et l'autre dans celle de celui qui reçoit, de même il subsiste chez le malade une irritation secrète contre les attentions dont il est l'objet. Il fallait être sans cesse sur ses gardes, pour ne pas dépasser la limite à peine perceptible où la sympathie, au lieu d'apaiser la sensible jeune fille, risquait de la blesser.
Les contraires, quand ils se complètent bien, produisent toujours la plus parfaite harmonie. Souvent c'est ce qui surprend le plus en apparence qui est le plus naturel.
C'est seulement quand on sait qu'on n'est pas inutile aux autres que l'existence prend un sens.
Nos décisions dépendent, dans une plus grande mesure que nous ne sommes disposés à l’admettre de notre situation et de notre milieu. Une part considérable de pensée ne fait que transmettre les impressions reçues et les influences subies, et tout particulièrement celui qui dès sa jeunesse a été élevé dans la discipline de l’armée cède à la psychose d’un ordre comme à une contrainte irrésistible. Tout commandement militaire a sur lui un pouvoir absolu, tout à fait incompréhensible du point de vue de la logique. Dans la camisole de force de l’uniforme il exécute, même convaincu de leur absurdité, d’une façon presque inconsciente, sans résistance, les ordre qu’il reçoit, comme un hypnotisé obéit à la volonté de l’hypnotiseur.

Vous n'avez été faible que par pitié, et par conséquent pour les motifs les plus convenables...Mais je crois vous avoir déjà averti, c'est un sentiment dangereux, à double tranchant, que la pitié. Celui qui ne sait pas s'en servir doit y renoncer. C'est seulement au début que la pitié - comme la morphine - est un bienfait pour le malade, un remède, un calmant, mais elle devient un poison mortel quand on ne sait pas la doser ou mettre un frein.

[...] cela vaut la peine de prendre sur soi un fardeau, si on allège par là la vie d'un autre.

Mais moi on ne m'entendra jamais employer le mot "incurable". Jamais ! Je sais, l'homme le plus intelligent du XIXe siècle, Nietzsche, a dit: "Il ne faut pas vouloir guérir l'inguérissable." Mais c'est à mon avis la phrase la plus fausse et la plus dangereuse qu'il ait écrite, parmi tous les paradoxes qu'il nous a donnés à résoudre. C'est justement le contraire qui est vrai et je prétends, quant à moi, que c’est précisément l'inguérissable - comme on l'appelle - qu'il faut guérir si l'on devient médecin, et bien plus: j'ajouterai que c'est devant l'inguérissable que se montre le médecin. Le médecin qui accepte d'avance l'idée de l'incurabilité, déserte sa tâche, il capitule avant la bataille.

N'y plus penser... c'est ce que vous désireriez, et vous éteignez la lumière parce qu'elle rend les pensées trop claires, trop réelles. Vous vous efforcez de vous réfugiez, de vous cacher dans l'ombre, vous vous déshabillez pour pouvoir respirer plus librement, vous jetez au lit, pour dormir et ne plus sentir. Mais les pensées, elles, ne reposent pas. Telles des chauves-souris, elles voltigent d'une façon confuse et spectrale autour de vos sens affaiblis, avides comme des rats elles rongent et creusent votre fatigue, si grande soit-elle.

En effet, lorsque l'on cause du tort à quelqu'un, on se sent mystérieusement plus à l'aise devant sa responsabilité quand on découvre (ou quand on se persuade) que la personne lésée a elle aussi mal agi à l'une ou l'autre occasion; cela déleste toujours la conscience de pouvoir reprocher à sa dupe ne fût-ce qu'un manquement minime.

Je ne vous surestime pas, ni ne vous considère comme "un homme d'une bonté merveilleuse", pour reprendre les louanges de Kekesfalva - mais comme un associé très peu fiable, à cause de l’incertitude de ses sentiments, et d'une particulière impatience du cœur...
Aucune faute n'est oubliée tant que la conscience s'en souvient.»

dimanche 19 février 2017

Désorientale***** de Négar Djavadi


Éditions Liana Levi, août 2016
347 pages
Prix du Style - 2016

Quatrième de couverture


Si nous étions en Iran, cette salle d’attente d’hôpital ressemblerait à un caravansérail, songe Kimiâ. Un joyeux foutoir où s’enchaîneraient bavardages, confidences et anecdotes en cascade. Née à Téhéran, exilée à Paris depuis ses dix ans, Kimiâ a toujours essayé de tenir à distance son pays, sa culture, sa famille. Mais les djinns échappés du passé la rattrapent pour faire défiler l’étourdissant diaporama de l’histoire des Sadr sur trois générations: les tribulations des ancêtres, une décennie de révolution politique, les chemins de traverse de l’adolescence, l’ivresse du rock, le sourire voyou d’une bassiste blonde…
Une fresque flamboyante sur la mémoire et l’identité; un grand roman sur l’Iran d’hier et la France d’aujourd’hui.

Négar Djadadi naît en Iran en 1969 dans une famille d'intellectuels, opposants au régime du Shah puis de Khomeiny. Elle arrive en France à l'âge de onze ans après avoir traversé les montagnes du Kurdistan à cheval avec sa mère et sa soeur. Diplômée de l'INSAS, une école de cinéma bruxelloise, elle travaille quelques années derrière la caméra. Elle est aujourd’hui scénariste, aussi bien de documentaires que de séries, et vit à Paris. 
Désorientale est son premier roman.

