dimanche 30 avril 2017

Samira des Quatre-Routes ★★★★☆ de Jeanne Benameur


Flammarion-Père Castor, coll. Castor Poche junior, 1992 
137 pages

Quatrième de couverture


Samira des quatre-routes Samira, treize ans, habite dans la banlieue parisienne. Chez elle, tout le monde ne pense qu'au mariage de sa soeur. Samira se sent bien loin de ce choix et des traditions de sa famille, elle a envie de faire des études pour devenir journaliste. C'est le temps des grandes interrogations, des déchirements. Comment vivre sans trahir les siens ? 

«C'est haut, les tours de la Cité. Mais mon coeur est encore bien plus haut. Un jour, je n'habiterai plus ici. Et je jure, aujourd'hui et pour toujours, de m'en sortir.»

Mon avis ★★★★☆


Lecture commune avec ma fille de treize ans, que je ne regrette pas du tout. Une lecture jeunesse, accessible à partir de onze ans, voire un peu avant, et que je conseille aux moins jeunes aussi !
Jeanne Benameur aborde un thème toujours d'actualité, celui de l'intégration des jeunes issus de l'immigration, évoque la condition des femmes dans la société algérienne. L'écriture est fluide, et l'émotion n'a pas tardé à me gagner. Samira incarne la modernité, la liberté, armée d'une courageuse volonté de s'affranchir des traditions tout en faisant preuve de loyauté envers sa famille et les valeurs qu'elle représente pour elle. 
Un beau récit, une lecture douce et émouvante, une bonne entrée en la matière pour aborder le thème de l'immigration avec nos enfants, et leur inculquer certaines valeurs, comme celle de la tolérance.
«On peut toujours accueillir un ami dans son cœur. Le cœur aussi est un pays.»

Avis de ma doudou (13 ans)

=> devoir de français, sa réponse à la question :
Pourquoi conseillerez-vous ce livre ? Donnez deux arguments.

En premier lieu, c'est le personnage très attachant de Samira et toutes les valeurs qu'elle détient et nous transmet au travers de cette histoire, qui me pousserais à conseiller la lecture de ce livre.  Elle est une fille qui fait le bien autour d'elle, et ne comprend pas que la femme, sous prétexte qu'elle est une femme, ne puisse pas être libre ! Libre de penser, de travailler, de savoir. Elle incarne pour moi un bel exemple de vie, de solidarité, d'amitié, d'amour, de force. Elle se révolte, mais en douceur parce qu'elle ne veut pas trahir sa famille. Elle représente un espoir. «Et j'ai su, ce jour-là et pour toujours, que même avec Quatre-Routes, on peut découvrir un chemin.»
Deuxièmement, je conseillerais ce livre pour sa richesse et son écriture. On apprend beaucoup sur la vie dans les Cités  aujourd'hui, sur la violence qui y règne, sur le racisme, l'intolérance, la condition et la place des femmes dans la société algérienne et sur la difficulté aussi à s'intégrer dans une société qui n'est pas la sienne.  Samira est fière d'appartenir à ce peuple algérien, mais elle regrette que l'on parle aujourd'hui encore de race : «On dit encore des races. Un jour peut-être on ne le dira plus, peut-être seulement on parlera des gens et ce sera doux.»  L'histoire de Samira et de sa famille fait réfléchir, elle m'a beaucoup émue. «On peut toujours accueillir un ami dans son cœur. Le cœur aussi est un pays.»
L'auteure a une belle écriture, la lecture est prenante; une fois entamé, j'ai eu du mal à lâcher ce livre avant la fin.
«[...] Qu'est-ce que tu vas en faire de ta vie, toi ? Tu n'as même pas choisi de métier ! celui de ton mari te suffit. Cause donc, va ! et donne des leçons aux autres ! J'attendrai pas pour être libre, moi, quand je serai grande !
Il y a des pays
Où les filles sont heureuses
De vivre libres
De travailler
Et de savoir
Moi ma sœur choisit
L'étroite place
Où les femmes
Attendent
Que les hommes
Rentrent
Personne n'a le droit d'être le maître de quelqu'un d'autre.
On dit encore des races. Un jour peut-être on ne le dira plus, peut-être seulement on parlera des gens et ce sera doux.

Et j'ai su, ce jour-là et pour toujours, que même avec Quatre-Routes, on peut découvrir un chemin.»

Cinq méditations sur la beauté ★★★☆☆ de François Cheng


Éditions Albin Michel, octobre 2008
162 pages
Prix Spiritualités d'aujourd'hui

Quatrième de couverture


En ces temps de misères omniprésentes, de violences aveugles, de catastrophes naturelles ou écologiques, parler de la beauté pourrait paraître incongru, inconvenant, voire provocateur. Presque un scandale. Mais à cause de cela même, on voit qu'à l'opposé du mal, la beauté se situe bien à l'autre bout d'une réalité à laquelle nous avons à faire face. Nous sommes donc convaincus qu'au contraire nous avons pour tâche urgente, et permanente, de dévisager ces deux mystères qui constituent les deux extrémités de l'univers vivant : d'un côté, le mal, et de l'autre, la beauté ... Ce qui est en jeu, nous n'en doutons pas, n'est rien moins que l'avenir de la destinée humaine, une destinée qui implique les données fondamentales de la liberté humaine. » Confronté très jeune à ces deux « mystères » par la fréquentation de l'époustouflant site du mont Lu dans sa province natale d'une part, et par le terrible massacre de Nankin perpétré par l'armée japonaise de l'autre, François Cheng livre ses réflexions sur les questions existentielles les plus radicales. Ce faisant, il nous fait revisiter les moments phares de la culture d'Orient et d'Occident.

Mon avis ★★★☆☆


Un essai philosophique, très dense, sur la beauté, découpé en cinq méditations, et dont la lecture n'est pas toujours aisée, du moins ne l'a pas toujours été pour moi. De très beaux passages, et d'autres plus ardus, relus plusieurs fois et dont la compréhension m'a parfois échappé.
J'ai beaucoup aimé les passages évoquant la beauté artistique dans la peinture, "tout tableau chinois, relevant d'une peinture non naturaliste mais spiritualiste, est à contempler comme un paysage de l'âme", dans la poésie, ou encore la beauté du monde, de la nature qui justifie finalement notre existence sur terre.
«De tout temps en Chine, poètes et peintres sont avec la nature dans cette relation de connivence et de révélation mutuelle. La beauté du monde est un appel, au sens le plus concret du mot, et l'homme, cet être de langage, y répond de toute son âme. Tout se passe comme si l'univers, se pensant, attendait l'homme pour être dit.»
«Je ne tarde pas à découvrir la chose magique qu'est l'art. Les yeux écarquillés je commence à regarder plus attentivement la peinture chinoise qui recrée si merveilleusement les scènes brumeuses de la montagne. Et découverte parmi les découvertes ; un autre type de peinture. [...] Nouveau choc devant le corps nu des femmes si charnellement et si idéalement montré : Vénus grecques , modèles de Botticelli, du Titien, et surtout, plus proches de nous, de Chassériau, d'Ingres. La Source d'Ingres, emblématique, pénètre l'imaginaire de l'enfant, lui tire des larmes, lui remue le sang.»
L'auteur évoque et détaille parfois scrupuleusement certains tableaux ou paysages, et permet à l'esprit de s'évader, suscite le questionnement, la méditation ... un cheminement vers la spiritualité.
«La terre est une vallée où poussent les âmes.» Keats
«En tant que présence, chaque être est virtuellement habité par la capacité à la beauté, et surtout par le « désir de beauté »
«La beauté nous paraît presque toujours tragique, hantés que nous sommes par la conscience que toute beauté est éphémère.»
Un essai de qualité, que je lirai de nouveau, très certainement, pour en saisir toute la grandeur.


