jeudi 30 mars 2017

En attendant demain★★★★☆ de Nathacha Appanah

Éditions Gallimard, collection Blanche, janvier 2015
193 pages

Quatrième de couverture


«Adam est debout, le visage collé à la petite fenêtre, les deux mains accrochées aux barreaux. Tout à l'heure, quand il a grimpé sur sa table pour atteindre l'ouverture, il s'est souvenu que les fenêtres en hauteur s'appellent des jours de souffrance. Adam attend l'aube, comme il attend sa sortie depuis quatre ans, cinq mois et treize jours. Il n'a pas dormi cette nuit, il a pensé à Anita, à Adèle, à toutes ces promesses non tenues, à ces dizaines de petites lâchetés qu'on sème derrière soi...» 
Adam et Anita rêvaient de vivre de leur art – la peinture, l'écriture. Ils pensaient accomplir quelque chose d'unique, se forger un destin. Mais le quotidien, lentement, a délité leurs rêves jusqu'à ce qu'ils rencontrent Adèle qui rallume un feu dangereux. 
En attendant demain est un roman qui raconte la jeunesse, la flamme puis la banalité, les mensonges et la folie d'un couple.

Mon avis ★★★★☆


Quand le quotidien, les désenchantements, les désillusions rattrapent un couple, quand mensonges et banalités s'immiscent dans la relation de ce couple, quand le désir s'amenuise, quand les rêves se heurtent à une réalité moins douce, comment ne pas renoncer à qui l'on est, comment ne pas perdre pied quand il ne reste plus d'espoir ? Adèle incarnera cet espoir, la renaissance du couple au travers d'un projet secret, lourd de conséquences.
Dès le début du livre, nous savons qu'un drame a eu lieu. Mais que s'est-il passé il y a quatre ans, cinq mois, et treize jours ? Natacha Appanah nous embarque dans une intrigue fascinante. Par petites touches, elle distille des instants de vies, des dialogues, des réflexions, des souvenirs et sans nous en rendre compte nous devenons témoins de l'existence des personnages, nous apprenons à les connaître, partageons leurs émotions, leurs désillusions, leurs renoncements...
Je me suis laissée happée par ce récit très dense, qui donne dans le thriller psychologique; de très belles séquences de vie, des personnages attachants confrontant leurs rêves à la dure réalité des choses. Ce livre aborde aussi le thème de l'exil, de l'intégration et de l'identité. «Il y a autre chose que l’amitié entre ces deux femmes, il y a un pays, des images qu’il ne faut pas légender, des gestes qu’il ne faut pas décortiquer, la petite mémoire des enfances, la petite mémoire des pays qu’on quitte.»
Une très belle écriture, captivante, saisissante, subtile, sensible...et extrêmement visuel, une plume affûtée qui ne me laisse pas indifférente.

Envie de poursuivre ma découverte de cette auteure avec Le Dernier Frère, écrit en 2007.
«Anita ne sait pas que, lentement,la petite mémoire de son pays pâlit-ces petites choses intimes qui se bichent non pas dans la tête mais sur la peau et au creux de l'estomac : la teinte exacte de la fleur de canne en juin, la sensation du grain de riz parfaitement cuit dan la bouche, le goût d'une glace à l'eau et au sirop, le bruit de la pluie sur un toit de tôle.
...un couple mixte Elle ne sait pas nager, il ne sait pas grimper aux arbres. Il aime le rugby, elle n'y comprend rien. Il lui parle des poilus, des résistants, d'André et de de Maurice, ses héros absolus; elle lui raconte l'histoire de son arrière-grand-père arrivé à l'île Maurice pour remplacer les esclaves sur les champs de canne. Elle trouve impensable qu'on puisse manger du museau, il trouve impensable qu'on mange des piments; il trouve jolie l'expression «femme de couleur», elle pense que c'est une expression colonialiste; il ne sait pas ce qu'est un multipliant, elle ne sait pas ce qu'est un pin parasol.[...] Ils ont chacun un coin pour travailler. Ici, un chevalet, un tabouret, des tubes de peinture, des palettes, des pinceaux, des toiles; là, un bureau, des cahiers, des livres, des stylos. Ils s'émerveillent de pouvoir travailler, et créer côte à côte. Ils sont persuadés que cette aisance rare est une des raisons pour lesquelles leur histoire est la bonne, celle qui va durer et s'épanouir.
Quand ils étaient plus jeunes (cela semble une éternité à Adam, ils dormaient sur un matelas par terre, ils discutaient des heures, ils faisaient l'amour tous les jours, ils ne mangeaient pas que des pâtes au beurre et du fromage industriel), ils avaient souvent parlé de travailler ensemble, être à l'origine d'un projet artistique original. Ils rêvaient d'incarner un couple d'artistes, mystérieux, talentueux et amoureux, ils espéraient trouver une nouvelle manière de rejoindre paroles, peinture, forme, couleur, histoire.
C'est ici que le poignard pénètre plus profondément en lui, ici que les deux mots Etranger et Menteur se font entendre clairement et qu'avec eux s'approchent une foule de détails : son accent qu'il essaie de gommer tant il a assez qu'on lui demande d'où il vient (Belgique ? Suisse ? Canada ?), l'attente de cette émotion qui ne se manifeste pas (oh, cette avenue! cette lumière! ce dôme!ce visage!ces jambes!toute cette énergie!), ces études où il se découvre moyen [...] ces efforts vains pour être comme tout le monde, à la page, à la mode, fumeur, buveur, palabreur, coureur, est-ce cela être jeune ? Est-ce cela grandir ? Adam pensait qu'ici il se transformerait en une version plus sophistiquée, plus intelligente et plus ambitieuse de lui-même. Il était persuadé qu'il serait inspiré par ces pavés millénaires, ces monuments, ces jardins, ces envolées de marches qui s'ouvrent sur des places romantiques, ces cabarets, ces chansons, ces brasseries, ces centaines de milliers de personnes qui descendent dans le métro le matin, cette voisine qui lui parle en posant légèrement une de ces mains sur sa poitrine, ce chapelier en bas de la rue, cette parfaite religieuse au chocolat dans la vitrine, ce manège blanc et or, ce ticket de métro plié au fond d'une poche.Dans son cerveau (cet animal aux mille lumières, portes, cachettes et couloirs) une pensée se forme et procure à Adam le soulagement de la vérité.Je ne suis pas à ma place ici.Je ne suis pas à ma place ici.Je ne suis pas à ma place ici.
Ils remarqueront sans rien dire les mains d’Adam, tâchées comme celles d’un peintre, rugueuses et larges comme celles d’un ouvrier. Les femmes s’arrêteront un instant sur les vêtements et les chaussures d’Anita – des couleurs passées, des coupes démodées, les vestes en laine râpeuse, les talons usés, toutes ces choses achetées sur les marchés, comme leur fromage, leur encens, leur pakol afghan. Ils penseront aux deux voitures garées dans l’allée, des voitures de la campagne, sales, bruyantes, tassées. Ils finiront par admirer sans envier, par aimer sans désirer.
Adam est devenu l'architecte des piscines, de centres de conférences, des gymnases et de la bourgeoisie locale. A quel moment a-t-il renoncé à ses rêves de concevoir une église, un musée, un mémorial? S'il ne peignait pas dans le secret de l'atelier, s'il ne pensait plus aux couleurs, aux textures, aux formes, s'il avait consacré son énergie et son ambition à son seul métier, serait-il devenu un autre homme, un autre architecte?
- On fera des cookies?- Oui, des grands cookies et des sablés en forme de cœur. Tiens, regarde, on arrive.
Combien de conversations comme celles-ci émaillent le monde, telles des petites lucioles dans la nuit? Ne devrions nous pas les emprisonner dans des bocaux en verre, les poser au bord des fenêtres pour profiter de leur lumière et entendre leurs bruissements?»

