jeudi 20 juillet 2017

Trois chevaux ★★★★☆ de Erri De Luca


Une très belle plume dont je suis tombée sous le charme. 

C'est ce que doivent faire les livres, porter une personne et non pas se faire porter par elle, décharger la journée de son dos, ne pas ajouter leurs propres grammes de papier sur ses vertèbres, écrit Erri De Lucca. Avec cette petite merveille, l'auteur ne se trompe pas. Il nous embarque, avec beaucoup d'humilité et de sensibilité dans une sublime lecture. Il y est question d'amour, d'amitié, de choses essentielles... 
Le narrateur fait preuve d'une grande sagesse, prend la vie au jour le jour; il en a déjà vécu une de vie, en Argentine, en lutte contre la dictature; il connaît le prix d'une vie. 
Il nous fait prendre conscience de la fragilité des êtres, des souffrances et des drames qui se cachent parfois dans un passé qui se révèle au présent. 
Il nous parle des plaisirs de la vie, de la lecture avec poésie et passion. «Je prends le livre ouvert à la pliure, je me remets à son rythme, à la respiration d'un autre qui raconte. Si moi aussi je suis un autre c'est parce que les livres, plus que les années et les voyages changent les hommes. Je me détache de ce que je suis quand j'apprends à traiter la même vie d'une autre façon.»
A savourer lentement. 
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«Je lis des vieux livres parce que les pages tournées de nombreuses fois et marquées par les doigts ont plus de poids pour les yeux, parce que chaque exemplaire d'un livre peut appartenir à plusieurs vies. Les livres devraient rester sans surveillance dans les endroits publics pour se déplacer avec les passants qui les emporteraient un moment avec eux, puis ils devraient mourir comme eux, usés par les malheurs, contaminés, noyés en tombant d'un pont avec les suicidés, fourrés dans un poêle l'hiver, déchirés par les enfants pour en faire des petits bateaux, bref ils devraient mourir n'importe comment sauf d'ennui et de propriété privée, condamnés à vie à l'étagère.
Nous apprenons des alphabets et nous ne savons pas lire les arbres. Les chênes sont des romans, les pins des grammaires, les vignes sont des psaumes, les plantes grimpantes des proverbes, les sapins sont des plaidoiries, les cyprès des accusations, le romarin est une chanson, le laurier une prophétie.
L’amour alors est un échange de fortes étreintes, un besoin de nœuds. Et au bout de chaque étreinte, au bout de cette paix donnée, il reste le non-dit d’un adieu endurci.
Il est étrange de se savoir perdus tous les jours sans jamais se dire adieu.
Aujourd'hui ce salut échangé me suffirait. À oublier.
Je bêche et il me semble bêcher des noms. Ici, dans cette Europe, antipode d'Argentine, le temps ne se cabre pas comme un cheval, un applaudissement, une tornade : il s'étend comme une petite pluie fine.
Le vieil homme lui raconte comment la guerre peut être séduisante au début. Dettes, vols, prêts, contrats, la guerre brûle tous les papiers. Pour certains c'est comme une amnistie, pour d'autres une occasion de vengeance.
Puis les maisons commencent à brûler, avec les enfants dedans, et tout le monde y perd quelque chose.
La vie est un long trait continu et mourir, c'est aller à la ligne sans le corps.
A peine a-t-on partagé une ou deux cuillères de sel avec une personne qu'on en est déjà au stade de l'amour. Mais avant de se livrer, on devrait manger une marmite de sel ensemble.
La terre a un désir de hauteur, de ciel. Elle pousse les continents à la collision pour dresser des crêtes.
Elle se frotte autour des racines pour se répandre dans l'air par le bois.
Et si elle est faite de désert, elle s'élève en poussière. La poussière est une voile, elle émigre, elle franchit la mer. Le sirocco l'apporte d'Afrique, elle vole des épices aux marchés et en assaisonne la pluie.
Grand-Père m’apprend à dépecer le cochon. Il le sale sur une planche en bois de saule, il met de l’ail, du poivre, du vin où il faut. Et la bête à peine égorgée, il recueille le sang chaud, le fait frire, spongieux, et il le mange pour se donner du cœur à l’ouvrage qui doit être fini dans la journée.
Ça la dégoûte. Je ne le luis dis pas, mais moi non plus je n’arrive pas à avaler cette chose-là. Plus personne n’y arrive. Mais si tu veux une place parmi les anciens, il te faut reprendre un peu de leurs coutumes, de leur jeunesse…
Attendre. C'est mon verbe à vingt ans, un infinitif sec sans trace d'angoisse, sans bavure d'espérance. J'attends à vie.

La guerre, c'est quand les jeunes rêvent de devenir grands-pères.

Ils nous massacrent tous, nous, ceux de la révolte.
Nous giclons d'une cachette à l'autre.
Nous portons sur nous l'odeur de la peur. Dans la rue, les chiens le sentent et nous suivent.
Dans la fuite nous cherchons une vengeance.
L'Argentine arrache une de ses générations au monde comme le fait une folle avec ses cheveux. Elle tue sa jeunesse, elle veut s'en passer. Nous sommes les derniers.»
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Quatrième de couverture

«Je monte sur la passerelle, je ne pense à personne, je suis la dernière feuille de l'arbre et je me détache sans être poussé. Je ne pense pas à la jeune fille aimée, suivie jusqu'à faire partie de son pays. Maintenant je sais qu'elle est au fond de la mer, jetée au large du haut d'un hélicoptère, les mains attachées. A vécu pour moi, est morte pour offrir des yeux aux poissons.»

Le narrateur, Italien émigré en Argentine par amour, retourne ainsi au pays. En Argentine, sa femme a payé de sa vie leur combat contre la dictature militaire. Lui, le rescapé, a appris que la vie d'un homme durait autant que celle de trois chevaux. Il a déjà enterré le premier, en quittant l'Argentine. Il travaille comme jardinier et mène une vie solitaire lorsqu'il rencontre Làila, qui «va avec des hommes pour de l'argent», et dont il tombe amoureux. Il prend alors conscience que sa deuxième vie touche aussi à sa fin, et que le temps des adieux est révolu pour lui.
Récit dépouillé à l'extrême, Trois chevaux évoque la dictature argentine, la guerre des Malouines, l'Italie d'aujourd'hui. Puis, à travers une narration à l'émotion toujours maîtrisée, où les gestes les plus simples sont décrits comme des rituels sacrés, et où le passé et le présent sont étroitement imbriqués, pose la question des choix existentiels que nous sommes amenés à faire - partir, rester, tuer, laisser vivre - et interroge la notion de destin.

Éditions Gallimard, collection Du monde entier, janvier 2001
138 pages, Traduit de l'italien par Danièle Vallin

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