Ce mont Lu, qui appartient à une chaîne de montagnes, 
s'élève à près de quinze cent mètres, 
dominant d'un côté le fleuve Yangzi et de l'autre le lac Boyang. 
Par sa situation exceptionnelle, 
il est considéré comme un des plus endroits de la Chine. 
Aussi, depuis une quinzaine de siècles, est-il investi par des ermites, des religieux, 
des poètes et des peintres. [...] 
Une beauté que la tradition qualifie de mystérieuse, 
au point qu'en chinois 
l'expression "beauté du mont Lu" signifie " un mystère insondable".
Je voudrais simplement dire qu'à travers le mont Lu, 
la Nature, de toute sa formidable présence, 
se manifeste à l'enfant de six ou sept ans que je suis, 
comme un recel inépuisable, et surtout, comme une passion irrépressible. 
Elle semble m'appeler à participer à son aventure, et cet appel me bouleverse, me foudroie. 
Tout jeune que je suis, je n'ignore pas que cette Nature recèle aussi 
beaucoup de violences et de cruautés. 
 Comment ne pas entendre cependant le message qui résonne en moi : 
la beauté existe !
«[...] «beauté d'apparence», qui repose sur la seule combinaison de traits extérieurs, ou composée entièrement d'artifices, une beauté qu'on peut instrumentaliser afin d'amadouer, de tromper ou de dominer. Cette «beauté» qui relève de l'avoir, il est vrai qu'elle est omniprésente dans les sociétés vouées à la consommation. En soi, son existence se justifie; son usage pernicieux la dénature.
Nous sommes là pour vivre, en tendant vers une vie toujours plus élevée, plus ouverte. L'homme n'est pas cet être en dehors de tout, qui bâtit son château de sable sur une plage déserte. Il est issu de l'aventure de la vie; sa capacité à tendre vers l'esprit, sa faculté de penser, d'élaborer des idées font partie de l'aventure de la vie.

La bonté qui nourrit la beauté ne saurait être identifiée à quelques bons sentiments plus ou moins naïfs. Elle est l'exigence même, exigence de justice, de dignité, de générosité, de responsabilité, d'élévation vers la passion spirituelle. La vie humaine étant semée d'épreuves, rongée par le mal, la générosité exige des engagements de plus en plus profonds; du coup, elle approfondit aussi sa propre nature et engendre des vertus variées telles que sympathie, empathie, solidarité, compassion, commisération, miséricorde. Toutes ces vertus impliquent un don de soi, et le don de soi a le don de nous rappeler, encore une fois, que l'avènement de l'univers et de la vie est un immense don. Ce don qui tient sa promesse et qui ne trahit pas est en soi une éthique.
La beauté comme rédemption, est-ce là le véritable sens de la phrase de Dostoïevski : «la beauté sauvera le monde» ? À cette phrase répondent celles d'un contemporain, Romain Gary : «Je ne crois pas qu'il y ait une éthique digne de l'homme qui soit autre chose qu'une esthétique assumée de la vie, cela jusqu'au sacrifice de la vie même», «Il fait racheter le monde par la beauté : beauté du geste, de l'innocence, du sacrifice, de l'idéal».»
Route devant la Montagne Sainte-Victoire
Musée de l'Ermitage, Saint-Pétersbourg

La Source d'Ingres, 
aujourd'hui exposé au musée d'Orsay

La Pietà d'Avignon

samedi 29 avril 2017

Des femmes qui dansent sous les bombes ★★★★★ de Céline Lapertot

Éditions Viviane Hamy, mars 2016
226 pages

Quatrième de couverture


« Savez-vous pourquoi l’on a accepté de nous livrer ainsi à vous, dans ce que nous avons de plus intime. C’est parce que vous avez marché avec nous. Vous avez couru à nos côtés, la caméra embarquée. Vous avez marché aux côtés de nos mères, lorsqu’elles vendaient nos haricots, nos œufs et notre lait. Vous avez partagé la sueur de nos mères. Vous les avez suivies tout le temps. Vous nous suivez partout, que nous nous battions, que nous vendions, que nous produisions. Vous avez constaté une chose : nous marchons. Nous marchons toujours. La marche est notre socle, le fondement de notre petite civilisation de femmes. Nous marchons pour vendre, nous courons pour fuir mais nous marchons encore pour tuer. »

Dans ce pays d’Afrique, la guerre civile fait rage et nul destin n’est tracé. Celui de Séraphine s’annonce heureux – elle épousera bientôt l’homme qu’elle aime –, mais il bascule lorsque des miliciens saccagent son village. Elle perd alors toute sa famille, et son innocence. Sauvée in extremis grâce à l’intervention d’une faction de l’armée régulière conduite par l’exceptionnelle Blandine, elle se joindra à sa troupe de « Lionnes impavides », qui luttent dans l’espoir fou d’un retour à la paix.

Il est impossible de lâcher ce roman – d’une pudeur et d’une justesse saisissantes –, hymne à l’héroïsme des êtres qui transforment leurs silences en un cri de courage et de fureur.

Céline Lapertot, 29 ans, est professeur de français. Des femmes qui dansent sous les bombes est son second livre aux éditions Viviane Hamy.

FLORENCE BOUCHY, LE MONDE DES LIVRES
« Plutôt qu’un roman sur la guerre, et sur les guerrières, Des femmes qui dansent sous les bombes est ainsi une allégorie. Celle du refus absolu de toutes les dominations et de tous les abus de pouvoir»

Mon avis ★★★★★

Il faut avoir du chaos en soi pour enfanter
Une étoile qui danse.
Friedrich Nietzsche, Ainsi parlait Zarathoustra

Les danses s'établissent sur la poussière des morts,
Et les tombeaux sous les pas de la joie.
Chateaubriand, Vie de Rancé

« Quelque part en Afrique. Aujourd’hui. »

...où la guerre civile fait rage, brise des vies, décime des familles, violente, torture, achève, condamne, brise tout sur son passage, rêves, illusions, paisibles cocons familiaux, le petit nuage de coton doux et paisible dans lequel la vie aurait pu être si belle, si facile ... pour laisser place au chaos.
Ce récit  est poignant, sidérant, cru, convoquant rage et colère face à tous ces actes immoraux et sanglants perpétrés ... au nom de quoi ? Du pouvoir ? 
Dominer pour mieux régner, sans loi ni foi, sans retenue aucune, sans états d'âmes, des dominants rebelles masculins, miliciens barbares, sauvages qui font naître la haine dans le coeur des femmes résistantes.
Face à la barbarie, la défense se met en place, incarnée par des "lionnes impavides", qui ont fait le choix de s'armer, de se battre, de tuer...dépassées par leurs actes "La vie échappe à notre contrôle, la vie au milieu de la guerre échappe à tout contrôle.", mais n'exprimant aucun regret "Les doutes sont pour les faibles. Les regrets, pour les femmes qui ont encore des choses à perdre.", poussées par une rage indicible, un besoin évident de justice, de vengeance, de lutter corps et âmes, de danser sous les bombes pour ne pas être réduites au silence, pour recouvrer leur dignité.
«Quiconque étouffe mes mots, je le tue.
Ce n’est pas que c’est facile, mais à présent ça a l’air tellement plus abordable. Tuer est devenu une nécessité. Le sang glisse dans les mains, s’écoule entre les phalanges. On vomit son dégoût. Puis on avance.»
«Vous ignorez ce qui brûle, ce qui ronge, les muqueuses, la peau des cuisses. Vous ignorez les tambours du ventre quand les poings s’enfoncent. Vous ignorez, je vous envie. Je vous souhaite un quotidien sans encombre.»
La construction du récit est très intéressante : des femmes, des hommes témoignent, se confient à des journalistes, et ce procédé d'écriture renforce la dimension humaine de ce récit. L'auteure nous invite à mieux les connaître, les comprendre et c'est tout naturellement, que l'on se sent proche d'eux, que l'on s'y attache, que l'on partage leur haine, leur colère, leur dévouement pour leur pays. 
La force des ces femmes est inouïe, leur engagement est remarquable, héroïque, force l'admiration, elles incarnent le courage et un amour infini pour la Vie. 

Une image me hante encore, celle des enfants de la guerre, "des enfants qui n'ont pas dans la bouche 
le goût de l'innocence.", enrôlés par la force des choses dans cette barbarie.
Un récit qui ne peut laisser indifférent, qui m'a transportée bien loin de mon quotidien, qui m'a émue aux larmes et résonne encore au fond de moi comme un très bel hommage rendu à ces combattantes, puissantes et héroïques face aux horreurs qu'une guerre civile inflige.
« Séraphine est une de ces femmes qu’on sous-estime parce qu’elles sont des femmes. On les peint fragiles et précieuses, mais on détruit ce qu’on pensait ériger au rang d’oeuvre d’art. »
«Nul besoin de situer un pays, un frontière, pour dire que Séraphine souffre comme un homme, pisse et crache le sang comme un homme, des grenades dans les poches de son pantalon, des kalachnikovs et des mortiers légers dans le creux de ses mains. Elle ignore si elle est forte ou faible, les armes sont fortes pour elle, et ce qui meurt dans le creux de son ventre renaît dans ses doigts, quand elle tient le couteau.

Tout est noir ou tout est vert, ça se confond et ça s'annule, dans un univers où il est bon de ne plus vraiment s'appartenir.