Quand le souffle rejoint le ciel ★★★★☆ de Paul Kalanithi


Éditions JCLattès, février 2017
248 pages
Traduit de l’anglais par Cécile Fruteau

Quatrième de couverture


Un médecin face à la vie et à sa mort

À trente-six ans et juste à l’aube d’une brillante carrière de neurochirurgien, Paul Kalanithi découvre qu’il souffre d’un cancer du poumon en phase terminale. En un instant, l’avenir qu’ils ont imaginé avec sa femme, disparaît. Un jour, il est ce médecin qui s’occupe des mourants, le lendemain, ce malade qui lutte pour survivre. Quand le souffle rejoint le ciel est le récit de ses multiples métamorphoses. Celle du jeune étudiant, naïf et obsédé par la question existentielle de ce qui donne du sens à la vie, en ce neurochirurgien, gardien s’il en est de l’identité humaine. Puis celle, du médecin chevronné en ce patient et jeune papa qui doit faire face à sa propre mortalité.
Qu’est qui pousse à vivre quand la mort est si proche ? Qu’est-ce que cela signifie d’avoir un enfant dans ces conditions ? Voici quelques unes des questions auxquelles l’auteur répond dans ce témoignage profondément émouvant et pudiquement détaillé.
Paul Kalanithi meurt en mars 2015 alors que l’écriture de ce livre n’est pas achevée. Pourtant, ses mots lui survivent. Réflexion inoubliable et vibrante sur le défi d’affronter sa propre mort ainsi que sur la relation médecin-patient, Quand le souffle rejoint le ciel est l’œuvre d’un écrivain brillant qui dut faire face à ces deux enjeux avec une totale sincérité. Un témoignage qui a bouleversé des milliers de lecteurs dans le monde.

Mon avis ★★★★☆

«Après avoir terminé l'ouvrage que vous êtes sur le point de lire, je me sentis insignifiant : l'honnêteté et la vérité de ces pages m'avaient coupé le souffle.
Préparez-vous. Asseyez-vous. Découvrez la voix du courage. Admirez la force qu'il faut pour se dévoiler ainsi. Vous verrez à quel point, grâce aux mots, il est possible de rester vivant et d'influencer la vie des autres même après la mort. Dans un monde de communication différée où nous avons si souvent le nez plongé sur nos écrans, le regard rivé sur ces objets rectangulaires qui vibrent dans nos mains, l'attention dévorée par l'éphémère, arrêtez-vous et plongez-vous dans le dialogue avec ce jeune collègue parti trop tôt mais désormais éternel dans nos mémoires ! Écoutez-le. Dans les silences entre ses mots, écoutez ce que vous avez à lui répondre. C'est là que se cache son message. Je l'ai saisi. [...] C'est un cadeau.»

Préface de Abraham Verghese
Quel témoignage, très émouvant...un sentiment troublant, d'admiration intense ... et un message qui me vient en refermant ce livre poignant : Carpe Diem...On ne maîtrise pas les tournants que la vie nous réserve. Je suis très émue par cette mise à nue, si sincère, si belle, si poétique.
Paul Kalanithi écrivait remarquablement bien; ses analyses, réflexions sur la relation praticien-patient, sur la quête d'identité, sur sa quête d'étudiant obsédé par la question du sens, de la signification de la vie humaine sont extrêmement bien formulées. 
Il évoque son expérience de praticien, ambassadeur de la mort comme il se nomme, revient sur son adolescence en Arizona, sur ses années d'études, ses premiers cours de dissection humaine, son internat, nous parle du difficile et éprouvant métier de neurologue, de ses responsabilités, des choix auxquels sont confrontés les praticiens...Il était doué, très doué, reconnu par ses pères, et son empathie envers ses patients m'a beaucoup touchée. «Je dois aider ces gens à comprendre que la personne dont ils se souviennent, cet individu entier, plein de vitalité et indépendant, n'existe plus que dans le passé et que j'ai besoin d'eux pour cerner ce qu'il aurait voulu ou non : une mort facile ou une vie chevillée à des poches de fluides et un étiolement impossible à combattre.» C'était un grand homme.
Certains passages sont empreints d'une très forte émotion. Les dernières pages, qui sont les mots de son épouse, son témoin sont éprouvantes; elles sont aussi un très bel hommage à Paul Kalanithi.
Ce livre a une résonance toute particulière pour moi; les passages sur la fin de vie, le choix de partir sereinement, sur l'accompagnement d'une personne atteinte d'un cancer avancé et incurable, les termes techniques cités ... m'ont fait revivre d'intenses moments. Un récit très touchant.
Je remercie chaleureusement Babelio et les Éditions JC Lattès pour ce livre reçu dans le cadre de Masse critique, un livre que je n'oublierai pas.
«- Le médecin va bientôt arriver.Et sur ces simples mots, le futur que je m'étais imaginé, celui que je pouvais presque toucher des doigts, le point d'orgue d'années d'efforts, partit en fumée.
J'étais motivé non pas par l'envie de réussir mais par la volonté de répondre à cette question : qu'est-ce qui donne un sens à la vie ? Pour moi, la littérature fournissait les meilleurs hypothèses tandis que les neurosciences établissaient les règles les plus élégantes pour analyser la mécanique du cerveau. Le concept de la signification humaine, bien que changeant et difficile à définir, me paraissait intrinsèquement lié aux relations et aux valeurs morales. La Terre vaine de T.S.Eliot, qui relate à la fois le sentiment d'isolement dans un monde devenu absurde et la recherche d'un contact humain quasi effrénée, s'en faisait l'écho tout particulier. Je me surpris à prendre à mon compte les métaphores de l'auteur. Ce ne fut pas le seul dont je m'imprégnai. Je compris de Nabokov que notre souffrance nous rend souvent imperméable à celle des autres. Chez Conrad, j'assimilai combien le manque de communication affecte les relations entre deux êtres. Pour moi, un ouvrage n'exposait pas seulement l'expérience qu'un autre avait vécue, il fournissait aussi le matières les plus nobles pour étayer une réflexion sur le sens de la vie. 
Je ne crois ni en la sagesse de l'enfant ni en celle du vieillard. Il existe un instant-clé où la somme de toutes les expériences menées est finalement érodée par le poids des petits détails du quotidien. Rien ne nous rend plus lucide que ce moment-là.
...où biologie, moralité, littérature et philosophie se rejoignent-ils ? [...] Whitman n'avait-il pas déclaré que seul le praticien est en mesure de comprendre l'«homme physiologico-spirituel» ? 
Un mot n'avait de signification que partagé. Le sens de l'existence, cette substantifique moelle, naissait grâce à la richesse et la profondeur des contacts.»