Mon avis  ★★★★★

«On a la vie de ses risques mes chatons. Si on ne prend pas de risque, on subit, et si on subit on meurt, ne serait-ce que d'ennui.»
Un voyage transgénérationnel réussi à travers l’Histoire de l'Iran, les légendes familiales, un regard acéré sur la dure réalité des événements iraniens contemporains, sur l'exil, le déracinement, l'homosexualité et quelques notes de douceur insufflées par l'enfance et l'amour. 
Un très beau récit à la construction remarquable. On s'y perd un peu au début quand même, ça part dans tous les sens, on passe d'une génération à l'autre sans bien comprendre les liens qui unissent chacun des protagonistes (n'hésitez pas, rapidement, à lire la généalogie présente à la fin du roman), mais l'auteure manie la plume à la perfection et notre égarement ne dure point. 
Kimiâ, la narratrice, en exil à Paris nous raconte sa famille, les coutumes iraniennes, la condition de la femme iranienne, entremêle la petite histoire dans la Grande, opère de nombreux flashbacks, évoque ses parents révolutionnaires modernistes, son père particulièrement, Darius Sadr, tout à la rébellion, à la Révolution, qui «gardait pour lui l'essentiel de son existenceVouloir tout connaître de lui aurait été l'abîmer», qui lui transmet ce message : «On écoute mieux avec les yeux qu’avec les oreilles. Les oreilles sont des puits creux, bons pour les bavardages. Si tu as quelque chose à dire, écris‑le». Darius Sadr incarne le mouvement protestataire des intellectuels à l'origine de la révolution iranienne de 1979, et nous amène à comprendre que Khomeiny n'était pas seul à l'origine de ce soulèvement. C'est toute une jeunesse qui s'est soulevée.
«Sadr fut le premier intellectuel qui interpella directement le Shah. Dans la lettre ouverte qu'il lui adressa en 1976 et qui circula très vite parmi les étudiants dont beaucoup furent arrêtés pour l'avoir en leur possession, il dénonça ouvertement les incohérences du régime, la répression et l'absence de liberté d'expression, le fossé économique entre l'élite et le peuple tenu à l'écart des profits colossaux engendrés par l'argent du pétrole. Cette lettre peut être considérée comme la première pierre de la révolution iranienne de 1979. (article du Monde, retrouvé par Kimiâ, daté du 2 février 1989)»
Kimiâ nous raconte aussi l'exil, la quête d'identité, l'intégration, la désintégration, car «pour s'intégrer à une culture, il faut ... se désintégrer d'abord, du moins partiellement de la sienne. Se désunir, se désagréger, se dissocier.» Elle a quitté son pays natal, est devenue une «désorientale». L'exil qu'elle vit comme un drame «Les choses comme les êtres existent, mais il faut faire semblant de vivre comme s'ils étaient morts.», hantée par la nostalgie et la culpabilité «Comme si injecter une dose de bien-être dans le quotidien signifiait à la fois désintérêt et oubli. S'amuser alors que les proches et le peuple, étranglés par la répression et massacrés par les bombes de Sadam Hussein, sombraient.»
«Il paraît qu'un jour l'humoriste américain Jack Benny a demandé à Sammy Davis Jr., rencontré sur un terrain de golf, à combien se montait son handicap. Celui-ci lui aurait répondu : " Je suis borgne, noir et juif, ça ne suffit pas ? " L'exil me rapprocha beaucoup de Sammy Davis Jr.»
Kimiâ court sans cesse après le présent. «Mais le présent n'existe pas. Ce n'est qu'un entracte, un répit éphémère, qui peut à chaque instant être balayé, détruit, pulvérisé, par les djinns échappés du passé.» 