Séraphine pense Je suis une guerrière.
Voilà. Une guerrière sans vagin ni pénis, une guerrière qui vengera son corps et celui de sa mère, une guerrière, qui, s'il le faut, fera couler son sang pour la reconstruction de son pays. [...] Elle rêve de Justice chaque jour que Dieu fait, chacune de ses pulsations la mène un peu plus loin dans sa soif de reconquête de ce qui fait sa vie. Son humanité. Elle s'en fout pas mal, de la politique. Elle est du côté de ceux qui l'ont sauvée. Elle est du côté de la Liberté [...] Quand son corps a été fracassé, quand son corps a dansé une valse de souffrance impossible à quantifier, elle a compris que la liberté, on pouvait l’embrasser. Crever de fatigue et de peur est une violence d'une douceur inouïe quand on a le sentiment de la vie, quand elle coule dans nos veines et qu'on mesure notre chance, quand on en a vu tant d'autres la gorge tranchée.

La forêt était si douce, si profonde. Elle la protégeait des bruits alentour, des cris, des ordres aboyés par des hommes persuadés que la rébellion donne tous les droits. On est rebelle, alors on tue, on pille, on viole, on brûle, on rackette. On baise la vie comme elle nous baise. C'est ça, la Justice. La forêt rendait Séraphine innocente là où, aujourd'hui, elle la rend lucide et meurtrière. Elle n'avait pas alors l'idée de la vengeance. 

Séraphine connaît par coeur la loi du silence, l'omerta qui règne dans les villages car chacun croit que se taire est le plus sûr moyen de sauver sa vie en passant inaperçu.
Fixe ton oeil sur la poussière au sol, si tu veux vivre.

Eh bien elles ont leur corps, c'est le tribut à payer quand on n'a rien d'autre à offrir pour qu'on nous fiche enfin la paix. Elles ne dansent pas toutes sous les bombes, certaines d'entre elles paient une dette qu'on a inventée pour elles et s'arrêtent là, sans remercier personne, d'autres ne savaient pas qu'elles allaient continuer à vivre après ça. Comment on vit, après ça.

On ne sait jamais que l'on possède le bonheur mais on sait quand on le perd. Par ici, le bonheur ,'a toujours tenu qu'à notre relative tranquillité. Depuis vingt ans, le bonheur dans nos villages, c'est le moment où les miliciens ne viennent pas. Les héros de la révolte des pauvres sont devenus nos suceurs de sang, nos mangeurs de récoltes, ceux qui nous pillent et nous engrossent dans le même temps.

... moi, je n'ai pas de but précis, puisque je n'ai plus de passé et que mon avenir est en jachère. Chaque soir, nous imaginons ce qu'est un monde de paix, nous qui sommes nées au plus fort de la guerre. C'est un mot du dictionnaire que vous pratiquez mieux que nous.
La paix.
Vous venez d'un monde en paix et vous tentez de comprendre ce que contient le coeur des femmes qui ne vivent que pour la guerre.
Mon Sumpun, il n'y aura jamais personne pour me le rendre.

On s'accroche à des destins que l'on croyait tout tracés, mais chez nous, pense Blandine, chez nous, les destins se retournent comme le vent et la marée. Les destins s'effilochent et se disloquent au rythme de la guerre, sous les pas cadencés des voleurs et des violeurs, d'hommes au coeur sombre qui depuis longtemps ne croient plus du tout en leur pays. Si les hommes ont le coeur sombre, les femmes ont le corps cerclé de taches noires et violacées. [...] Parce que le corps des hommes exulte. Exulte la colère et la jouissance. C'est parfois un peu pareil.

La soumission est ancrée, la soumission est une norme d'éducation qu'on ne saurait renier. Quand l'homme possède les armes, on baisse les yeux, on avale la terre, on avale ses larmes, on avale ses rêves, on obéit.

Vengeance, Justice, elle n'a jamais cherché à comprendre les nuances; pour quoi faire.

La plupart du temps, les femmes de ce pays ne choisissent pas. Elles choisissent pas de charrier la terre, elles ne choisissent pas de demander encore et toujours pour gagner leur pain quotidien, elles ne choisissent pas d'être veuves, paysannes, filles-mères. Violées. Tuées. Elles ne choisissent rien et attendent simplement que la vie décide pour elles. Parce que leurs rêve sont des étoiles que l'on voit briller chaque nuit. Le ciel scintille de tous ces rêves de femmes qui se comptent par milliers. Des lumières inaccessibles parce qu'en fonction de l'endroit où tu vis tu te lèves le matin sans savoir si tu te coucheras le soir.»

Des hommes de peu de foi ★★★★★ de Nickolas Butler

Éditions Autrement, août 2016
536 pages
Traduit de l'anglais (Etats-Unis) par Mireille Vignol
Titre original : The Hearts of Men, 2017
Prix Page/America 2014
Finaliste du prix Fnac 2014
Finaliste du Prix du meilleur roman des lecteurs de Points 2015


Quatrième de couverture


« Les héros sont toujours gouvernés par le coeur, les lâches par le cerveau. Ne l'oublie jamais. »
Nelson, jeune scout à lunettes, passe l'été 1962 au camp Chippewa, dans le nord du Wisconsin. Au programme : veillées au coin du feu, courses d'orientation dans la forêt, bains dans le lac glacé... et soirées clandestines.
Trente ans plus tard, que reste-t-il du garçon d'antan chez ce vétéran à jamais hanté par la guerre du Vietnam ?
Nickolas Butler signe un grand roman américain qui sonde les cœurs de trois générations d'hommes héroïques et imparfaits.

Nickolas Butler est l'auteur de Retour à Little Wing.

Mon avis  ★★★★★


Je découvre avec grand plaisir la plume de cet auteur, formidable conteur, si efficace, si captivante que je me suis laissée embarquée dans cette histoire, trois histoires pour être précise, trois regards différents, trois générations. La première partie est formidablement bien écrite, l'articulation des événements entre eux est très bien maîtrisée, elle donne de l'intérêt à la lecture, la fluidifie et installe une tension palpable, qui tient en haleine.
Le scoutisme est en toile de fond, comme un lien entre les différents personnages et les différentes époques; même si l'auteur donne bien entendu des précisions sur la vie sur un camp scout, son organisation, ses règles, le scoutisme n'est pas le fondement de ce roman. Il apparaît comme un prétexte, un support pour représenter la société et brosser un formidable portrait de l'Amérique des années 60 à nos jours dans lequel la morale, les valeurs inculquées ne sont pas toujours prises en compte : il y est plus souvent question de bassesses, de violences, de lâcheté, de règlements de compte, de persécutions...que d'actes glorieux.
Un questionnement sur l'existence, sur le rôle des parents, l'éducation, sur les querelles familiales qui laissent des traces, une analyse psychologique précise des personnages auxquels on s'attache qu'ils soient bons ou mauvais, un témoignage douloureux également sur les traumatismes, les cicatrices laissés par la guerre et qui rend difficile les retours à la vie civile, sur la place occupée par les femmes dans la société...un roman riche, dans lequel l'amour et l'amitié occupent aussi une place de choix.
De beaux portraits d'hommes et de femmes, qui me restent en mémoire deux semaines après avoir achevé ma lecture...un détail plaisant d'une part, révélant que je ne me suis pas trompée en mentionnant tout de suite après ma lecture "j'ai adoré" et grisant d'autre part, un nouvel auteur à suivre, et une part de moi-même qui sera en mode "à l'affût" de ses prochains écrits. Yeessss !
Pour patienter, une petite plongée dans Retour à Little Wing me conviendra très bien aussi !
«Combien de fois s'était-il retrouvé gisant sur le ciment, hilare, à penser : Je suis vivant, bordel, je suis vivant, la vie est belle, je suis vivant et bourré dans le Wisconsin !

... l'amour n'appartient pas au domaine de la raison. L'amour est une émotion.

J'ai connu des lâches et des héros. Les héros sont toujours gouvernés par le cœur ; les lâches par le cerveau. Ne l'oublie jamais. Les héros ne calculent pas, ne calibrent pas. Ils font le choix du bien.

Je veux que tu goûtes à tout. Je ne veux pas que tu t’engages dans une certaine voie à cause d’un putain d’atavisme et parce que tu t’ériges en parangon de vertu. Pour le moment, tu vois le monde en bien et mal, en noir et blanc, mais quand tu auras notre âge, tu comprendras que c’est pas si simple. On est tous des salauds. On baise tous la femme des autres, on vole au boulot, on triche sur notre déclaration d’impôt. Et si jamais tu refuses de tricher, t’es le dindon de la farce, le gros crétin. Alors qu’est-ce que je suis censé faire, t’envoyer démuni dans ce monde ? (...)Un monde de dessins animés et de catéchisme où tout le monde est heureux et a beaucoup d’enfants ?

