samedi 17 juin 2017

Montedidio ★★★★★ de Erri De Luca

Éditions Gallimard, Collection Du monde entier, janvier 2002
207 pages
Traduit de l'italien par Danièle Valin
Prix Femina étranger 2002

Quatrième de couverture


«Chacun de nous vit avec un ange, c'est ce qu'il dit, et les anges ne voyagent pas, si tu pars, tu le perds, tu dois en rencontrer un autre. Celui qu'il trouve à Naples est un ange lent, il ne vole pas, il va à pied : "Tu ne peux pas t'en aller à Jérusalem", lui dit-il aussitôt. Et que dois-je attendre, demande Rafaniello. "Cher Rav Daniel, lui répond l'ange qui connaît son vrai nom, tu iras à Jérusalem avec tes ailes. Moi je vais à pied même si je suis un ange et toi tu iras jusqu'au mur occidental de la ville sainte avec une paire d'ailes fortes, comme celles du vautour." Et qui me les donnera, insiste Rafaniello. "Tu les as déjà, lui dit celui-ci, elles sont dans l'étui de ta bosse." Rafaniello est triste de ne pas partir, heureux de sa bosse jusqu'ici un sac d'os et de pommes de terre sur le dos, impossible à décharger : ce sont des ailes, ce sont des ailes, me raconte-t-il en baissant de plus en plus la voix et les taches de rousseur remuent autour de ses yeux verts fixés en haut sur la grande fenêtre.»

Mon avis ★★★★★


Douceur, poésie, humanité, ce sont les mots qui me viennent à l'esprit en repensant à cette lecture, une lecture qui réchauffe les cœurs, qui nous fait déambuler dans les rues napolitaines de l'après-guerre, touchante, inoubliable.

L'écriture est simple, elle retranscrit les paroles d'un jeune ado de douze ans, et pourtant, elle est fascinante, elle transporte et l'on se surprend à rêver. Je découvre Erri De Luca depuis peu, quatre livres en l'espace de quelques jours. Une plume qui se dévore assurément. Je m'en délecte. Quel talent il a pour nous peindre un univers, une histoire, son histoire ...

Les contacts humains sont au coeur de ce récit, des personnages, des gens simples issus du quartier populaire Montedidio, gravitent autour de notre jeune héros, Mast'Errico, le menuisier lui append les ficelles du métier avec beaucoup d'humanité, Rafaniello, vieux cordonnier juif aux ailes d'ange, qui fait « la charité aux pieds des pauvres », son père, docker, évoluant tel un fantôme aux chevets de sa femme, malade, et puis, Maria, son amoureuse, à qui on a volé bien trop vite son innocence. À leur contact, notre jeune héros apprendra l'amour, l'amitié, le travail, la sagesse, le partage, la mort aussi..., à regarder le monde non plus avec ses yeux d'enfant mais avec ses yeux de jeune homme, à voler de ses propres ailes, à entreprendre le «grand saut».
Magnifique !
«Des choses nouvelles se préparent, Rafaniello, Maria, la force qui me vient aux lavoirs. Le boumeran vient de la mer, il doit voler, en attendant il donne des muscles à un gain qui pue encore l'encre d'écolier, qui travaille en juin pour un menuisier et qui écrit les faits de sa nouvelle vie avec un crayon sur un rouleau de papier que lui a donné l'imprimeur de Montedidio, un reste de bobine. Le rouleau tourne et je vois déjà écrites les choses passées, qui s'enroulent aussitôt.