Un livre très dense, chargé d'émotions, qui éclaire sur l'Histoire contemporaine de l'Iran et qui remue franchement !
«...la liberté est un leurre, ce qui change c'est la taille de la prison.
Le Shah s'est moqué du monde avec sa Révolution Blanche entreprise à coups de publicité et d'autocongratulation alors que l'argent du pétrole est détourné par millions. Quelle supercherie ! Quelle arnaque ! Vouloir occidentaliser une société sculptée dans la misère et l'oppression est une ânerie de couloirs du Palais, de la poudre de perlimpinpin jetée d'un balcon pour faire spectacle. La justice et l'égalité, la sécurité et la confiance modernisent de fait [...] Pas besoin de Révolution Blanche et de discours solennel. [...] Qui s'accrocherait à la robe des mollahs s'il a une administration pour l'écouter ? Qui se permettrait de voler l'argent du pétrole par tonnes s'il est désigné au suffrage universel ? Seulement voilà, personne ne veut d'une démocratie. 
Pour le moment, ce qui éclate le Shah c'est mener sa politique autoritaire, créer l'armée la plus puissante du Moyen-Orient et se faire chouchouter par les Américains, hilares de voir leurs fabricants d'armes se relever de la dépression post-Vietnam et compter les dollars. À chacun ses courbettes.
Dites-vous qu'à partir du moment où les États-Unis mettent une main autoritaire sur la politique d'un pays, de l'autre ils lui fourguent toute sorte de produits militaires, industriels, culturels ou alimentaires. Ce n'est pas de la rigolade l'impérialisme ! Les Iraniens connaissent non seulement Columbo, Ma Sorcière bien-aimée, La Petite Maison dans la prairie, Peyton Place (inconnu des Français) [...] mais captaient CBS, buvaient du Coca-Cola, mangeaient du KFC, roulaient en Chevrolet et baisaient sur des matelas Simmons.
Raconter, conter, fabuler, mentir dans une société où tout est embûche et corruption, où le simple fait de sortir acheter une plaquette de beurre peut virer au cauchemar, c'est rester vivant. C'est déjouer la peur, prendre la consolation où elle se trouve, dans la rencontre, la reconnaissance, dans le frottement de son existence contre celle de l'autre. C'est aussi l'amadouer, le désarmer, l'empêcher de nuire. Tandis que le silence, eh bien, c'est fermer les yeux, se coucher dans sa tombe et baisser le couvercle.
[...] je me surprends à penser que ma grand-mère est née dans un andarouni et a été propulsée dans ce monde au-dessus d'une bassine de terre. Je suis la petite fille d'une femme née au harem. Ma vie a commencé là, au milieu de cette ruche d'épouses prêtes à se massacrer pour être celle qui passerait la nuit avec le Khan. Là, au moment où la Mort et la Vie s'étaient violemment cognées l'une contre l'autre, poussées par un vent insensé venu des plaines de Russie, dans les cris et le sang, les entrailles explosées d'une gamine de quinze ans, les corps minuscules des jumelles orphelines de mère, emmaillotés dans un tissu blanc et présentés à Montazemolmolk, tellement habitué à choisir ses femmes qu'il en avait choisi une et détruit d'un coup son enfance.
Quand on a grandi avec la certitude que la France est l'alliée infaillible, toujours à vos côtés pour vous protéger, on a du mal à accepter qu'elle vous plante délibérément un couteau dans le dos et vous observe vous rétamer sur le bitume. Toutes ces belles citations, tous ces beaux personnages, les Hugo, Voltaire, Rousseau, Sartre, autour desquels avaient gravité vos existences, n'étaient qu'une fiction moyen-orientale, une fable naïve pour des individus à l'esprit romantique comme Sara. Nous n'avions ni allié, ni ami, ni refuge. Nous n'avions de place nulle part, telle est la vérité.
Possédez-vous des armes ?Oui, le stylo de mon marie !Ne jouez pas au plus malin avec nous, madame.Je ne joue pas. Si son stylo n'est pas une arme, alors qu'est-ce que je fais là ?
Des millions et des millions d'individus, liés les uns aux autres, ne faisaient qu'un seul corps. Le coeur des uns dans la poitrine des autres, les tripes nouées ensemble, à ressasser les mêmes phrases, les mêmes mots. Démocratie. Liberté d'expression. Droit de vote. Des mots extraordinaires; fragiles comme des nouveau-nés, sanguinolents et nus, intimidants de beauté, avec lesquels il y avait désormais un destin à bâtir.
J'étais certaine que devenir adulte privait plus qu'il n'accordait, empêchait plus qu'il n'autorisait. 
Voilà ce que j'avais appris d'eux [Néerlandais] : chacun est libre d'être ce qu'il est, de désirer ce qu'il désire, de vivre comme il l'entend, à condition de ne pas nuire à la tranquillité d'autrui et à l'équilibre en général. Un principe de vie à l'exact opposé de la culture persane où dresser des barrières, se mêler de la vie des autres et enfreindre les lois est aussi naturel que la respiration.
Je prends de plein fouet le punk et le postpunk. John Lydon, Ari Up, Ian Curtis, Joe Strummer, Peter Murphy, Siouxsie, Martin L.Gore. Leur musique comble chaque trou, affectif, intellectuel, creusé dans ma vie. Elle devient mon pain quotidien, ma bouée de sauvetage. Parce qu'elle remet le monde à sa place et déchiquette la belle apparence. Parce qu'elle sent la colère, la transpiration, les grèves, les quartiers ouvriers, les révoltes, la poudre. Parce qu'elle dénonce l'hypocrisie du pouvoir, détruit les certitudes, les affirmations sociales, les affirmations idéologiques censées nous expliquer comment tourne le monde. Parce qu'elle est faite pour que les gens comme vous regardent les gens comme moi.»


samedi 18 février 2017

Deux ans, huit mois et vingt-huit nuits**** de Salman Rushdie

Éditions Actes Sud, septembre 2016
Traduit de l'anglais par Gérard MEUDAL
313 pages 

Quatrième de couverture


Quand il advient – tous les quelques siècles – que se brisent les sceaux cosmiques, le monde des jinns et celui des hommes entrent momentanément en contact. Sous apparence humaine, les jinns excursionnent alors sur notre planète, fascinés par nos désirables extravagances et lassés de leurs sempiternels accouplements sans plaisir.
Venue une première fois sur terre au xiie siècle, Dunia, princesse jinnia de la Foudre, s’est éprise d’Ibn Rushd (alias Averroès), auquel elle a donné une innombrable descendance dotée de l’ADN des jinns. Lors de son second voyage, neuf siècles plus tard, non seulement son bien-aimé n’est plus que poussière mais les jinns obscurs, prosélytes du lointain radicalisme religieux de Ghazali, ont décidé d’asservir la terre une fois pour toutes. Pour assurer la victoire de la lumière sur l’ombre dans la guerre épique qu’elle va mener contre les visées coercitives de ses cruels semblables, Dunia s’adjoint le concours de quatre de ses rejetons et réactive leurs inconscients pouvoirs magiques, afin que, pendant mille et une nuits (soit : deux ans, huit mois et vingt-huit nuits), ils l’aident à faire pièce aux menées d’un ennemi répandant les fléaux du fanatisme, de la corruption, du terrorisme et du dérèglement climatique…
Inspiré par une tradition narrative deux fois millénaire qu’il conjugue avec la modernité esthétique la plus inventive, Salman Rushdie donne ici une fiction aussi époustouflante d’imagination que saisissante de pertinence et d’actualité.

Mon avis  ★★★★☆


Une fable merveilleuse qui convoque philosophie et humour, fantastique, magie et qui sonne pourtant si réel. Ce conte est envoûtant, les personnages sont nombreux et très atypiques, et nous assistons à un combat époustouflant entre jinns (inspirés par le philosophe Al Ghazali ) et descendants de Ibn Rushd (Averroes), entre deux philosophies islamiques contraires, les premiers semant la terreur, les seconds prônant la raison, se battant pour un monde indépendant de la volonté de Dieu, pour sauver les Hommes du fanatisme religieux et du terrorisme.
«Imaginons la race humaine comme il s'agissait d'un seul individu [...] l'enfant ne comprend rien et se cramponne à la foi parce qu'il ne dispose pas du savoir. La lutte entre la raison et la superstition peut être considérée comme la longue adolescence de l'humanité et le triomphe de la raison sera sa maturité. Ce n'est pas que Dieu n'existe pas mais c'est que comme tout parent fier de sa progéniture il attend le jour où son enfant peut tenir debout sur ses deux pieds, faire son propre chemin dans le monde et se libérer de toute dépendance à son égard.»
«Les tyrans ne sont jamais originaux et ils ne tirent pas la leçon de la disparition de leurs prédécesseurs. Ils se montreront brutaux et étouffants, ils engendreront la haine et détruiront ce qu'aiment les hommes et c'est qui causera leur perte. Toutes les batailles importantes sont, en fin de comte, un conflit entre la haine et l'amour, et nous devons nous raccrocher à l'idée que l'amour est plus fort que la haine.» 
J'ai adoré ce roman, et pourtant j'ai bien failli l'abandonner. J'ai mis beaucoup de temps à rentrer dans cette oeuvre; complètement déroutée au début, l'auteur a su me ramener à l'intrigue, dans laquelle j'ai fini par plonger sans pouvoir la lâcher; elle est porteuse d'un optimisme puissant, et empreinte de beaucoup d'humour.