Pour dire la vérité, Nelson, ces garçons ne deviendront pas tous des hommes décents, de bons êtres humains. Nous faisons de notre mieux, travaillons d’arrache-pied pour les guider et les instruire. Pourtant au final… Parmi les garçons ici présents, il y aura un assassin, un voleur de banque, certains seront coupables de fraude fiscale, d’autres tromperons leur femme. Je le regrette. Mais quand je t’entends souffler dans ce clairon, je n’entends pas que du vent. Ce que j’entends résonne loin dans le temps. C’est quelque chose de positif. Ne te laisse pas décourager, Nelson.

Je vais te dire où on se fait des amis, moi. On se fait des amis à l'armée, dans les tranchées, sur le front. Avec des hommes prêts à prendre une balle à ta place, à te donner leur dernière Lucky Strike, leur ultime goutte d'eau. Ca n'a rien à voir avec les gâteaux d'anniversaire et les bougies, Nelson. L'amitié est une question de loyauté. Une loyauté à vie.

- On a toujours tendance à étouffer le feu avant qu'il puisse respirer, explique-t-il. Commence petit avec ce qui brûle le mieux. Garde un bon tas de petit-bois à portée de main. Le mieux, c'est l'écorce de bouleau ou les pommes de pin. Ou de petites branches de sapin baumier bien sèches. Une fois que le feu a pris, il faut continuer à l'alimenter et le laisser respirer.
- On dirait que tu parles de quelqu'un, de gens...
- Je ne connais rien aux gens, lui renvoie Nelson en regagnant sa tente.

Tu as fait preuve d'une grande loyauté envers moi, Nelson, et d'un grand respect. Il ne te reste plus qu'à faire preuve de courage, maintenant, d'accord ? Garde la tête haute, regarde-les droit dans les yeux, et oublie ce que tu vas voir. Regarde sans voir, si tu le peux. J'espère que tu n'auras jamais à faire la guerre, mais si c'est le cas un jour, regarder sans voir te servira peut-être à ne pas devenir fou.

Le monde n'est pas composé de bons et de méchants. Le monde est partagé entre les affamés et les rassasiés. Tout est une question d'énergie, d'entropie. Si tu as faim de nourriture, tu as aussi faim de Dieu. Ou de politique, ou d'une forme d'amour. Les affamés portent en eux des vides impossibles à combler. Comprends-moi bien. J'ai vu des affamés en paix avec le monde. Je suis allé dans des villages où des affamés m'ont offert leur repas. La nourriture n'est rien dans cette affaire; le problème, c'est une faim plus profonde, ce sont ces vides. [...] je voudrais que tu sois toujours prête. [...] Prête à croiser quelqu'un hanté par la faim, par une pensée, par un désir insatiable, par une perversion. Quelqu'un en manque, qui frappe à ta porte en pleine nuit. Quelqu'un sans le moindre éclat dans les yeux. C'est à ça qu'on le reconnaît. C'est ce que je regarde. Pas la bouche. Les bouches mentent. Mais les yeux ne mentent pas.

On ne regrette jamais que les choses qu'on ne fait pas. Et quand je dis "choses", c'est bien de "femmes" que je veux parler.»

mercredi 19 avril 2017

La meilleure chose qui puisse arriver à un homme c'est de se perdre ★★★☆☆ de Alain Gillot

Éditions Flammarion, février 2017
312 pages

Quatrième de couverture


«Il y avait quand même quelque chose de merveilleux dans l’existence, une part de féerie, au milieu de ces batailles perdues, de ces millions de morts vivants qui prenaient des avions et des trains, c’était que nous nous soyons reconnus, Emma et moi, au-delà de nos différences, peut-être même nous avaient-elles rassurés. De cette manière, chacun aurait sa zone de compétence et aucun des deux ne prendrait le dessus. Ce n’était pas une entreprise de domination, mais un voyage, où l’un conduisait quand l’autre dormait.» 
Alors qu’Antoine, 42 ans, intervient sur un tournage, il supprime sans même le savoir le rôle d’Emma. La jeune femme le gifle sur un court de tennis, il la poursuit pour s’excuser. Il ne pourra jamais plus rentrer chez lui, dans cette vie sans émotion, sans risque, qu’il s’est construite. Avec ce deuxième roman, Alain Gillot nous offre un grand roman d’amour buissonnier qui proclame la nécessité d’aller vers l’autre, au-delà de nos peurs.

ALAIN GILLOT est l'auteur de La Surface de réparation (Flammarion, 2015, prix Jules Rimet, prix Sport Scriptum et prix des Mouettes), traduit dans plusieurs langues.

Mon avis ★★★☆☆

«Nous sommes faits pour mourir, par pour être vaincus.»
Ernest Hemingway

Un road movie plutôt cocasse qu'entreprend Antoine, la quarantaine, après une rencontre brève mais claquante avec Emma, la vingtaine, et qui s'apparente très vite à une quête de lui-même, une aventure qui chamboulera ses perceptions de la vie. Confronté à des personnages qui ont une personnalité aux antipodes de la sienne, excessive, alors que lui, est dans la réserve, centré sur lui-même, installé dans une routine préjudiciable, peu enclin finalement à jouir de la vie, à vivre passionnément, il se révélera, s'épanouira en faisant un ultime croché salvateur dans son passé.
Il se fourvoie en se persuadant qu'Emma n'effectuera qu'un passage éclair dans sa vie, qu'ils ne se lieront d'aucune manière que ce soit ... et nous lecteurs, nous ne le comprenons bien trop vite, ce qui enlève un peu de charme à ce roman, bien trop saisissable à mon goût; de même que l'analyse des personnages, peu approfondie, ou que l'écriture, peu limpide. J'ai eu l'impression de lire un scénario avec beaucoup de détails verbalisés, peut-être un clin d’œil de l'auteur au métier de son héros, "retoucheur" de scenarii, qui est d'ailleurs un des métiers que l'auteur exerce lui -même, puisqu'il est aussi scénariste.
Néanmoins, l'humour et les situations cocasses pimentent cette histoire, et rendent la lecture agréable.
Je remercie Babelio Masse Critique ainsi que les éditions Flammarion pour cette découverte, que je compte poursuivre avec la lecture de "La surface de réparation", roman de ce même auteur, édité chez Flammarion. Je viens d'ailleurs de lire l'article sur le site de Babelio, consacré à la rencontre entre Alain Gillot et les lecteurs de Babelio suite à la sortie du roman. 
«Je n'arrive toujours pas à considérer l'entreprise humaine avec sérieux et je ne m'y implique qu'à hauteur d'éviter les inconvénients. Pour être tout à fait sincère, aucun rôle ne me semble indispensable à tenir, et rien n'a réellement d'importance à mes yeux, hormis cette précieuse récréation que je m'efforce de cultiver dès que j'en ai la possibilité.

À la mort de mon père, tout s'est défait. [...]. Le malheur, les gens ont peur de l'attraper, c'est comme une maladie. Et puis des couples qu'on croyait indestructibles se sont séparés, d'autres sont morts dans un accident de voiture, des secrets sont sortis des tiroirs et les sourires ont fait place à des règlements de comptes. La vie a fait son oeuvre et la table s'est vidée, peu à peu. Ce que je croyais éternel ne l'était pas.

Malgré tout ce qu'ils avaient vécu de tragique, ensemble, il existait quelque chose de plus réel entre eux que tout ce que j'avais pu connaître dans ma famille. Leur folie m'apparaissait comme humaine, tandis que la normalité des miens m'avait semblé une pure hérésie.

Chez les Cassenti, les périphéries de l'existence, y compris le malheur, pouvaient se vivre à ciel ouvert, alors que chez moi chaque événement avait été recouvert d'une chape de plomb. Était-ce pour cela qu'ils exprimaient si librement leurs émotions ? Que ce soit avec violence pour le frère, ou fantaisie pour la soeur ? J'étais enclin à le croire. De leur point de vue, on pouvait à tout instant jouer du couteau ou esquisser un pas de danse. Seules comptaient l'intensité, la vérité du moment. Vivre était une improvisation permanente, tandis que pour moi chaque chose se pesait, se préparait avant d'être vécue.

[...] à force de chercher l'impossible, souvent on se perd.