Impossible de ne pas se sentir insignifiant 
au regard de l'immensité des montagnes, 
de la Terre, de l'univers et en même temps, 
les deux pieds bien ancrés sur la pierre, 
nous réaffirmons notre présence 
parmi toute cette grandeur.







vendredi 24 mars 2017

La valse des arbres et du ciel***** de Jean-Michel Guenassia

Éditions Albin Michel, août 2016
299 pages

Quatrième de couverture


Auvers-sur-Oise, été 1890. Marguerite Gachet est une jeune fille qui étouffe dans le carcan imposé aux femmes de cette fin de siècle. Elle sera le dernier amour de Van Gogh. Leur rencontre va bouleverser définitivement leurs vies.
Jean-Michel Guenassia nous révèle une version stupéfiante de ces derniers jours.
Et si le docteur Gachet n’avait pas été l’ami fidèle des impressionnistes mais plutôt un opportuniste cupide et vaniteux ? Et si sa fille avait été une personne trop passionnée et trop amoureuse ? Et si Van Gogh ne s’était pas suicidé ? Et si une partie de ses toiles exposées à Orsay étaient des faux ?…
Autant de questions passionnantes que Jean-Michel Guenassia aborde au regard des plus récentes découvertes sur la vie de l’artiste. Il trouve des réponses insoupçonnées, qu’il nous transmet avec la puissance romanesque et la vérité documentaire qu’on lui connaît depuis Le Club des incorrigibles optimistes.

Mon avis  ★★★★★


Quel plaisir de lire à nouveau Jean-Michel Guenassia; après "Le club des incorrigibles optimistes" et "La vie rêvée d'Ernesto G." me voilà une nouvelle fois séduite. Dans cet opus, l'auteur imagine les dernières semaines de la vie de Vincent Van Gogh et sous sa plume, naît une histoire d'amour chaotique, désespérée entre Marguerite Gachet, qui n'est autre que la fille du Dr Gachet, qui assurait le suivi de Vincent alors convalescent après son internement en Provence. 
Marguerite est la narratrice; elle raconte, soixante ans après, sa rencontre et son idylle avec Vincent. Elle est passionnée de peinture, et cherche en lui un mentor, qui, à l'instar d'Edward Munch dans "Car si l'on nous sépare" (Lisa Stromme) pour Johanna, lui prodiguera de précieux conseils : «Va dans ton jardin, dans la rue, et travaille sans te préoccuper du cadre, de la lumière ou des couleurs, et je te l'ai déjà dit, ne peins pas ce que tu vois mais ce que tu ressens. Et si tu ne ressens rien, ne peins pas.» «N'aie pas peur de te mettre en danger, de te casser la figure et de souffrir. Trouve ton chemin seule, tu n'as besoin de personne pour être peintre, regarde ce que tu as devant toi, ferme les paupières, et peins ce que tu vois à l'intérieur de toi. Et si tu ne vois rien, s'il n'y a rien, arrête de peindre.»

Au-delà de la romance, Jean-Michel Guenassia entremêle petite et Grande histoire; il évoque un lieu, Auvers-sur-Oise, qui a inspiré de nombreux peintres impressionnistes; il illustre une époque sexisteoù la violence était le quotidien des femmes et dont le rôle dans la société était de faire un bon mariage, où l'attirance du Nouveau Monde, territoire de la liberté donnait tant d'espoir; il décrit l'atavisme social de l'époque qui voit l'antisémitisme resurgir «Comme une majorité de leurs concitoyens, un nombre considérable de personnalités : Gustave Flaubert, Edgar Degas, Auguste Renoir, Jules et Edmond Goncourt, Auguste Rodin, Jules Verne, Guy de Maupassant, Ernest Renan, Jules Michelet, Stéphane Mallarmé, Maurice Barrès, Jean Jaurès, Alphonse Daudet, Maurice Denis, Toulouse Lautrec, Pierre Loti, etc. affichent ouvertement leur antisémitisme. En 1890, La Croix se proclame le journal catholique le plus anti-juif de France. Cette vaque antisémite culminera avec l'affaire Dreyfus en 1895.»; et l'on perçoit, aussi, sous sa plume, les conditions de la vie à Paris «Environ 70 000 chevaux sont utilisés à Paris, générant une pollution considérable, un nombre d'accidents important et des encombrements effrayants, dus aux livraisons et aux attelages publics et privés, qui paralysent souvent le centre-ville. La détérioration des conditions de circulation entraînera la décision de créer le métro parisien.»

Il fait référence à des auteurs, comme l'illustre Victor Hugo, le Sublime, notre grand-père à tous et son monumental recueil de poèmes "La légende des siècles", ou encore James William Buel (que je découvre), romancier américain, qui était l'auteur le plus vendu Outre-Atlantique en 1890. Ses oeuvres les plus populaires à l'époque : "Une belle histoire", "Le Monde vivant" et l'"Histoire d'un homme", ont été tirés à des centaines de milliers d'exemplaires. Je n'ai trouvé aucune trace de traduction française ...
L'écriture est belle, poétique, émouvante «Et c'est de mon perchoir, au milieu de ce maudit mois de mai, que je l'aperçois, il se déhanche d'un pas de promenade sur le chemin qui vient de Pontoise, comme s'il avait l'éternité devant lui, son chapeau en feutre enfoncé sur l'arrière de son crâne. Il pénètre de dix pas dans le champ de blé meurtri. Il se met à genoux, la tête enfouie dans les épis courts et secs, il reste un moment dans cette curieuse position, puis il se redresse et sa main caresse la surface des tiges comme si c'était une étole de soie...», et sert une lecture agréable, entraînante, rafraîchissante.
Très beau portrait de Van Gogh, et sa grande force de caractère, totalement habité par sa peinture, «c'était la seule chose qui l'intéressait et rien d'autre ne l'atteignait. Il savait la valeur de son art, que c'était d'une force jusque là inconnue. Ses tableaux n'étaient pas forcément beaux au sens où on l'entendait à cette époque, mais ils étaient d'une puissance et d'une nouveauté qui allaient créer une autre beauté et renvoyer les autres dans les poubelles de l'art.», un Van Gogh qui écrit beaucoup, raconte sa vie, ses travaux, à sa famille, à son frère qui le supportait financièrement car ses tableaux ne se vendaient pas à l'époque, à ses amis peintres, Gauguin, Pissarro et bien d'autres.
«S'il avait été connu, je ne me serais pas permis de le juger. C'est ainsi qu'on agit en ce monde. Vous n'existez pas pour ce que vous faites, mais pour la place que vous occupez dans la société. Et j'étais, comme les autres, un mouton de Panurge, incapable d'exprimer un peu d'originalité et de sortir de l'ornière. On excuse souvent les bêtises en raison de l'âge, et c'est vrai, je n'étais qu'une péronnelle; son talent aurait dû me sauter aux yeux, mais j'étais aveugle, comme tous mes contemporains, et j'aurais dû me taire. Me taire et admirer. Profiter du bonheur qui m'était donné de côtoyer un génie pareil, de vivre à ses côtés, de l'entendre s'exprimer, et de la chance inouïe de le voir peindre.»
Jean-Michel Guenassia s'est beaucoup documenté, il nous livre sa propre version des faits, une version romancée que j'ai trouvée puissante, troublante, passionnante....