Un roman complètement fou, qui nécessite un peu de concentration tellement l'auteur part dans tous les sens, mais un roman qui vaut le coup à mon humble avis !

Je suis très admirative du courage de ce grand monsieur. 
«Et donc Ibn Rushd était mort, mais comme on le verra, son adversaire et lui poursuivirent leur dispute au-delà de la tombe, car les polémiques des grands penseurs ne connaissent point de terme, l'idée même de la discussion étant un instrument destiné à ouvrir l'esprit, le plus efficace des instruments, né de l'amour de la connaissance, autrement dit : de la philosophie.
Pour remettre au pas un jardin, déclarait sèchement la châtelaine orpheline de La Incoenrenza, il faut tuer, tuer et encore tuer, on doit détruire et détruire encore. Ce n'est qu'après des années de chaos que l'on peut atteindre un certain degré de durable beauté. Ainsi en va-t-il du sens même de la civilisation. Mais vous avez le regard doux. Je crains que vous ne soyez pas le meurtrier dont j'ai besoin. Mais après tout n'importe qui d'autre serait sans doute tout aussi inefficace.
Les croyants sont les pires avocats de Dieu. Cela prendra peut-être mille et une années mais à la fin la religion va se ratatiner jusqu'à disparaître et alors seulement nous commencerons à vivre dans la vérité de Dieu.
La peur transforme celui qui l'éprouve [...] La peur, c'était un homme qui fuyait son ombre. C'était une femme qui portait des écouteurs et le seul son qu'elle y entendait c'était sa propre terreur. La peur était égoïste, narcissique, aveugle à tout sauf à elle-même. La peu était plus forte que la morale, plus forte que l'opinion, plus forte que le sens des responsabilités, plus forte que la civilisation. La peur était un animal emballé capable de piétiner des enfants en se fuyant elle-même. La peur était sectaire, tyrannique, lâche, c'était un brouillard rouge, une putain. La peur, c'était une balle pointée sur son coeur.
Ce que les Zélés avaient étudié à fond c'était l'art d'interdire : en très peu de temps, ils avaient interdit la peinture, la sculpture, la musique, le théâtre, le cinéma, le journalisme, la haschich, le droit de vote, les élections, l'individualisme, le désaccord, le plaisir, le bonheur, les tables de jeu, les mentons rasés (chez les hommes), le visage des femmes, le corps des femmes, l'éducation des femmes, le sport pour les femmes, les droits des femmes. Ils auraient bien aimé interdire carrément les femmes mais même eux voyaient bien que ce n'était pas complètement possible, ils se contentèrent donc de rendre la vie des femmes aussi désagréable que possible.
[...] M.Geronimo fut tout à coup l'objet d'une sorte de vision intérieure, d'une authentique épiphanie. Les portes de la perception s'ouvrirent en lui et il comprit que ce qu'il y avait de mal et de monstrueux chez les jinns était le reflet de la part mauvaise et monstrueuse des hommes, que la nature humaine contenait la même irrationalité, gratuite, obstinée, malveillante et cruelle et que le combat contre les jinns était à l'image du combat intérieur au sein du coeur humain, ce qui signifiait que les jinns étaient à la fois des abstractions et des réalités et que leur descente sur terre avait pour but de montrer à notre monde ce qu'il devait éradiquer en lui, à savoir la déraison [...] il fallait vaincre l'irrationnel [...] pour qu'advienne le règne de la raison.
Les guerres entraînent toutes sortes de pertes, celles qu'on ne voit pas, les blessures de l'esprit, sont aussi nombreuses que les décès et les blessures physiques.

[...] la rage, quelque soit sa justification, détruit celui qui l'éprouve. De même que nous sommes ressuscités par ce que nous aimons, nous sommes diminués et défaits par ce que nous haïssons.»
Le sommeil de la raison engendre des monstres.


La Grande Librairie invite Salman Rushdie

samedi 11 février 2017

Home***** de Toni Morrison


Éditions Christian Bourgois, août 2012
143 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Christine Laferrière


Quatrième de couverture


Toni Morrison nous plonge dans l'Amérique des années 1950.

« Home est un roman tout en retenue. Magistral. [...] Écrit dans un style percutant, il est d'une simplicité trompeuse. Ce conte au calme terrifiant regroupe tous les thèmes les plus explosifs que Morrison a déjà explorés. Elle n'a jamais fait preuve d'autant de concision. C'est pourtant dans cette concision qu'elle démontre toute l'étendue et la force de son écriture. » 
The Washington Post

« Ce petit roman envoûtant est une sorte de pierre de Rosette de l'œuvre de Toni Morrison. Il contient en essence tous les thèmes qui ont toujours alimenté son écriture. [...] Home est empreint d'une petite musique feutrée semblable à celle d'un quatuor, l'accord parfait entre pur naturalisme et fable. [...] Mme Morrison adopte un style tranchant qui lui permet de mettre en mots la vie quotidienne de ses personnages avec une précision poétique. » 
The New York Times

Résumé


Frank Money est Noir, brisé par la guerre de Corée, en proie à une rage folle. A Atlanta, il doit retrouver sa jeune soeur Cee, cobaye d'un médecin blanc, pour regagner Lotus en Géorgie, la ville de son enfance ... " le pire endroit du monde ". S'engage pour lui un périple dans l'Amérique ségrégationniste des années 1950 où dansent toutes sortes de démons. Avant de trouver, peut-être, l'apaisement. Parabole épurée, violemment poétique, Home conte avec une grâce authentique la mémoire marquée au fer d'un peuple et l'épiphanie d'un homme.