Il m'a suffi d'arriver à treize ans et aussitôt j'ai eu ma place parmi les hommes, j'ai perdu la mauvaise odeur de l'enfant. La voix aussi, maintenant j'au souffle rauque, je le racle dans ma gorge mais il n'est pas sonore en sortant. Il est sous la cendre de ma voix d'avant, j'essaie de libérer mon gosier, en vain, il en sort une voix de sommeil, la voix de quelqu'un qui se réveille et dit son premier mot de la matinée. Je suis rauque tout le temps.
Moi,je les comprends les années des gens, mais celles de Rafaniello non. Son visage fait cent ans, ses mains font quarante, ses cheveux vingt, tout roux comme des broussailles.
Maria ne va pas à l'église le dimanche, elle dit qu'elle ne peut pas parler à son confesseur de ces choses des visites, elle ne peut pas demander la communion. Je lui dis que le propriétaire y va, qu'il se confesse et prend l'hostie. «Le curé a le même âge, ils s'arrangent entre eux. Moi, il me faut un confesseur de treize ans qui comprend le dégoût, notre âge, que nous sommes des pantins aux mains des grands, qu'on ne compte pas.» Le Père éternel voit tout Maria, lui dis-je. «Oui, il voit tout, mais si c'est pas moi qui pense à arranger les choses, il reste à regarder le spectacle.» J'avale le blasphème de Maria, je deviens rouge, comme si c'était moi le Père éternel qui a vu et n'a pas aidé.

Cette ville est tout un secret. " C'est une ville de sangs, dit-il, comme Jérusalem." Oui, oui, on est obsédé par le sang, les gens le mettent dans leurs blasphèmes, dans leurs insultes, ils le mangent même cuit et puis vont le vénérer dans les églises.Quand il arrivait en bas, les poissons lançaient des étincelles, tout le blanc de leur corps éclatait, ils tapaient de la queue par centaines, le sac renversait au sec tout le tas de vie volée aux vagues, papa disait : «Voici le feu e la mer.» L'odeur de la mer était notre parfum, la paix d'un jour d'été une fois le soleil couché. Nous restions silencieux, serrés les uns contre les autres, ça a duré jusqu'à l'année dernière, jusqu'à l'année dernière j'étais encore un enfant.
Mast'Errico m'a aussitôt repris : «Guaglio, chi parla areto se fa' risponnere d'o culo», mon garçon, celui qui parle derrière, dans le dos d'un autre, se voit répondre par le cul. Je me suis pincé les joues, honteux d'avoir parlé derrière. Ou on parle en face ou on se tait.

Les grands sont pris par leurs soucis et nous, nous restons dans les maisons sourdes qui n'entendent plus un bruit. Nous n'entendons que le nôtre et il fait un peu peur. Les esprits frôlent mon visage dans la cuisine vide et ils me calment. Le boumeran est toujours en contact avec moi et il me réchauffe, son bois doit avoir poussé sous une poêle de soleil, et il en a gardé un peu. Maria s'abrite du froid avec un manteau et avec moi. Moi, je suis au vent de Maria et je la protège.

L’œil envieux abîme...
Au retour, papa achète un morceau de museau, la lèvre cuite du veau. Maman aime ça, il nous servira d'excuse pour le pantalon. Puis nous remontons Montedidio et près de nous passent des élèves de l'école militaire de la Nunziatella, les boutons dorés de l'uniforme, l'épée de cérémonie au manche blanc, pendue à la ceinture. Au milieu des vêtements usés de la foule, les leurs brillent, ce sont des garçons jeunes, à peine quelques années de plus que moi, ils marchent en bombant le torse sans regarder dans les yeux. Ca doit être moche de se distinguer ainsi des gens, de s'écarter d'eux. À la maison, maman ne dit rien pour le pantalon et pour le museau, ni reproches ni remerciements, nous avons égalisé.

Quand tu es pris de nostalgie, ce n'est pas un manque, c'est une présence, c'est une visite, des personnes, des pays arrivent de loin et te tiennent un peu compagnie.
Puis avec Maria, nous nous mettons à parcourir le ciel étoilé le nez en l'air, elle dit que c'est un couvercle, moi je dis que c'est un filet, chaque étoile est un nœud. Elle dit que nous vivons dessous, moi je dis que nous sommes à la même hauteur, nous aussi ceux de la terre nous flottons dans ciel, comme des bouées.»

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