Il me tarde de lire "Vincent qu'on assassine" de Marianne Jaeglé salué par les critiques, et de parcourir l' ouvrage sur la vie du peintre, écrit par les biographes Steven Naifeh et Gregory White Smith.
«Dans ma mémoire, je n'ai gardé que les moments joyeux, Vincent ,'était pas triste ou sombre, il était comme un enfant qui découvre le monde, on avait des millions de choses à se dire. Mais lui savait que notre temps était compté. Pas moi. Il savait, d'instinct, bien avant que je ne l'admette, que nous sommes seuls sur cette terre et que nous pouvons rien faire contre cela. Seuls face à nous-mêmes. Seuls au milieu des autres. Quoi que nous fassions pour donner le change. Et c'est la beauté de cette solitude profonde qu'il était arrivé à peindre.»



«Plus j'y réfléchis, plus je sens qu'il n'y a rien de plus artistique que d'aimer les gens.»
Lettre de Vincent à Théo





«Cent ans après la Révolution, dans notre société française, l'égalité des citoyens est un pur mensonge et la devise inscrite sur le fronton de nos monuments un leurre : les femmes restent des citoyennes de second rang.

En vérité, nos actions sont dictées non par la recherche de la vertu ou de la justice mais par le seul bénéfice que nous en escomptons, il en est de même de nos regrets.

En 1887, se souvient Jeanne Crouzet-Benaben, aux épreuves écrites, sur une centaine de candidats, on remarque deux robes : encore la seconde était-elle une soutane...

Mon frère avait fait sienne l'arme des faibles, il avait appris la ruse; le silence et le mensonge sont des défenses infranchissables.

Les impressionnistes règnent en maîtres aux Indépendants. [...] Toutes ces couleurs intenses, rouge, violet, indigo, frappent la rétine comme avec des aiguilles. La sensation qu'on éprouve peut du reste se comparer assez bien à celle que produisait sur une oreille délicate la musique du théâtre annamite, à l'esplanade des Invalides. On est aveuglé et ébaubi. La Lanterne, 21 mars 1890 "Les Indépendants. La sixième exposition annuelle".

Depuis quelques temps, le Parlement conjugue à tous les temps le verbe protéger. Il protège les villes, il protège les campagnes, il protège les ouvriers, les bourgeois, les paysans, il protège aussi le travail des femmes et des enfants. Après les vacances, il s'occupera de protéger les animaux...À quand la protection des coquelicots, des bleuets et des roses ? 
...Prenons y garde. C'est ainsi que de protection en protection ... on arrivera bien vite à tout proscrire.
La Lanterne, 24 juillet 1890

Un instituteur vient d'être révoqué en Belgique, pour avoir tenu, au cabaret, des propos qui ont amené le conseil communal à constater ...qu'il ne croyait pas en l'Immaculée Conception !...
La Lanterne, 29 juin 1890

L'auberge Ravoux en 1890, 
année du séjour et du décès de Vincent Van Gogh
La chambre de Vincent Van Gogh 
à l'auberge Ravoux, laissée intacte après sa mort.
Paul Cézanne, «Bouquet au petit Delft», 1873
Musée d’Orsay, Paris
«Je m'acharne sur monsieur Cézanne, qui a peint notre maison [...] et à qui mon père a acheté plusieurs toiles. L'une d'elles, avec ses pivoines blanches et bleues qui se détachent si habilement sur le fond noir d'un fauteuil, avec sa faïence de Delft un peu gondolée, me trouble par sa sincérité et sa simplicité. [...] Il a une manière de peindre les fleurs, au débotté, avec une touche griffonnée, sans ombre, ni contour, ni détail superflu, qui leur donne une vie qu'elles n'ont pas quand on s'acharne à vouloir les rendre ressemblantes, il nous donne à sentir leur odeur.»
Vincent Van Gogh, «Le champ de blé aux corbeaux»,
à Auvers sur Oise, à la croisée des chemins de l’église et des vallées, 1890, huile sur toile
Musée national Vincent van Gogh, Amsterdam
«Quel mot existe-t-il pour exprimer le choc que j'éprouve 
en voyant pour la première fois un tableau de Vincent ? 
Je reste interdite, muette, pétrifiée, comme si on venait d'ouvrir 
l'Arche d'alliance et que je venais d'avoir la révélation, de découvrir 
ce qui m'avait été caché depuis toujours. 
Je suis passée mille fois devant ce paysage qui était pour moi semblable 
à mille autres vallons paisibles, mais ce que je vois n'est ni banal ni paisible, 
ce sont les blés et les arbres qui vibrent comme s'ils étaient vivants et passionnées de vivre, 
avec le vent qui les bouleverse, le jaune qui s'agite de partout et le vert qui tremble.»
Vincent van Gogh, «Portrait du Docteur Gachet», 
rue du docteur Gachet à Auvers sur Oise, 1890, huile sur toile, 
Musée d’Orsay, Paris
Vincent Van Gogh - «Mademoiselle Gachet au piano» 
à Auvers-sur-Oise, 1890, huile sur toile,
Kunstmuseum, Bâle
Vincent Van Gogh - «Mademoiselle Gachet dans son jardin» 
à Auvers-sur-Oise, 1890, huile sur toile,
Musée d'Orsay, Paris
«Cette peinture était sidérante de beauté. [...] La nature explosait, une vibration incroyable l'animait; pourtant il n'avait, par petites touches, utilisé que deux couleurs : le vert et le blanc se partageaient la toile, avec des pointes fugitives de jaune pour des fleurs incertaines et de bleu pour marquer son ciel chargé. Dans le fond, on reconnaissait le toit de notre maison plus qu'on ne le voyait; nos cyprès, bizarrement gonflés, semblaient soutenir la toile telles deux colonnes vertes un peu de guingois. Avec ses roses blanches et sa vigne, c'était notre jardin assurément, reconnaissable entre mille, mais métamorphosé, il avait perdu son ordonnancement sage et soigné, il bouillonnait de vitalité, d'allégresse même, et semblait fringant comme un jeune homme. Surtout, ce qui me bouleversa, c'est qu'au milieu de cette toile Vincent m'avait peinte, avec ma robe blanche qui flottait un peu et mon chapeau de paille jaune[...]. Je n'avais pas posé pour lui ... jamais je n'aurais imaginé qu'il m'avait saisie au passage.»
L'un des trois tableaux Les Tournesols de Vincent van Gogh.
«...ces tournesols qui dansaient à la chandelle, je ne me souvenais pas avoir jamais vu de fleurs peintes de façon si humaine.»

dimanche 19 mars 2017

Demain les chats*** de Bernard Werber


 Éditions Albin Michel, octobre 2016
309 pages

Quatrième de couverture

Pour nous, 
une seule histoire existait : 
celle de l'humanité.
Mais il y a eu LA rencontre.
Et eux, les chats, ont 
changé à jamais notre destinée.