Mon avis  ★★★★★


Un roman court, extrêmement bien construit, au rythme intense, à la lecture douloureuse et attachante.
En refermant ce livre, je me suis dit qu'il était magistral, un tour de force extraordinaire, avec si peu de mots, Toni Morrison avait réussi à m'embarquer dans l'Amérique raciste et violente des années 50. J'ai suivi le parcours dément et bouleversant de Franck Money vers la rédemption, la reconquête de soi, j'ai assisté, impuissante, l'estomac noué, aux violences politiques, institutionnelles, raciales, celles perpétrés en temps de Guerre (ici celle de Corée), celles faites aux femmes «Les époux qui avaient été agressés chuchotèrent entre eux ; elle, d’une voix douce, suppliante ; lui, avec insistance. Quand ils rentreront chez eux, il va la battre, se dit Franck. Et qui ne le ferait pas ? Être humilié en public, c’était une chose. Un homme pouvait s’en remettre. Ce qui était intolérable, c’était qu’une femme avait été témoin, sa femme, qui non seulement avait vu, mais avais osé tenter de lui porter secours ! Il n’avait pas pu se protéger et n’avait pas pu la protéger non plus, comme le prouvait la pierre qu’elle avait reçue au visage. Il faudrait qu’elle paye pour ce nez cassé. Encore et toujours.».
Je me suis attachée à l'histoire d'amour fraternelle entre Franck et sa soeur Cee «Ils se disputaient, se battaient, riaient, raillaient et s'aimaient sans jamais avoir à se le dire.», leur complicité est touchante, et ce chemin chaotique, hanté par les images atroces de cette guerre, torturé par la culpabilité, qu'entreprend Franck pour délivrer sa soeur de l'enfer des pièges de la vie et l'aider à retrouver sa dignité, force l'admiration. 
Ce roman est une boucle; il s'achève sur un événement par lequel Home avait commencé. Franck et Cee vont donner une sépulture décente à ce cadavre, dont ils avaient vu le corps jeté dans une fosse. L'image finale forte, la boucle est bouclée, l'accès à la liberté est envisageable, les erreurs expiées. «Quand elle a vu ce pied noir, avec sa plante rose crème striée de boue, enfoui à grands coups de pelle dans la tombe, elle s'est mise à trembler de tout son corps. Je l'ai prise par les épaules en la serrant très fort et j'ai essayé d'attirer son tremblement dans mes os parce que, en tant que grand frère âgé de quatre ans de plus qu'elle, je pensais pouvoir y arriver. Les hommes étaient partis depuis longtemps et la lune était un cantaloup au moment où on s'est sentis suffisamment en sécurité pour déranger ne serait-ce qu'un brin d'herbe et repartir à plat ventre, en cherchant le passage creusé sous la clôture. Quand on est rentrés chez nous, on s'attendait à prendre une raclée ou du moins à se faire gronder pour être restés si tard dehors, mais les adultes ne nous ont pas remarqués. Leur attention était accaparée par des troubles.» 
L'écriture de Toni Morrison est percutante, belle et limpide, elle nous livre un roman empreint autant de cruauté et d'amertume que de poésie.

J'ai lu ce roman la semaine dernière, et je suis toujours aussi convaincue qu'il est magistral, et que je ne suis pas prête de l'oublier. Et c'est bien tout ce que j'attends de mes lectures, qu'elles m'accompagnent longtemps encore et encore ... Cette lecture est donc clairement une réussite !
«Tu vois ce que je veux dire? Ne compte que sur toi-même. Tu es libre. Rien ni personne n'est obligé de te secourir à part toi. Sème dans ton propre jardin. Tu es jeune, tu es une femme, ce qui implique de sérieuses restrictions dans les deux cas, mais tu es aussi une personne. Ne laisse pas Lenore ni un petit ami insignifiant, et sûrement pas un médecin démoniaque, décider qui tu es. C'est ça, l'esclavage. Quelque part au fond de toi, il y a cette personne libre dont je te parle. Trouve-la et laisse-la faire du bien dans le monde.
Le malheur ne s’annonce pas. C’est pour ça qu’il faut que tu restes éveillée, sinon il franchit ta porte, c’est tout.
Désignée très tôt par Lenore –la seule dont l’opinion importait à ses parents– comme « enfant du ruisseau » rebutant et à peine tolérée, Cee avait consenti à cette étiquette et se croyait sans valeur, exactement comme l’avait Mlle Ethel. Ida ne disait jamais : « Tu es mon enfant. Je suis folle de toi. Tu n’es pas née dans le ruisseau. Ru es née dans mes bras. Viens ici que je te fasse un câlin ». A défaut de sa mère, quelqu’un, quelque part, aurait dû dire ces mots et les penser.
Vous ne pouvez pas l’imaginer parce que vous n’y étiez pas. Vous ne pouvez pas décrire le paysage lugubre parce que vous ne l’avez jamais vu. Permettez-moi d’abord de vous parler du froid. Je veux dire : froid. Plus que glacial, le froid de Corée fait mal, s’accroche comme une espèce de colle dont on ne peut pas se défaire.
Une armée où les Noirs ont été intégrés, c'est le malheur intégré. Vous allez tous au combat, vous rentrez, on vous traite comme des chiens. Enfin presque. Les chiens, on les traite mieux.
Je suis resté un long moment à contempler cet arbre.
Il avait l’air tellement fort
Tellement beau.
Blessé pile en son milieu
Mais vivant et bien portant.
Cee m’a touché l’épaule
Légèrement.
Franck ?
Oui ?
Viens, mon frère. On rentre à la maison»