Elle était capable de tout entendre, la fille du pendu, de la folle perdue et dont le frère était lanceur de couteaux. Elle avait sauté des classes à l'école de la vie. Avec elle, je découvrais une nouvelle forme de danger, partager.

Est-ce que ce n'était pas mon histoire ? L'histoire de tous les hommes, tellement appliqués à se protéger du monde qu'ils oublient de prévoir une porte ?

C'est en étant soi qu'on devient l'autre. Réflexion de Goethe.

[...] il n'y avait pas que les enfants dans la vie, il y avait aussi les grands, quand ils étaient toujours des enfants.

Le mensonge a besoin d'aménagement intérieur et de silence. Si nous avions ouvert ces portes, invité des copains, dansé, chanté, peut-être que dans un moment d'ivresse, par un regard, un geste, tout aurait été découvert, qui sait ? Il valait mieux être triste, c'était plus prudent.»

samedi 15 avril 2017

Profanes ★★★★★ de Jeanne Benameur

Éditions Actes Sud, janvier 2013
274 pages
Grand Prix RTL- Lire - 2013

Quatrième de couverture


Ancien chirurgien du coeur, il y a longtemps qu’Octave Lassalle ne sauve plus de vies. À quatre-vingt-dix ans, bien qu’il n’ait encore besoin de personne, Octave anticipe : il se compose une “équipe”. Comme autour d’une table d’opération – mais cette fois-ci, c’est sa propre peau qu’il sauve. Il organise le découpage de ses jours et de ses nuits en quatre temps, confiés à quatre “accompagnateurs” choisis avec soin. Chacun est porteur d’un élan de vie aussi fort que le sien, aussi fort retenu par des ombres et des blessures anciennes. Et chaque blessure est un écho.
Dans le geste ambitieux d’ouvrir le temps, cette improbable communauté tissée d’invisibles liens autour d’indicibles pertes acquiert, dans l’être ensemble, l’élan qu’il faut pour continuer. Et dans le frottement de sa vie à d’autres vies, l’ex-docteur Lassalle va trouver un chemin.
Jeanne Benameur bâtit un édifice à la vie à la mort, un roman qui affirme un engagement farouche. Dans un monde où la complexité perd du terrain au bénéfice du manichéisme, elle investit l’inépuisable et passionnant territoire du doute. Contre une galopante toute-puissance du dogme, Profanes fait le choix déterminé de la seule foi qui vaille : celle de l’homme en l’homme.

Mon avis ★★★★★

«La peur du désastre fait partie de l'aventure. On peut sauver ou ruiner toute une vie quand on prend le risque.
[...] Est-ce que la vie n'est pas la seule louve à faire entrer dans la bergerie ?»
Un roman profane, profondément humain, touchant. Une immersion dans un monde chérissable, humble où l'humain redevient le coeur des considérations, où les doutes, les désespoirs, les petites bombes qui entravent parfois le chemin de la vie ... s'effacent peu à peu, pour laisser place à la sérénité, à la confiance, à l'amour aussi.
«Toutes les années de solitude l’ont laissé sur la route blanche et ils ne sont pas trop de quatre pour avancer avec lui. Il pense à l’étymologie du mot profane : celui qui est devant le temple. Il est ce profane. Ils sont ces profanes. Au cœur de chacune de leurs vies, le temple. Vif. Le seul sacré qu’il connaisse. Cette vie qui vibre et échappe à chaque pas.»
Une écriture poétique, concise, précise. Une lecture revigorante, chaleureuse, subtile.
Un très bon moment de lecture, une petite douceur, qui pousse à la réflexion...
à vivre ...passionnément.
«Maintenant que je les ai trouvés, tous les quatre, que je les ai rassemblés, il va falloir que je les réunisse. Réunir, ce pas juste faire asseoir des gens dans la même pièce, un jour. C'est plus subtil. Il faut qu'entre eux se tisse quelque chose de fort.

Autour de moi, mais en dehors de moi.
Moi qui n'ai jamais eu le don de réunir qui que ce soit, ni famille, ni amis. À peine mon équipe à la clinique, parce qu'ils y mettaient du leur. Je leur en savais gré. Ce n'est pas la même affaire dans une clinique, les choses se font parce que sinon c'est la vie qui part. Ce n'est pas autour de moi qu'ils étaient réunis, c'était contre la mort. Et ça, c'est fort.
Là j'ai su tenir ma place.
J'ai quatre-vingt-dix ans. J'ai à nouveau besoin d'une équipe.
Il faut que ces quatre-là, si différents soient-ils, se tiennent. Pour mon temps à venir. Je m'embarque pour la partie de ma vie la plus précieuse, celle où chaque instant compte, vraiment. Et j'ai décidé de ne rien lâcher, rien.
Depuis j'ai eu le temps de réfléchir, de décider. Pas de pourriture dans le vivant, alors pas d'arrêt. C'est l'arrêt du désir qui fait le nid à tout ce qui crève. Plus d'élan, plus de vie.

Et moi je veux vivre. Pas en attendant. Pleinement.
J'aime l'intime. Pas le familier. Ils m'appelleront monsieur.
Les souvenirs c'est dans les vertèbres qu'ils s'installent. Ils vous courbent le dos et Octave Lassalle a décidé de garder le dos droit.
L'Afrique. Le mot comme un cerf-volant dont on a lâché le fil, flotte...[...] L'Afrique, le mot qui contient son année secrète, la plus belle de sa vie. Une seule année peut parfois nourrir toute une existence. Lui restent les couleurs qu'elle ne cesse de chercher sur ses toiles depuis, la couleur de la femme qu'elle était cette année-là.
... dans le fond il n'y a que la vie qui est «laissée au hasard».
Un groupe qui va en s'effilochant. La vie aussi est un gibier.
Avoir droit au silence, aux pensées qui reviennent. Au début, c'était avoir droit à la rage, à tout ce que la douleur révèle de soi. Un vertige. Avoir droit à la haine aussi. Pour tous les sacrements qui ne tiennent aucune promesse. Jamais. Combien de fois me suis-je dit Jamais. C'est dans la nuit que j'ai appris qu'il n'y a aucune consolation, non. Jamais, jamais. Il y a des choses qu'on ne peut apprendre que la nuit. Il faut bien que tout soit obscur pour oser les penser. 
Polir la douleur dans l’ombre de chaque arbre resserré par la nuit.

Sentir l’écorce de chaque chose.
Et savoir que tout est là, toujours. Même si nuit après nuit le chagrin se dérobe. Comment expliquer que le chagrin s’en va et qu’aucune consolation ne prend sa place.
...je me suis fié à l'intuition...La technique ne suffit pas. Nécessaire, pas suffisante. Il faut "sentir" au-delà. Comme si chaque geste était pris dans un geste bien plus vaste, relié au-delà du temps aux gestes des hommes, ceux qu'ils ont toujours faits, avec des outils plus ou moins sophistiqués, ou sans, à mains nues, pour retenir le vivant parmi les vivants.


Quand je n'ai plus de refuge, je vais dans les mots. J'ai toujours trouvé un abri, là. Un abri creusé par d'autres, que je ne connaîtrai jamais et qui ont œuvré pour d'autres qu'ils ne connaîtront jamais. C'est rassurant de penser ça. C'est peut-être la seule chose qui me rassure vraiment.
Ces moments ont existé. Ce bonheur qui a été vécu, rien ne peut faire qu’il ne l’ait pas été. Même la mort. La mort ne balaie rien. Le chagrin peut tout brouiller. Un temps. Comme à chaque fois qu’on est séparé de ceux qu’on aime. On se dit que plus jamais.

Et bien plus jamais, d’accord. N’empêche que ce qui a été est. A l’intérieur. Pour toujours. Pourquoi s’en priver ?
Elle avait employé plusieurs fois le mot « tentative ». Un mot qu’il aimait. C’était celui qu’il employait pour baptiser le fait de vivre : une tentative. Un mot humble, qui donne le droit de se tromper, d’errer, de recommencer.
Avec un uniforme sur le dos, il n'avait rencontré que le sang. Le sien et celui des autres, il n'y a aucune différence quand le sang quitte les corps, on ne peut plus reconnaître à qui il appartient, ça coule dans le terre, c'est tout.
Un profane aussi a le droit de douter. Le doute n'est pas réservé aux croyants.
La souffrance est une terre silencieuse. On y marche pieds nus.»