A Montmartre vivent deux chats extraordinaires. Bastet, la narratrice qui souhaite mieux communiquer et comprendre les humains. Pythagore, chat de laboratoire qui a au sommet de son crâne une prise USB qui lui permet de se brancher sur Internet. Les deux chats vont se rencontrer, se comprendre s’aimer alors qu’autour d’eux le monde des humains ne cesse de se compliquer. A la violence des hommes Bastet veut opposer la spiritualité des chats. Mais pour Pythagore il est peut être déjà trop tard et les chats doivent se préparer à prendre la relève de la civilisation humaine.

Mon avis ★★★☆☆

Le chien pense : « Les hommes me nourrissent, me protègent, m’aiment, ils doivent être des dieux. »
Le chat pense : « Les hommes me nourrissent, me protègent, m’aiment, je dois être leur dieu. »
Anonyme
Une idée originale que celle de choisir comme narrateur ... une minette. 
Dans Demain les chats, Bernard Werber mélange les genres, science-fiction, philosophie, histoire, aventure comme à son habitude, et c'est une nouvelle fois un plaisir de retrouver sa plume avec cependant quelques petits bémols pour cet opus; je m'attendais à une lecture beaucoup plus incisive, plus complexe, une analyse plus approfondie, des dialogues plus aboutis, moins faciles ... et la fin aurait mérité d'être moins survolée.
À la lecture des premières pages, je me suis même demandé si ce roman n'avait pas vocation à être adressé à un jeune public aussi bien qu'à des adultes.
L'histoire est finalement assez simple, très peu de rebondissements, de subtilités
J'en ai apprécié cependant les cours d'histoires distillés de ci delà, les petits apartés philosophiques et scientifiques. On révise, on apprend toujours avec Bernard Werber; ici, il nous conte l'histoire fascinante des chats de leur origine à nos jours, revient sur la vie extraordinaire de Pythagore. On peut également voir dans Demain les chats, un manifeste contre la violence humaine, une critique du comportement humain; on y retrouve les thèmes de prédilection de Bernard Werber comme l'écologie, la religion.
Une lecture agréable, un Werber assurément, mais certainement pas le meilleur pour moi !
«Être instruite me semble le plus grand des privilèges et je plains ceux qui vivent dans l'ignorance.
Quand on s'est habitué aux mensonges, la vérité a l'air suspect.
Je reste dans le noir à ruminer ma rage. Je la hais. De quel droit s'autorise-t-elle à couper les testicules d'un mâle et à voler les enfants d'une mère ? Faut-il que cette espèce se sente bien supérieure à la nôtre pour se comporter avec autant de mépris ! 

Je hais les humains. [...] Je veux leur mort. À tous. Qu'ils s'autodétruisent donc avec leur guerre et leur terrorisme. [...] Mais pour qui se prennent-ils, ces humains ! Ils ont transformé la forêt et l'herbe en une ville de ciment, ils ont transformé les arbres en meubles, ils nous ont transformés en...jouets jetables !
Celui qui ne possède rien n'a rien à perdre. Je n'ai qu'une peur, c'est d'être possédé. Donc je me prive de tout et je survis sans dépendre de rien ni de personne.

De manière plus globale, les hommes de Dieu n'aiment pas la connaissance. Ils mettent tout sur le dos de la volonté divine.
L'art est une activité inutile et pourtant c'est leur force.
- N'est-ce pas toi qui m'as enseigné qu'il n'y a pas de mauvaise espèce, seulement des individus ignorants ou apeurés ?

- Mais les parents peuvent éduquer leur progéniture avec différentes valeurs. Chez les fourmis on inculque aux petits des valeurs d'entraide, chez les rats c'est plutôt la compétition et l'exclusion de tous ceux qui sont différents qui sont mises en avant.
- Il n'y a donc aucun espoir d'entente avec les rats ?
- Nous pourrons peut-être un jour nous entendre avec eux [...] mais cela ne se fera qu'avec ceux qui auront renoncé à vouloir soumettre ceux qui ne leur ressemblent pas. On ne peut pas être pacifique avec des envahisseurs brutaux.»

 Bastet, déesse de la beauté 
et de la fécondité, vénérée par les Égyptiens. 
«Le culte de Bastet était pratiqué en particulier dans le temple
 en granit rouge de la ville égyptienne de Bubastis. 
Ce temple était peuplé de centaines de chats et une fois par an 
se déroulait une grande fête où des dizaines de milliers d'humains 
venaient de partout pour glorifier la déesse et lui offrir des cadeaux.»
Momie de chat, Le Louvre, Paris
Casta Diva (Maria Callas), 
célèbre aria de l'opéra Norma composé par Vincenzo Bellini.
«Je rêve que la Callas me caresse sous le cou et sur le ventre. 
Je me sens en parfaite harmonie et je me dis : 
Il faut faire du bien à son corps pour que son âme ait envie d'y rester.»

La plus ancienne représentation du joueur de flûte de Hamelin, 
héros d'une histoire médiévale qui a traversé les siècles.
(copie d'après le vitrail d'une église de Goslar)


Le blog de Bernard Werber, c'est par ici.

dimanche 12 mars 2017

L'atelier des miracles** de Valérie Tong Cuong

Éditions JC Lattès, janvier 2013
266 pages

Quatrième de couverture

C'était un atelier d'horlogerie, a-t-il souri. Remettre les pendules à l'heure, réparer la mécanique humaine : c'est un peu notre spécialité, non ?
Professeur d'histoire-géo, Mariette est au bout du rouleau. Rongée par son passé, la jeune Millie est prête à tout pour l'effacer. Quant au flamboyant Monsieur Mike, ex-militaire installé sous un porche, le voilà mis à terre par la violence de la rue.

Au moment où Mariette, Mike et Millie heurtent le mur de leur existence, un homme providentiel surgit et leur tend la main - Jean, qui accueille dans son atelier les âmes cassées.
Jean dont on dit qu'il fait des miracles.