Strange Fruit, Billie Holiday

mercredi 1 février 2017

Désert solitaire***** de Edward Abbey


Éditions Gallmeister, 2010 pour la version française
Introduction de Doug Peacock
Traduit de l'américain par Jacques Mailhos
Édition originale, Desert Solitaire, 1968
Nature Writing

Quatrième de couverture


Peu de livres ont autant déchaîné les passions que celui que vous tenez entre les mains. Publié pour la première fois en 1968, Désert solitaire est en effet de ces rares livres dont on peut affirmer sans exagérer qu'il “changeait les vies” comme l'écrit Doug Peacock. À la fin des années 1950, Edward Abbey travaille deux saisons comme ranger dans le parc national des Arches, en plein cœur du désert de l'Utah. Lorsqu'il y retourne, une dizaine d'années plus tard, il constate avec effroi que le progrès est aussi passé par là. Cette aventure forme la base d'un récit envoûtant, véritable chant d'amour à la sauvagerie du monde, mais aussi formidable coup de colère du légendaire auteur du Gang de la clef à molette.

Chef-d'œuvre irrévérencieux et tumultueux, Désert solitaire est un classique du nature writing et sans conteste l'un des plus beaux textes jamais inspirés par le désert américain.

Mon avis ★★★★★

« L’amour de la nature sauvage est plus qu’une soif de ce qui est toujours hors d’atteinte : c’est aussi une affirmation de loyauté à l’égard de la terre, cette terre qui nous fit naître, cette terre qui nous soutient, unique foyer que nous connaîtrons jamais, seul paradis dont nous ayons besoin si nous avions les yeux pour le voir. Le péché originel, le vrai péché originel, est la destruction aveugle par simple appât du gain de ce paradis naturel qui nous entoure, si seulement nous en étions dignes. »
J'attendais ce moment avec impatience, ma première rencontre avec Edward Abbey, le grand Edward Abbey, cet immense défenseur de la nature sauvage, le maître du Nature Writing.
Doug Peacok, dans Une guerre dans la tête écrivait sur Abbey, son ami, avec tant d'éloges et de précisions que j'avais déjà l'impression de le connaître, de le comprendre, de cerner ses combats pour la préservation de la nature sauvage de l'Ouest américain.
Quel rendez-vous ! Un véritable chant d'amour à la nature sauvage, une sublime rencontre avec le désert américain, les colères d'Edward Abbey, son humour provocateur et ses descriptions envoûtantes «Le soleil frappe depuis sa course dans l’espace en rugissant une lumière sainte et sauvage, une fantastique musique pour l’esprit »..., un rendez-vous passionnant avec un passionné et défenseur de la nature, qui nous guide dans ses explorations du désert de l'Ouest américain, ses folles escapades, ses pérégrinations époustouflantes et nous révèle, avec une précision quasi scientifique, les secrets, les dangers et toute la beauté de ses vastes étendues naturelles et si ...fragiles, victimes du tourisme industriel, des constructions pour les rendre accessibles à tous, des constructions de barrages à outrance pour fournir encore davantage d'énergie aux grandes villes américaines qui se peuplent démesurément...
«Capitol Reef National Monument. Paysage majestueux et haut en couleur au coeur d'une terre âpre et escarpée - le centre-sud de l'Utah. La plus belle partie de ce parc était le canyon de Fremont River, superbe pour la marche, le camping, l'exploration. Et que firent les autorités ? Elles y firent passer une route nationale.
Lee's Ferry. Jusqu'à il y a quelques années, c'était un lieu simple, paisible et primitif sur les rives du Colorado; il est désormais tombé sous la protection du Service des parcs. Mais qui le protégera contre le Service des parcs ? Des lignes à haute tension lacèrent aujourd'hui la vue; un château d'eau rose de cent pieds de haute se dresse au-dessus des falaises rouges; on construit des lotissements pour loger les «protecteurs»; on ferme les terrains de camping naturels au bord du fleuve et l'on parque tous les campeurs dans un «camping» artificiel de bitume et d'acier situé à l'endroit le plus chaud et le plus venteux de la zone; des bâtiments historiques sont rasés au bulldozer pour économiser sur leur coût d'entretien alors même que l'on dépense des centaines de milliers de dollars pour construire une route d'accès goudronnée dont personne n'avait besoin. Et les administrateurs osent se plaindre du vandalisme.»
Edward Abbey nous délivre un message essentiel : la nature sauvage se mérite, et pour l'apprécier dans son plus bel état, naturel, préservons-la. 
La lutte semble pourtant vaine face aux pouvoirs publics, aux investisseurs "dans un environnement totalement urbanisé, totalement industrialisé et sans cesse plus peuplé."
« Si l’imagination de l’homme n’était si faible, si aisément épuisée, si sa capacité à s’émerveiller n’était pas si limitée, il apprendrait à voir dans l’eau, les feuilles et le silence plus qu’il n’en faut d’absolu et de merveilleux, plus qu’il n’en faut pour le consoler de la perte de ses anciens rêves. »
Le ton est rude, contestataire, dénonciateur, mais Edward Abbey y ajoute une touche d'humour et de dérision qui apporte légèreté et douceur à ce texte, un texte tout simplement magnifique et nécessaire encore et toujours !
«Plus de voitures dans les parcs nationaux. Que les gens marchent. Ou aillent à cheval, à vélo, à dos d'âne ou de phacochère - ça m'est égal -, mais qu'on interdise les voitures, les motos et tous leurs cousins à moteur. Nous sommes convenus que nous n'entrerions pas en voiture dans les cathédrales, les salles de concert, les musées, les assemblées législatives, les chambres à coucher et autres temples de notre culture; nous devrions traiter les parcs nationaux avec le même respect, car eux aussi sont des lieux sacrés. Peuple de plus en plus païen et hédoniste (Dieu merci !), nous comprenons enfin que les forêts et les montagnes et les canyons désertiques sont plus sacrés que nos églises. Comportons-nous donc en conséquence.»
« Si un objet bizarre et fantastique né de la nature a un sens quelconque, il gît dans le pouvoir qu’ont l’étrange et l’inattendu, d’aiguillonner nos sens et de libérer d’un coup notre esprit des ornières de l’habitude, de nous ouvrir par la force à une conscience ressuscitée du merveilleux, de nous rappeler que, là-bas, il existe un monde différent, beaucoup plus vieux et plus grand que le nôtre, un monde qui entoure et soutient le petit monde des hommes comme la mer et le ciel entourent et soutiennent un navire. Le choc du réel. Un bref moment, nous sommes de nouveau capables de voir un monde de merveilles tel que le voit l’enfant. L’espace de quelques instants, nous découvrons que rien ne peut être pris pour acquis, car si cet objet fantastique issu de la nature est merveilleux, alors tout ce qui l’a façonné est merveilleux, et notre voyage ici sur Terre est la plus merveilleuses des aventures. »