«Le profane étymologiquement est celui qui reste devant le temple, qui n’entre pas. C’est ainsi que je me sens. Et je ne peux pas échapper à la question. À quoi arrime-t-on sa vie pour avancer, jour après jour ?
La route que choisit Octave Lassalle, c’est les autres. Trop seul dans sa grande maison depuis tant d’années, il décide de s’entourer. Quand la famille fait défaut, quand la religion n’est pas de mise, il reste l’humanité. Et la seule carte du monde qui vaille, c’est celle, mouvante, des hommes et des femmes sur terre.
Le roman est tissé de ces vies qui se cherchent et se touchent, des vies trébuchantes, traversées d’élans et de doutes qui trouvent parfois, magnifi quement, la justesse.
C’est du frottement de ces vies imparfaites qu’Octave Lassalle cherche à être enseigné, retournant ainsi les Évangiles. C’est de ces points de contact improbables qu’il attend les seules épiphanies possibles. Des épiphanies profanes. Humbles.
Chacun des cinq personnages du roman a connu un moment dans son existence où la foi en quoi que ce soit de transcendant s’est brisée. Chacun des cinq va peu à peu reconstruire une route, sans dogme ni religion, pour retrouver la foi dans l’être humain, ici et maintenant.
J’ai écrit ce roman, comme Hélène, la femme peintre, en passant par les ombres de chacun pour qu’ils apparaissent peu à peu, dans la lumière.
Dans les temps troublés que nous traversons, où les dogmes s’affrontent, n’offrant de refuge que dans la séparation, j’ai voulu que Profanes soit le roman de ceux qui osent la seule liberté à laquelle je crois : celle, périlleuse, de la confiance. Cette confiance qui donne force pour vivre. Jusqu’au bout.»
Jeanne Benameur

Les filles au lion ★★★★☆ de Jessie Burton


Éditions Gallimard, Collection du monde entier, mars 2017
490 pages
Traduit de l'anglais par Jean Esch
Titre original The Muse (2016)

Quatrième de couverture


En 1967, cela fait déjà quelques années qu’Odelle, originaire des Caraïbes, vit à Londres. Elle travaille dans un magasin de chaussures mais elle s’y ennuie, et rêve de devenir écrivain. Et voilà que sa candidature à un poste de dactylo dans une galerie d’art est acceptée ; un emploi qui pourrait bien changer sa vie. Dès lors, elle se met au service de Marjorie Quick, un personnage haut en couleur qui la pousse à écrire. 
 Elle rencontre aussi Lawrie Scott, un jeune homme charmant qui possède un magnifique tableau représentant deux jeunes femmes et un lion. De ce tableau il ne sait rien, si ce n’est qu’il appartenait à sa mère. Marjorie Quick, à qui il soumet la mystérieuse toile, a l’air d’en savoir plus qu’elle ne veut bien le dire, ce qui pique la curiosité d’Odelle. 
 La jeune femme décide de déchiffrer l'énigme des Filles au lion. Sa quête va révéler une histoire d’amour et d’ambition enfouie au cœur de l’Andalousie des années trente, alors que la guerre d’Espagne s’apprête à faire rage. 
 Après Miniaturiste, Jessie Burton compose une intrigue subtile entre deux lieux et deux époques que tout sépare en apparence, tout en explorant, avec beaucoup de sensualité, d'émotion et de talent, les contours nébuleux de la puissance créatrice.

Mon avis ★★★★☆


Après Car si l'on sépare de Lisa Stromme et La valse des arbres et du ciel de Jean-Michel Guenassia, je me plonge de nouveau, avec grand plaisir, dans l'univers de la peinture et de l'art. Comprendre une oeuvre dans le contexte de sa création, décrypter son histoire, son âme, les mots qui se cachent derrière son image ... un vrai bonheur !
«Ses yeux allaient d'un coin à l'autre. Elle éprouvait une impression de trop-plein. Qui peignait ainsi ? Une fille de dix-neuf ans dans son pyjama d'internat ? Qui connaissait de telles couleurs, qui pouvait s'emparer du paysage dans lequel elle venait d'arriver et en faire quelque chose de plus beau, de plus fort, plus éclatant que le soleil qui envahissait la pièce ? Car il s'agissait assurément de la finca et de son verger, réinterprétés dans une ébauche de couleurs et de formes dansantes, reconnaissables pour Teresa, mais fondamentalement transformées.»
Une lecture dans laquelle on s'abandonne aisément, Jessie Burton manie avec brio l'art de la description. Son écriture est limpide, l'histoire, très bien rythmée.
Le tableau "Les filles au lion", inspiré de la légende Santa Justa et Rufina, est au coeur de ce roman, et son histoire nous transporte avec bonheur dans l'Andalousie de 1936, plus précisément dans une finca au bonheur fragile, ainsi que dans le Londres de 1962 à 1967.
L'inspiration, la quête d'identité, l'obsession, l'amour, les déceptions sont au coeur de ce roman, dans une alternance d'époque et une tension qui s’accroît au fil des pages. L'auteure enrichit la petite histoire avec la Grande, évoque l'héritage des colonies britanniques (Trinidad), le déclenchement de la guerre civile en Espagne, la montée du nationalisme en Europe.
J'ai beaucoup aimé le parallèle entre ces deux femmes, Olive et Odelle, que trois décennies séparent; toutes deux luttent pour pouvoir s'affirmer dans leur art, s'affirmer en tant que femme.
«J'ai vu ce que le succès fait aux gens, comment il les éloigne de leurs impulsions créatrices, comment il les paralyse. Ils ne peuvent plus faire autre chose que d'horribles répliques de ce qu'ils ont déjà fait, car tout le monde a un avis sur ce qu'ils sont et ce qu'ils devraient être.»
«Elle m'avait expliqué que l'approbation des autres ne devait jamais être mon objectif ; elle m'avait libérée comme je n'avais pas su le faire moi-même.»
Une formidable fresque à découvrir !