Mon avis ★★☆☆☆


Un roman plutôt frais, et dont la tournure des événements est surprenante, ce qui n'a pas été pour me déplaire, je vous avoue, car j'ai bien failli lâcher ce roman, avant même la rencontre de nos trois protagonistes, brisés, accidentés de la vie, avec leur bienfaiteur Jean Hart, qui a plus du gourou que d'un Abbé Pierre. Dans la première partie, nous découvrons tour à tour les personnages, Millie, dont la vie s'enflamme, Mariette, la gifleuse et Mike, le gros bras clodo alcoolo. Ils vont tous être ramassés par Jean, le rédempteur, et cela tombe bien, car il s'est y faire cet homme au grand coeur.
Et puis, des zones d'ombre surgissent, des secrets bien gardés, que l'on a envie de voir se dévoiler. Et puis la question qui taraude : vont-ils se relever ? Vont-ils s'en sortir ? 
Toutefois, ce qui leur est arrivé, ce qui leur arrive est un peu gros. J'ai eu du mal à faire preuve d'empathie à leur égard, à les trouver attachants. En revanche, il y en a un qui m'a fait sortir de mes gonds tellement je l'ai trouvé répugnant, c'est le mari de Mariette, bien trop attaché à son image et à sa réputation «Pauvre conne ! Mon nom traîné dans la boue ! Va te faire numéroter les abattis à l’Atelier. J’ai dit : ne discute pas, tu me fais honte, ma pauvre amie. Et ne reviens qu’après révision complète. » Mais quel c...... !!
Il m'a manqué ce petit quelque chose dans l'écriture pour être embarquée, happée par cette histoire de vies fracassées. Pourtant, ce livre est empreint d'espoir et d'humanité, l'écriture est vive, l'humour s'y invite, et l'intrigue est bien menée, véritablement piégeuse ...
Dans le genre, j'ai davantage aimé Ensemble c'est tout, d'Anna Gavalda.

«[...] l'ignorance est plus dangereuse qu'une grenade dégoupillée.
Ne vous fiez pas aux apparences, docteur, les paies sont trop profondes pour guérir en dix jours. Je ne suis pas prête à retrouver le mépris de mon mari, l'indifférence de mes fils, l'écrasement du quotidien qu'est ce qu'on mange ce soir, quoi mon tee-shirt n'est pas encore lavé, qu'est ce qu'elle fout la femme de ménage, maman il faut me racheter des baskets, chérie j'ai invité les Bernard à dîner tu seras gentille de nous faire autre chose que ton poulet dégueulasse de la dernière fois, et puis c'est quoi ces cheveux, on dirait Rob Stewart avec des extensions !
N'empêche, j'ai gagné ma journée quand l'interne de service, après le sermon de circonstance, m'a expliqué les bienfaits de la binouze,. Oui monsieur, les bienfaits. Et que ça te protège les artères, et que ça élimine les saloperies qui se baladent dans les reins, et que ça vous refile des vitamines, sans compter l'effet antidépresseur, mais c'est pas les gangsters des labos qui vous diraient la vérité, tu penses.
- Souviens-toi qu'il est parfois  difficile d'identifier l'illusion...- Souviens-toi qu'il est parfois salutaire d'écouter son instinct...»

mercredi 8 mars 2017

Le feu sur la montagne***** de Edward Abbey


Éditions Gallmeister, janvier 2008
212 pages
Traduit par Jacques Mailhos
Parution originale Fire on the mountain, 1962


Quatrième de couverture


Le ranch de John Vogelin est toute sa vie. Sous le ciel infini et le soleil éclatant du Nouveau-Mexique, le vieil homme ne partage sa terre qu'avec les coyotes, les couguars et autres animaux qui peuplent les montagnes et le désert. Jusqu'au jour où l'US Air Force décide d'y installer un champ de tir de missiles. Déterminé à défendre sa terre, le rancher irascible et borné engage alors un bras de fer avec l'armée. Or un vieil homme en colère est comme un lion des montagnes : acculé, il se battra jusqu'à la mort. Dans ce western épique et contestataire, Edward Abbey explore les thèmes qui ont fait de lui une figure incontournable de la contre-culture et confirme qu'il est l'un des meilleurs écrivains de l'Ouest américain.

Edward Abbey (1927-1898), personnage emblématique et contestataire, est le plus célèbre des écrivains de l'Ouest américain. Le succès du Gang de la Clef à Molette, paru en 1975, a fait de lui une icône de la contre-culture et le pionnier d'une prise de conscience écologique aux États-Unis. À sa mort, il demanda à être enterré dans le désert. Aujourd'hui encore, personne ne sait où se trouve sa tombe.


Mon avis  ★★★★★

«Au-delà du mur de la ville irréelle, au-delà des enceintes de sécurité coiffées de fil de fer barbelé et de tessons de bouteille, au-delà des périphériques d’asphalte à huit voies, au-delà des berges bétonnées de nos rivières temporairement barrées et mutilées, au-delà de la peste des mensonges qui empoisonnent l’atmosphère, il est un autre monde qui vous attend. C’est l’antique et authentique monde des déserts, des montagnes, des forêts, des îles, des rivages et des plaines. Allez-y. Vivez-y. Marchez doucement et sans bruit jusqu'en son cœur. Alors…»
Sublime !
Une lecture pendant laquelle le temps s'arrête, qui nous ramène à l'essentiel, qui nous prend aux tripes, qui nous transporte ... pour peu que vous soyez proches de la nature et ayez l'écologie et le respect de l'environnement dans votre âme.
C'est mon cas, et cette lecture m'a bouleversée. Edward Abbey s'est inspiré d'une histoire vraie, je le savais avant d'entamer cette lecture, et j'en ai été d'autant plus révoltée, indignée...émue surtout.
J'ai aimé les descriptions du désert, des couchers de soleil sur la montagne, de la nature environnante, j'ai aimé l'intrépidité de Billy, l'amitié forte entre Lee et John, le courage de John, un ranger prêt à tout pour défendre ce qui lui appartient, à lui, à ses prédécesseurs, défendre son lopin de terre sur lequel il a bâti sa vie...sa rage, son attitude, son obstination...un homme insoumis,  ... et cette fin si ... à son image.
Un récit poétique, poignant, que je n'aurais voulu quitter. Une rose du désert, sublime !








«Cela faisait trois ans que je venais chaque été au Nouveau-Mexique; à chaque fois, je regardais, fasciné, ce paysage mort comme la lune et je me demandais: qu’est-ce qu’il y a là-bas? Et à chaque fois je répondais: il y a quelque chose là-bas – peut-être tout. Le désert m’apparaissait comme une sorte de Paradis. Aujour­d’hui encore. Toujours.

L'oblique lumière ambre du soir découpait tous les contours du paysage : je voyais les corbeaux dans les arbres, le pick-up de Grand-père garé sous le hangar à chariots, les fenêtres de la maison embrasées par le soleil, les enfants Peralta qui jouaient sous l'éolienne, les chiens qui s'ébrouaient sous le porche, les plis et replis des rives de glaise érodées de l'autre côté des bâtiments, les buissons de chamisa et de plantes grasses luisant sur la plaine - choses, apparences, surfaces d'une précision acérée, le tout surmonté d'un triomphal arc-en-ciel.

Il n'arriverait rien aujourd'hui. Le soleil se coucherait derrière les montagnes, les nuages gronderaient et les vautours s'envoleraient, mais il n'arriverait rien. Je le savais. Et tout cela me semblait si merveilleux que ça me plaisait comme ça. Je voulais qu'aucun événement parasite ne vienne gâcher ou abréger la stase cristalline du long après-midi du désert. Ce soir, peut-être. Ou demain. Mais pas aujourd'hui.