Tropique de la violence***** de Nathacha Appanah

Éditions Gallimard, Collection Blanche, août 2016
175 pages 
Prix Femina des Lycéens 2016
Prix Patrimoines de la Banque BPE/Banque Postale 2016

Quatrième de couverture


«Ne t’endors pas, ne te repose pas, ne ferme pas les yeux, ce n’est pas terminé. Ils te cherchent. Tu entends ce bruit, on dirait le roulement des barriques vides, on dirait le tonnerre en janvier mais tu te trompes si tu crois que c’est ça. Écoute mon pays qui gronde, écoute la colère qui rampe et qui rappe jusqu’à nous. Tu entends cette musique, tu sens la braise contre ton visage balafré? Ils viennent pour toi.» 

Tropique de la violence est une plongée dans l’enfer d’une jeunesse livrée à elle-même sur l’île française de Mayotte, dans l’océan Indien. Dans ce pays magnifique, sauvage et au bord du chaos, cinq destins vont se croiser et nous révéler la violence de leur quotidien.

Mon avis  ★★★★★

«Dis l'oiseau, oh dis, emmène-moi. Retournons au pays d'autrefois, comme avant, dans mes rêves d'enfant, pour cueillir en tremblant des étoiles, des étoiles. Comme avant, dans mes rêves d'enfant, comme avant, sur un nuage blanc, comme avant, allumer le soleil, être faiseur de pluies et faire des merveilles.»
Un coup de coeur, un coup de coeur qui remue, qui frappe fort, une lecture douloureuse, une lecture qui titille les consciences et qui va me hanter un moment. Le témoignage bouleversant, intelligent et révoltant de Nathacha Appanah sur Mayotte est dur et éprouvant, elle décrit une réalité difficile à entendre, à concevoir, à admettre, qui touche, saisit, déchire, insupporte. Une vérité crue et violente à laquelle on se doit de ne pas passer à côté. 
Le message passe violemment mais ... sûrement, grâce à une écriture tour à tour poétique, sensible, vive et acérée, violente ... : 
violence des mots «...ce jour-là, j'ai failli te tomber dessus et t'éclater comme une papaye et tout de toi, ton oeil vert ton sang ta merde ta bave ton foutu sac tes couilles ta bite ton coeur, tout ça je voulais le voir par terre, sur mes mains et sur les murs»
violence des images «...j'en ai vu des petits corps baignés d'écume».

Tropique de la violence porte bien son nom et dresse un portrait très réaliste de la sombre et miséreuse situation dans laquelle Mayotte est plongée : "l'île aux parfums" voit aujourd'hui affluer un nombre considérable et constant de migrants à bord des kwassas kwassas, augmenter la violence et la délinquance. De nombreux jeunes sont livrer à eux-mêmes, à l'instar de Moïse (personnage principal de ce roman) ou encore de Bruce. 
Moïse, au parcours incroyable, entouré d'amour et de bienveillance enfant, il partira lui comme tant d'autres à la dérive, déboussolé, désorienté, ancré dans la misère, la crasse et la violence, dépossédé de tout, ne jouissant ni de bonheur ni de plaisirs quotidiens ... Comment venir en aide à ces jeunes ? Comment guérir ce pays ? C'est tout un système à revoir, à corriger, à créer ... encore faut-il sans donner les moyens ! Les politiques, absents, sauf au moment des élections sont  à vomir !
Il y a bien Stéphane qui travaille pour une ONG, mais connaît-il la réalité de la vie de ces jeunes ? «[...] je l'écoutais mais ses paroles ne rentraient jamais en moi, c'était comme de la pluie sur ma peau, ça coulait, ça coulait et, à mes pieds, il y avait une grosse flaque de mots.»
Beaucoup trop d'inégalités, de souffrances, d'indifférences ... règnent et gangrènent les quartiers difficiles. «[...] il n'y a jamais rien qui change et j'ai parfois l'impression de vivre dans une dimension parallèle où ce qui se passe ici ne traverse jamais l'océan et n'atteint jamais personne. Nous sommes seuls. D'en haut et de loin, c'est vrai que ce n'est qu'une poussière ici mais cette poussière existe, elle est quelque chose. Quelque chose avec son envers et son endroit, son soleil et son ombre, sa vérité et son mensonge. Les vies sur cette terre valent autant que toutes les vies sur les autres terres, n'est-ce pas ?»