Merci aux éditions Gallimard et à Babelio pour cette découverte. Pour des raisons personnelles, je n'ai pu assister à la rencontre avec Jessie Burton. J'espère vivement qu'une autre occasion se présentera, et en attendant, je vais très vite me plonger dans Miniaturiste que j'ai hâte de découvrir et que je me suis procuré à peine cette lecture achevée, déposé au sommet de la tour de Pise, faisant disparaître ma table de chevet ;-)
«Ce nom, Edmund Reede, évoquait pour moi la quintessence de l'anglicité intimidante, ces hommes qui s'habillaient dans Savile Row, fréquentaient les clubs de Whitehall et chassaient le renard. Costumes trois pièces, cheveux gominés, montre en or du grand-oncle William. [...] À l'école, nous avions étudié les hommes comme lui : les gentlemen blancs, les gentlemen protégés, les gentlemen riches, qui prenaient un stylo pour crie le monde que nous devions lire.
J'ai pensé à ma mère, à sa foi en l'Angleterre, un pays qu'elle ne verrait jamais, et j'ai pensé à mon père, recruté par la RAF, abattu au-dessus  de l'Allemagne, dans une boule de feu. Quand j'avais quinze ans, le Premier ministre de Tobago avait déclaré que l'avenir des enfants de l'île se trouvait dans leur cartable. Ma mère, qui ne voulait surtout pas que je mène une existence semblable à la sienne, me poussait à me surpasser, mais à quoi bon puisque les terres, après l'indépendance, étaient vendues à des sociétés étrangères qui en réinvestissaient les profits dans leurs propres pays ? Qu'étions-nous censés faire, nous les jeunes, quand nous plongions la main au fond de nos cartables sans rien y trouver d'autre qu'une couture déchirée par le poids de nos livres ? Nous devions partir.
- Je croyais que Londres serait un lieu de prospérité et de bienvenue. Un lieu de Renaissance. De gloire et de réussite. Je croyais que partir pour l'Angleterre, se serait comme sortir de chez moi, dans la rue, une rue juste un peu plus froide, où une fille des îles pas top bête pouvait vivre à côté de la reine Elisabeth.Quick a souri. «Vous y avez beaucoup réfléchi.»- Impossible de ne pas y penser, parfois. Il y a le froid, la pluie, le loyer, les privations. Mais ... j'essaie de vivre.
Nous-mêmes étions très calmes, moi assise derrière le comptoir, lui de l'autre côté, avec entre nous le paquet de papier brun qui attendait sur le bois. C'était un silence agréable, douillet et riche, et j'aimais le voir assis là, discret, mais crépitant, à mes yeux, de cette lumière que j'avais perçue lors de notre première rencontre.
Généralement, je fuyais l'attention des hommes, trouvant atroce tout le processus de séduction. La «révolution sexuelle» nous était passée au-dessus de la tête, à nous autres écolières de Port of Spain. Notre éducation catholique était une relique victorienne qui charriait des images de femmes déchues, de filles irrécupérables, engluées dans leur irresponsabilité. On nous avait enseigné que nous étions supérieures pour cet échange de chair.
Harold n'était pas quelqu'un de facile à aimer. Il lui faisait penser à un scarabée, enfoui dans le bois ou le plâtre des murs de la finca. Il fallait lustrer ses ailes dures, polir son armure avec un chiffon doux, nourrir et soigner son corps pour qu'il ne morde pas.«Pendant la guerre, il a été fait prisonnier, ajouta Olive. Quand ils l'ont libéré, il a travaillé pur le gouvernement britannique. Il n'en parle jamais. Il incarnait tout ce que n'était pas la vie de maman, je suppose. Elle s'ennuie très vite et elle aime faire sensation. L'Héritière des Condiments, la Garçonne Cocaïne, la rebelle au Mari teuton. Tout ça est tellement tape-à-l’œil ! »
C'était l'époque des longues ombres du soir, du chant éraillé des grillons qui emplissaient la nuit chaude. Les champs avaient pris des teintes persil, citron vert et pomme. Les fleurs sauvages projetaient des éclaboussures rouges et pourpres, des pétales jaune canari dansaient dans la brise. Et quand le vent se levait, l'air avait un goût salé. Il n'y avait aucun bruit de la mer, mais, en tendant l'oreille, vous pouviez entendre les articulations d'un scarabée qui cheminait entre les racines des maïs.Des collines provenaient la musique sourde des cloches des chèvres, qui venaient étouffer ces bruits plus légers en descendant parmi les éboulis, à travers le voile de chaleur. Les abeilles, assoupies par les grosses têtes plates des fleurs, les voix des fermiers qui s'appelaient, les arpèges des oiseaux qui jaillissaient des arbres. Une journée d'été fait tellement de bruit, quand vous demeurez totalement silencieux.
On ne connaît pas forcément le sort qu'on mérite. Les moments qui changent une vie -une conversation avec un inconnu à bord d'un bateau, par exemple- doivent tout au hasard. Et pourtant, personne ne vous écrit une lettre, ou ne vous choisit comme ami, sans une bonne raison. C'est ça qu'elle m'a appris : vous devez être prêt à avoir de la chance. Vous devez avancer vos pions.
Olive se retourna vers le miroir. Les émeraudes ressemblaient à des feuilles vertes qui brillaient sur sa peau pâle et allaient en s'élargissant vers les clavicule. Des perles du Brésil, vertes comme l'océan, vertes comme la forêt qu'ils trouveraient dans le sud de l'Espagne, avait promis son père. Ce n'étaient pas des pierres précieuses, c'étaient des yeux qui lui faisaient signe dans la lumière des bougies, qui regardaient les filles qui se regardaient.»
Pour en savoir un peu plus sur la légende de Santa Justa et Rufina, 
c'est par ici.
Le blog de l'auteure, c'est ici

Rencontre avec l'auteure par Babelio, c'est ici

mercredi 12 avril 2017

La jeune fille suppliciée sur une étagère (suivi de Le Sourire des pierres) ★★★★☆ de Akira Yoshimura

Éditions Actes Sud, octobre 2006
142 pages
Traduits du japonais par Rose-Marie MAKINO-FAYOLLE
Titres originaux : Shojo Kakei (1959), Ishi no Bisho (1962)

Quatrième de couverture


Elle a seize ans, elle vient de mourir. Allongée sur un tatami, elle voit deux hommes arriver et offrir de l'argent à ses parents. Par-delà la mort, elle observe alors ce qu'il advient de son corps vendu à la science.
Eichi et Sone se retrouvent par hasard. Voisins dans l'enfance, ils vivaient près d'un cimetière ouvert à tout vent, un fantastique terrain de jeux où ils faisaient parfois de terrifiantes découvertes. Mais Sone a déménagé à la mort de son père et personne n'a su ce qu'il était devenu...

Deux magnifiques récits à travers lesquels Yoshimura fait preuve d'une remarquable modernité d'écriture. Pour aborder le thème de la mort sans jamais se laisser gagner par le sinistre ou le morbide, il atteint une pureté de style dont la sonorité cristalline fait écho à l'étrangeté de son univers.


Mon avis ★★★★☆


Une lecture perturbante, celle de la première nouvelle davantage encore, et un sentiment étrange qui s'est emparé de moi en refermant ce livre. Le convoi de l'eau, de cet auteur, m'avait touchée par sa poésie et son humanité. La force de Akira Yoshimura réside dans ses mots, dans sa capacité à retranscrire des émotions avec une grande précision, à décortiquer la complexité de la condition humaine en alliant poésie, dépaysement et justesse.
Dans la première nouvelle, c'est une poésie glaçante qui nous attend. Une jeune fille, Mieko, vient de mourir et son esprit, son âme nous emmène sur le chemin de l'après, du devenir de son corps :  de la récupération des organes à la crémation, en passant par les séances de dissection orchestrées par des étudiants en médecine. Certaines scènes sont difficilement soutenables et pourtant, je n'ai pas eu le sentiment de sombrer dans le macabre. Avec un peu de recul, cette méditation sur la mort est d'une grande beauté, dérangeante quelque peu, certes, mais unique et originale. En parallèle de la vision de Mieko sur le devenir de son enveloppe charnelle, un autre constat ébranle la jeune fille; celui du déni et du rejet de ses parents. Et c'est un pan douloureux de l'Histoire du Japon que nous donne à voir Akira Yoshimura, celui de l'occupation américaine d'après-guerre. Avant que la politique de "démocratisation" menée par le général Mac Arthur, accompagnée de nombreuses réformes, ne porte ses fruits, la désorganisation économique du pays, la famine, a conduit des personnes à commettre l'impensable, comme, dans le cas de cette nouvelle, monnayer le corps de son propre enfant.
La deuxième nouvelle, Le sourire des pierres convoque la mort dans la vie, la mort comme trame de la nouvelle, donnant dans le mystérieux, le fantastique, encore davantage que dans la première nouvelle. Le style y est plus sombre aussi, mais tout aussi fluide. Une dissection, finalement, également, celle de la relation entre deux amis d'enfance, Eichi et Sone, devenus jeunes hommes, et qui avaient fait d'un cimetière leur terrain de jeu. Sone, personnage énigmatique, attiré par la mort, a quelque chose d'insaisissable, de surnaturel, d'étrange ... il pourrait très bien intégré un récit de Stephen King !

Une préférence pour la première nouvelle, qui a eu une résonance toute particulière pour moi puisque lue, alors que nous faisions nos adieux à un être cher, rendant cette lecture davantage déstabilisante, émouvante ... et fascinante aussi.

Prochaine lecture de cet auteur : Naufrages.
«À partir du moment où ma respiration s’est arrêtée, j’ai soudain été enveloppée d’air pur, comme si la brume épaisse qui flottait alentour venait de se dissiper pour un temps. Je me sentais aussi fraîche que si l’on m’avait baigné le corps tout entier dans une eau limpide et pure. Je m’apercevais que mes sens étaient tellement affûtés que c’en était étrange. À travers la fenêtre brillaient des toiles d’araignée couvertes de gouttelettes, tendues comme des hamacs entre l’auvent de la maison et celui de l’autre maison derrière, et qui m’éblouissaient.
Je savais que mon ventre était maintenant entièrement ouvert. Je me rendis compte que le mal rasé avait un visage très bien proportionné et, ce qui est rare chez un homme, des paupières doubles. Contrairement à la manière dont les hommes en blouse blanche qui sentaient la nicotine m’avaient dévisagée au moment de la mise en bière puis au cours du transport en voiture, je ne sentais aucun mépris de sa part, j’avais seulement un peu honte. 
La mission de mon corps semblait toucher à sa fin. Dès que mon rôle serait entièrement terminé, on me permettrait sans doute à moi aussi de m'abandonner au repos de la mort. Un repos environné d'un calme profond ...
La couleur du feu était éclatante et belle.
Les flammes, dont la couleur était simple au départ, se mirent à dessiner toutes sortes de motifs colorés dès qu'elles s'attaquèrent à mon corps. Était-ce la graisse qui brûlait ? Des flammèches d'un jaune clair et éblouissants'élevaient et des crépitements se produisaient de temps à autre, tandis que de petits éclairs dorés s'éparpillaient alentour.
La couleur des flammes était variée. De mes s s'élevaient dans un chuintement des flammèches fugitives d'un bleu presque transparent, tandis qu'autour de moi tourbillonnaient en scintillant de splendides flammes vertes, rouges, bleues ou jaunes, qui se mêlaient confusément.»