- Pourquoi est-ce qu'on l'appelle la Montagne des Voleurs ? demandai-je sans décoller les yeux de la transmutation de la roche grise et nue en or pur.
- Elle appartient au gouvernement, dit Grand-père.
- Oui, le gouvernement l’a volée aux éleveurs, dit Lee. Et les éleveurs l’ont volé aux indiens. Et les indiens l’ont volée aux… aux aigles ? aux lions ? Et avant ça… ?

- C'est la saisons sèche, dit-il enfin. C'est la sécheresse. Mais y en a plus pour longtemps.
- Ça fait trente ans qu'elle dure, ta saison sèche.
- Alors y a d'autant plus de raisons de penser qu'elle peut plus durer longtemps.

ALORS...L’ÉTÉ AVANÇA, chaud et sec et magnifique, si magnifique que ça vous brisait le cœur de le voir en sachant qu’il n’était pas éternel : cette lumière éclatante vibrant au-dessus du désert, les montagnes pourpres dérivant sur l'horizon, les houppes roses des tamaris, le ciel sauvage et solitaire, les vautours noirs qui planent au-dessus des tornades, les nuages d'orage qui s'amassent presque chaque soir en traînant derrière eux un rideau de pluie qui n'atteint que rarement la terre, la torpeur du midi, les chevaux qui se roulent dans la poussière pour sécher leur sueur [...] les somptueuses aubes qui inondent la plaine et les montagnes d'une lumière irréelle, fantastique, sacrée, les cactus cierge qui déploient et referment leurs fleurs le temps d'une seule nuit, les rayons de lune qui tombent à l'oblique par la porte ouverte de ma chambre, dans le baraquement, la vue et le bruit de l'eau fraîche tombant goutte à goutte d'une source après une longue journée dans le désert...Je ne pourrais citer les mille choses que j'ai vues et que je n'oublierai jamais, mille merveilles et mille miracles qui touchaient mon coeur en un point que je ne maîtrisais pas.

Le monde avait l’air différent d’en haut. Il avait l’air meilleur. Une joie primitive s’épanouit dans mon cœur alors que je guidais mon cheval vers la sortie. Un léger coup de talon, et il avançait; une petite tension sur les rênes, il s’arrêtait. Je me penchai en avant et caressai sa puissante encolure. Ce bon vieux Blue… J’avais l’impression de faire dix pieds de haut, j’étais le maître des chevaux et des hommes. Les oiseaux sauvages qui criaient dans le désert faisaient écho à l’ivresse de mon âme.

- Monsieur Vogelin, poursuivit DeSalius, vous êtes le dernier obstacle à ce projet. Il n'y a plus que vous. Vous seul. Et ce projet est une composante essentielle de notre programme de défense nationale. Je comprends évidemment l'attachement sentimental que vous avez pour ce lieu, mais vous devez aussi comprendre que la sécurité nationale prime sur toute autre considération. Chaque citoyen doit d'abord et avant tout fidélité à sa nation, et tous les droits de propriété - le colonel fit une moue de plaisir en déroulant son artillerie rhétorique -, tous les droits de propriété dérivent et dépendent de la souveraineté de l'État. Je vous renvoie à la loi des nations, à Grotius, Blackstone, Marshall...

- Vous savez, je peux comprendre votre affection pour ce coin désertique. Je ne la partage pas, mais je peux la comprendre. Je peux même avoir de la sympathie pour elle. Cette région est… presque sublime. Cet espace, cette majesté. Ce majestueux espace qui domine tout. Et pourtant… ce n’est pas tout à fait humain, hein ? Je veux dire par là que ce n’est pas tout à fait conçu pour la vie humaine. C’est un pays fait pour les dieux, peut-être. Pas pour les hommes.

Il se leva lentement, décoinçant et étirant lentement son mètre quatre-vingt-huit de carcasse sous mon regard béat d'admiration. Son costume en gabardine était poussiéreux et fripé, sa cravate était desserrée, son chapeau neuf montrait déjà des tâches de sueur, mais il avait toujours l'air d'un gentleman et d'un vrai homme de l'Ouest. J'aurais voté pour lui les yeux bandés.

Quelle importance le temps peut-il avoir pour un rancher que l'on est en train de dépouiller de sa passion ?»

dimanche 5 mars 2017

Par-delà les ténèbres blanches***** de Tidiane N'Diaye


Éditions Gallimard, collection Continents Noirs, septembre 2010
149 pages

Quatrième de couverture


Président Pieter Botha : «Il faudra utiliser la nourriture en tant que support du génocide que nous allons perpétrer à l'encontre des nègres. Nous avons développé d'excellents poisons qui tuent à petit feu (poisons à mettre dans la nourriture) et qui possèdent, en plus, la vertu de rendre stériles les femmes.» 
En Afrique du Sud, donc, l'action de résistance des Noirs opprimés a fait face à la répression féroce, sournoise, ouverte et bestiale des Blancs. Mais quelles sont les origines véritables de ce drame sanglant où se reflète avec horreur l'humaine engeance? 
Au moment où les leçons de l'Histoire invitaient au catastrophisme, le combat d'un homme, Nelson Mandela, a déjoué tous les pronostics. Ce grand humaniste accomplira l'exploit, unique au XXe siècle, de permettre à des millions d'individus depuis toujours tourmentés par une haine blanche et noire de se réconcilier au mieux, en indiquant le chemin vers une nation arc-en-ciel. 

C'est en anthropologue, spécialiste des civilisations négro-africaines et de leurs diasporas, que Tidiane N'Diaye – dont l'œuvre est traduite et fait débat dans le monde entier – dénoue ici, avec simplicité et brio historique, la complexe épopée sud-africaine, entre migrations croisées, nazisme tropical et rayonnante tolérance d'un homme qui donne à voir l'homme au-delà de sa peau et de ses pouvoirs.