Moïse se rattache à ses rêves «C'est une vie magnifique que d'être un baobab sur une plage.», à son livre «L'enfant et la rivière» véritable talisman protecteur, un moyen de se raccrocher à la vie, à la réalité si dure soit-elle, de retrouver Marie, de ne pas sombrer définitivement ... il est nostalgique de son enfance, il regrette certaines de ses pensées, de ses actes ... «Qu'est-ce qu'on sait de nos cœurs et de ces choses de notre enfance qui nous rattrapent par la cheville et nous retournent brusquement ?» 
Un garçon extrêmement touchant ...
«J'aurais voulu pouvoir voler, regarder ce foutu monde de haute, de très haut, être inatteignable, inattaquable, invincible, invisible. J'aurais aimé être un homme oiseau, non j'aurais aimé être un oiseau tout court et piailler ici et partout. J'ai imaginé ... mes souvenirs s'envoler en fumée, mes pattes décoller, mes ailes s'ouvrir et alors, je vole ... Je suis léger et puissant à la fois. Je chante. J'allume le soleil, je suis faiseur de pluies, je fais des merveilles.»
On aurait tant aimé un destin plus gai pour lui, plus réjouissant moins difficile. Mais par manque de cadre, de soutien et même solidement armé, il est difficile voire impossible de résister à l'appel de la violence, de la rue ...
«Sa voix est douce et grave, une voix d'adulte qui sait les choses, qui pourrait tout comprendre, tout réparer. [...] Je voudrais lui dire ... que j'ai été un garçon qui lisait des livres, qui écoutait de la musique, qui était un as du Lego...que la peur m'a paralysé pendant des mois.»

J'ai beaucoup aimé la construction de ce roman, un roman à plusieurs voix, les personnages tour à tour témoignent, donnent leur point de vue, reviennent aussi d'entre les morts pour nous offrir leur ressenti, évoquer les souvenirs ou tout simplement raconter leur mort; ce procédé apporte richesse, profondeur et originalité à ce témoignage. 

De l'émotion vive à chaque page, un aller simple en enfer, celui des laissés pour compte, là où le vide et le chaos règnent en maîtres !

Âmes sensibles armez-vous de courage, ceux qui sont à la recherche d'une lecture détente, revenez un peu plus tard ... et quand vous vous sentez d'attaque, faites un détour par Mayotte, ce lieu où l'on ne maîtrise plus grand chose, où tout part à la dérive, un tout petit endroit qui a tant besoin d'aide !
«Mayotte connaît depuis plusieurs années une montée inquiétante de la violence et de la délinquance. Le cent unième département, surnommé l'île aux parfums ou l'île du lagon, fait également face à une pression migratoire constante venue des Comores, de Madagascar et même de quelques pays africains. Presque vingt mille personnes ont été reconduites à la frontière en 2014 mais les kwassas kwassas continuent d'arriver tous les jours sur les côtes mahoraises. Cinq cent quatre-vingt-dix-sept embarcations ont été interceptées en 2014. On estime à trois mille le nombre de mineurs isolés qui vivent durablement dans le cent unième département de France, sans foi ni loi.»
«J'aime lui dire qu'il est né dans mon cœur, que j'ai traversé les continents et les mers pour le retrouver et je l'ai attendu longtemps.
J'ai bientôt trente-trois ans, je ferme mon livre et peut-être que ce soir-là, j'oublie de fermer mon cœur.
Je ne sais pas qui a baptisé ce quartier Kaweni Gaza, je ne suis pas sûr de savoir où se trouve la vraie ville de Gaza mais je sais que ce n'est pas bon. Este-ce que si cette personne avait rebaptisé ce quartier avec un nom doux, un nom sans guerre, un nom sans enfants morts, un nom comme Tahiti qui sent les fleurs, un nom comme Washington qui sent les grandes avenues et les gens en costume cravate, un nom comme Californie qui sent le soleil et les filles, est-ce que ça aurait changé le destin et l'esprit des gens ici ?
Ma mission était d'ouvrir une maison pour les jeunes de Kaweni. On m'avait dit que ça ressemblait à une cité : les jeunes qui traînent, qui traficotent, qui macèrent dans l'ennui, le manque de perspectives d'avenir, zéro boulot, drogue à gogo. [...] J'avais vingt-sept ans et nous n'étions que deux à être volontaires pour venir ici. Mayotte, c'est la France et ça n'intéresse personne. Les autres voulaient aller en Haïti, au Sri Lanka, au Bangladesh, en Indonésie, à Madagascar, en Éthiopie. Ils voulaient de la «vraie» misère, de la misère centenaire ancrée comme une mauvaise racine, des pays «où c'est chaud», des endroits où les tempêtes succèdent aux guerres, où les tremblements de terre suivent les sécheresses. Le nec plus ultra, celui qui en jette sur le CV, restait Gaza, le vrai Gaza en Palestine je veux dire, mais c'était réservé aux plus expérimentés.
Que personne ne vienne me juger. J'ai profité de toutes les failles de ce pays, de toutes les tares de cette île, de tous ces yeux fermés. Et c'était si facule, croyez-moi. Combien d'hommes engrossent des Comoriennes, des Malgaches et sont obligés de reconnaître les enfants ? Combien d'hommes sont des escroqueurs professionnels en reconnaissance paternelle ? Combien d'enfants sont abandonnés par leurs parents ? Combien de parents renient leurs enfants sur les kwassas quand la PAF les intercepte ? Combien d'enfants, sans parents, sans papiers, jouent toute la journée au soleil sans que personne ne leur demande quoi que ce soit ? ... J'ai quarante-quatre ans et Moïse, mon fils, me dit que son vœu le plus cher serait de goûter à la neige.
Gaza c'est un bidonville, c'est un ghetto, un dépotoir, un gouffre, une favela, c'est un immense camp de clandestins à ciel ouvert, c'est une énorme poubelle fumante que l'on voit de loin. Gaza c'est no man's land violent où les bandes de gamins shootés au chimique font la loi. Gaza c'est Cape Town, c'est Calcutta, c'est Rio. Gaza c'est Mayotte, Gaza c'est la France.» 

Colline de Kaweni, 
où le bidonville s'étend comme une pieuvre.

Bac entre Dzaoudzi et Mamoudzou.