lundi 10 avril 2017

Americanah ★★★★★ de Chimamanda Ngozi Adichie


Éditions Gallimard, Collection Du monde entier
Traduit de l'anglais (Nigeria) par Anne Damour
525 pages

Quatrième de couverture


«En descendant de l’avion à Lagos, j’ai eu l’impression d’avoir cessé d’être noire.» 
Ifemelu quitte le Nigeria pour aller faire ses études à Philadelphie. Jeune et inexpérimentée, elle laisse derrière elle son grand amour, Obinze, éternel admirateur de l’Amérique qui compte bien la rejoindre. 
 Mais comment rester soi lorsqu’on change de continent, lorsque soudainement la couleur de votre peau prend un sens et une importance que vous ne lui aviez jamais donnés? 
 Pendant quinze ans, Ifemelu tentera de trouver sa place aux États-Unis, un pays profondément marqué par le racisme et la discrimination. De défaites en réussites, elle trace son chemin, pour finir par revenir sur ses pas, jusque chez elle, au Nigeria. 
 À la fois drôle et grave, doux mélange de lumière et d’ombre, Americanah est une magnifique histoire d’amour, de soi d’abord mais également des autres, ou d’un autre. De son ton irrévérencieux, Chimamanda Ngozi Adichie fait valser le politiquement correct et les clichés sur la race ou le statut d’immigrant, et parcourt trois continents d’un pas vif et puissant.


Mon avis ★★★★★

«Comme dit la chanson : si vous êtes blanc, épatant ; si vous êtes brun, c'est moyen ; si vous êtes noir, allez vous faire voir. Les Américains présument que chacun comprendra leur tribalisme
Très bel ouvrage, percutant, sur les relations raciales aux États-Unis, mais aussi en Angleterre et au Nigéria, sur la conscience de l'identité raciale (matérialisée notamment par les cheveux, tout au long de ce roman, les cheveux comme métaphore de la race), très bien écrit, de surcroît par une voix africaine, empreint de subtilité et d'ironie. 

Chimamanda Ngozi Adichie nous livre ses observations sur la condition de l’émigré africain aux Etats-Unis,  « Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu’on appelait jadis les nègres) par une Noire non-américaine », c'est d'ailleurs le titre du blog tenu par l'héroïne, Ifemelu, et elle le fait merveilleusement bien. Les passages du blog sont plutôt croustillants et renforcent la critique social et politique que représente ce livre. 
«Le racisme n'aurait jamais dû naître, par conséquent n'espérez pas recevoir une médaille pour l'avoir réduit.»
«Cher Noir non Américain, quand tu fais le choix de venir en Amérique, tu deviens noir. Cesse de discuter. Cesse de dire je suis jamaïcain ou je suis ghanéen. L'Amérique s'en fiche.»
L'amour, l'amitié, la solitude, l'intégration, l'immigration vécue comme une sorte d'aliénation de soi, allant jusqu'à l'humiliation ... sont autant de thèmes abordés dans cet opus, très dense in fine.
«Le premier été se passa dans l'attente pour Ifemelu; la véritable Amérique, se disait-elle, était juste au détour du chemin. Même  les jours, se glissant l'un dans l'autre, lipides et langoureux, le soleil s'attardant tard dans la journée, semblaient attendre. Sa vie avait un aspect dépouillé, une austérité exacerbée, sans parents, sans amis et sans foyer, sans les repères qui faisaient ce qu'elle était.»
Un livre à lire, une auteure à découvrir ... pour ma part, j'ai rendez-vous avec son deuxième roman, L'autre moitié du soleil.
«Les gens étaient flattés qu'on les interroge sur eux-mêmes, et si elle se taisait après les avoir écoutés parler, ils étaient poussés à en dire davantage. Ils étaient conditionnés à remplir les silences. Si on lui demandait ce qu'elle faisait, elle répondait vaguement : «Je rédige un blog sur les modes de vie», car dire «J'écris un blog anonyme intitulé Raceteenth ou Observations diverses sur les Noirs américains (ceux qu'on appelait jadis les nègres) par une Noire non américaine» les aurait mis mal à l'aise.
Le plus gros problème dans ce pays, ce n'est pas la corruption. C'est qu'il y a une quantité de gens qualifiés qui ne sont pas où ils devraient être, parce qu'ils refusent de lécher le cul de qui que ce soit, ou qu'ils ne savent pas quel cul lécher, ou encore qu'ils ne savent pas lécher un cul. J'ai eu la chance de lécher le cul qu'il faut.
[...] mais c'était la publicité qui la fascinait. Elle enviait les existences qu'elle dépeignait, des vies baignant dans la félicité, où tous les problèmes étaient brillamment résolus grâce aux shampoings, aux voitures et aux plats cuisinés, et dans son esprit elles se confondaient avec la véritable Amérique. 
[...] maintenant je dis biraciale, et je suis censée me sentir insultée quand quelqu'un dit métisse. J'ai rencontré ici une quantité de gens qui ont des mères blanches, et ils ont plein de problèmes, eh. Je ne savais pas que j'étais supposée avoir des problèmes avant de venir en Amérique. Franchement, si quelqu'un veut avoir des enfants biraciaux, qu'il le fasse au Nigeria.
Les Américains disent parfois "culture" au lieu de race. Quand ils disent d'un film qu'il est "grand public" cela signifie "Il plaît aux Blancs ou des Blancs l'ont réalisé." Quand ils disent "urbain" cela signifie noir et pauvre, éventuellement dangereux et potentiellement excitant. "Connotations raciales" veut dire ce que nous hésitons à dire "raciste".
La solution la plus simple au problème de la race en Amérique ? L'amour romantique. Pas l'amitié. Pas le genre d'amour sûr, superficiel, dont l'objectif est de préserver le confort des deux personnes. Mais le véritable amour romantique profond, celui qui vous affole et vous laisse pantelant, qui vous fait respirer à travers les narines de votre bien-aimé. Et parce que cet amour profond est si rare parce que la société américaine est organisée de manière à le rendre encore plus rare entre Noirs américains et Blancs américains, le problème de la race en Amérique ne sera jamais résolu.
- Ifemelu, tu n'imagines pas à quel point je suis heureuse que tu ne sois pas dans l'enseignement. As-tu entendu ses amis parler ? Rien n'est simple. Chaque chose a forcément un double sens. C'est ridicule. L'autre jour, Marcia racontait que certaines Noires sont grosses parce que leur corps sont le site d'une résistance anti-esclavage. Oui, OK, si les hamburgers et les sodas représentent la résistance à l'esclavage.
La véritable tragédie d'Emmett Till [...] n'était pas qu'un enfant noir avait été assassiné pour avoir sifflé une adulte blanche, c'était que des Noirs s'étaient demandé : mais pourquoi a-t-il sifflé ?
Jeunes et vieux, riches et pauvres, démocrates et républicains, noirs, blancs, hispaniques, asiatiques, amérindiens, gays, hétérosexuels, handicapés ou en bonne santé, les Américains ont envoyé un message au monde, montrant que nous n'avons jamais été un simple ensemble d'États rouges et d'États bleus. Nous avons été et serons toujours les États-Unis d'Amérique. Barack Obama
Il avait été séduit par Facebook au début, fantômes d'anciens amis reprenant soudain vie accompagnés d'épouses, de maris et d'enfants. Mais il fut bientôt consterné par l'atmosphère d'irréalité, la manipulation étudiée des images destinée à créer une vie parallèle, les photos prises dans l'intention des les publier, montrant en arrière-plan les choses dont ils étaient fiers.
Les Nigérians n'achètent pas une maison parce qu'elle est vieille. Une grange rénovée de deux cent ans, par exemple, le genre de choses qui plaît aux Européens, ce la ne marche pas du tout ici. Mais il y a une raison : nous appartenons au tiers-monde et sommes par conséquent tournés vers l'avenir, nous aimons ce qui est nouveau, parce que le meilleur est encore devant nous, tandis que pour les Occidentaux le meilleur appartient au passé et c'est pourquoi ils ont le culte du passé.
[...] le silence s'alourdit entre eux, un silence ancien qui leur était familier. Elle était à l'intérieur de ce silence et elle y était en sûreté.
C'était ça l'amour, l'impatience du lendemain.»


Obi Mu O d'Obiwon
C'est un sentiment que je n'ai jamais ressenti ... et je ne vais pas le laisser mourir.
Nwanyi oma, nwoke oma, omalicha nwa, ezigbo oyi m o.