Mon avis ★★★★★


Une enquête historique sur l'Afrique du Sud d'une précision et d'une clarté remarquable.
De témoignages révoltants en descriptions à la limite de l'horreur, l'auteur nous embarque dans un récit poignant et vertigineux sur le racisme et la discrimination raciale, sur les conflits qui se sont abattus sur l'Afrique du Sud, sur l'occupation coloniale en passant par la mise en place de l'apartheid et de ses pires années avec Botha au pouvoir, puis l'arrivée de Frederik De Klerk à l'origine de la transition démocratique assurée conjointement avec Nelson Mandela, icône de la lutte de la libération noire.
Il nous donne tous les éléments historiques pour comprendre l'histoire africaine du Sud, des Chinois qui découvrent l'Afrique du Sud, de la création de premiers comptoirs hollandais, de l'arrivée des protestants français et néerlandais, fuyant les persécutons dans leurs pays, des combats menés par les boers et par Chaka zoulou face à l'occupation britannique, des oppositions musclées des différentes communautés (bantous, boers, anglais) et de la «politique indigène» mise en place par le Royaume-Uni. 
L'auteur illustre ses propos par de nombreuses citations, extraits de discours, l'analyse est fluide, d'une précision chirurgicale. 
Il évoque les combats menés par les différentes associations, comme le South African Native Nation Congress, ou l'ANC (African National Congress) association inspirée par Ghandi, par des hommes, tel que Madiba, l'icône de la lutte de libération noire, contre le racisme.
Il nous parle de racisme scientifique qui avait fini par imprégner les esprits d'un grand nombre d'intellectuels. 
«Le darwinisme social offrit ainsi à la puissance victorienne un fondement prétendument scientifique, qui légitimait le racisme et la discrimination.»
«En Afrique du Sud l'infériorité des Noirs était systématiquement théorisée par les colons. Ils prétendaient que les Bantous occupaient les derniers degrés de l'échelle évolutive des peuples.»
Il nous remémore le terrible conflit qui opposa les colons anglais et les Boers entre 1899 et 1901, et dont les lieux de détention qui ont vu le jour à cette occasion rappellent les camps hitlériens, dans lesquels les détenus Boers étaient entassés dans des conditions lamentables. Certains passages sont terribles, à vous retourner l'estomac.
«C'était plus qu'une guerre : ce fut une tentative d'extermination de la population boer, sans parler des souffrances des Noirs. Ce sont ces événements qui permettent de comprendre les conflits raciaux qui, par la suite, ont ensanglanté ce pays d'Afrique du Sud.»
J'ai beaucoup apprécié les passages parlant de Chaka, personnage que je connaissais de Civilisation IV (merci William !) et de son refus d'accepter l'occupation coloniale.
«Chaka était de ces hommes charismatiques qui, au XIXème siècle, avaient décidé de dire non à l'occupation coloniale de leur pays. Ils refusaient toute forme d'oppression et ce qu'ils considéraient comme une tentative d'aliénation culturelle.»
«Je regarde les peuples et ils tremblent. Voilà pourquoi je ressemble à ce grand nuage où gronde le tonnerre. Alors mon peuple qui me ressemble et s'identifie à moi s'appellera Zoulou,  c'est à dire les fils du ciel.» C'est par ces phrases que Chaka proclama officiellement, en novembre 1820, la naissance de la nation zouloue.» 
«Pour les Sud-Africains, Chaka représente toujours celui qui a forgé l'âme de la résistance à l'invasion étrangère. Mythe ou réalité, il est même devenu, à tort ou à raison, le symbole de la grandeur, voire d'une certaine fierté des peuples noirs. Pourtant le souverain zoulou n'était pas que ce héros, bâtisseur de nation et révolutionnaire social. Il était aussi l'homme ordinaire poussé à ses extrêmes qui a révélé tout ce qu'il avait de bestialité inspirée et de démesure. S'il fut incontestablement un génie militaire visionnaire et un grand rassembleur, l'homme n'en demeurait pas moins, quels qu'aient été ses objectifs, un impitoyable cavalier nègre de l'apocalypse. Chaka a associé son nom à ceux qui évoquent les carnages et la brutalité.»
Cette analyse de l'histoire sud-africaine, nous amène à comprendre que l'histoire de ce pays ne se résume pas en une lutte des Noirs contre les Blancs, qu'elle est bien plus complexe. 
Ce récit est un bel hommage à Nelson Mandela, qui a permis l'émergence d'une Nation arc-en-ciel, d'un peuple sud-africain, «Nous, le peuple d'Afrique du Sud». Il défendait un nécessaire rapprochement de tous les Sud-Africains sans distinction ethnique, il avait compris le danger qu'il y avait à se définir par rapport aux circonvoisins, à s'enfermer dans l'idée d'être uniquement noir et victime, sans chercher à ce qui pourrait bien rapprocher de l'autre, tout en conservant sa nature et son intégrité.
«Un homme qui prive un autre homme de sa liberté est prisonnier de la haine, des préjugés et de l'étroitesse d'esprit.»
«Au cours de ma vie, je me suis entièrement consacré à la lutte du peuple africain. J'ai lutté contre la domination blanche et j'ai lutté contre la domination noire. Mon idéal le plus cher a été celui d'une société libre et démocratique, dans laquelle tous vivraient en harmonie et avec des chances égales.» 
«Être libre, ce n'est pas seulement se débarrasser de ses chaînes, c'est vivre d'une façon qui respecte et renforce la liberté des autres.»
« Le nouvel hymne national, Nkosi Sikelel'i Afrika, traduit dans les onze langues officielles du pays dit : De nouveau, à l'histoire blanche, l'histoire noire ne se substitue pas, elle s'y ajoute.»
Une exploration très appréciable et instructive, avant de débarquer en Afrique du Sud dans quelques semaines !
«Wat is verby, verby ... Ce qui est passé, est passé.»
«Ce système généralisé de l'apartheid, ses horreurs carcérales et ses lois niaient tout simplement le principe même sur lequel s'ouvre la Déclaration universelle des droits de l'homme. Mais le pouvoir blanc de ce pays n'en avait cure. Pour les plus extrémistes des Afrikaners, le Noir était l'«autre». [...] Par leur manière d'être, leur mode de vie et leurs croyances religieuses d'un autre temps, ces Afrikaners refusaient de comprendre que l'unité du genre humain est un fait et pas seulement un droit. Leurs compatriotes des autres ethnies avaient beau partager le même univers qu'eux, voire la même religion, et cela depuis des générations, ils se voyaient toujours ramenés à une identité réduite à la couleur de la peau et à une civilisation méprisée parce que différente. Comme si une distinction ou une différence était forcément discriminatoire. En fait ce qui entretenait l'obsession du pouvoir des ces Afrikaners et faisait le ciment de leur racisme était invariablement la peur de la différence. Comme la différence engendre elle-même la peur et l'agressivité, celles-ci se renforcent mutuellement dans une spirale infernale. Leur attitude était l'antithèse même de la cohabitation et du dialogue qui auraient pu conduire leur pays sur la voie d'une vie commune, basée sur ces valeurs universelles qui structurent toute société moderne.»
La seule représentation connue de Chaka, esquisse de James King de 1824.


 «[...] les colons firent expédier en Europe Sawtche, une jeune fille de l'ethnie des Khoï. Rebaptisée Saartje Baartman et surnommée la Vénues hottentote, elle sera exhibée en Angleterre, en Hollande et en France comme bête de foire, du fait de sa morphologie hors du commun. Ses caractéristiques physiques devaient tenir un rôle majeur dans les débats anthropologiques et les définitions raciales élaborées en Occident au XIXème siècle.»
Monument national du Grand Zimbabwe,
il connut son essor entre le IXème et le XVème siècle.
«Ses structures sont, avec celles de l'Egypte et de la Nubie, les plus imposantes découvertes architecturales de l'Afrique.»
Le site est classé patrimoine mondial de l'Unesco, véritable Acropole africaine.
«Les enceintes sont composées de moellons de granit sans mortier.
Ses ruines dominent de quatre-vingts mètres la savane environnante. Elles sont entourées de collines, sur lesquelles d'autres constructions de même nature ont été bâties.»