mercredi 18 octobre 2017

Seuls sont les indomptés ★★★★★♥ de Edward Abbey

Superbe lecture, superbe plume, une troisième rencontre avec Edward Abbey qui se solde de nouveau par «Waouh» ! 

Je continue de marcher sur les pas d'Edward Abbey. Après «Le feu sur la montagne», sublime et «Désert solitaire», et bien, sublime aussi !, j'ai voulu découvrir ses premiers écrits, comment il avait commencé, quels furent ses premières pensées couchées sur papier. Mettait-il déjà en exergue la force d'une amitié solide ? Décrivait-il déjà si merveilleusement bien les grands espaces sauvages qu'il affectionnait tant ? Avions-nous déjà envie de chevaucher aux côtés de ces personnages aux caractères bien trempés, avides de libertés, de les suivre dans leur combat face à la modernité omniprésente et destructrice ? Sentions-nous déjà la rage qui les animent devant les désastres engendrés par le progrès ?  Allais-je être de nouveau chamboulée, bouleversée par ses mots ? Force est de constater que oui ! 

Edward Abbey distille amour et bienveillance, il allie subtilement poésie et colère, dissémine des touches d'humour et d'ironie pour alléger la rage qui anime ses personnages. En l’occurrence, dans cet opus, Jack Burns, cow-boy solitaire, un indompté au coeur tendre, un réfractaire qui aspire à un mode de vie en osmose avec la Nature, sans artifice, dans des endroits où l'homme blanc n'a jamais mis les pieds (en dehors des toilettes pour femmes !), un Professionnel de la débrouille, prisonnier de la réalité, en quête d'un tunnel pour retourner dans son univers onirique de gamin, un monde de grands espaces, de chevaux et de soleil. Mais un homme dévoué à son ami, Paul Bondi. Ils ont tous deux déjoué la loi militaire en vigueur sur le territoire américain en ne s'inscrivant pas à la conscription en septembre 1948. Paul a été rattrapé par la justice et mis en cellule pour quelques années. Jack chevauchera alors des journées entières à travers les plaines du Nouveau-Mexique pour rejoindre la ville, et tenter de libérer son ami. S'en suivront des dialogues forts et poignants entre les deux hommes, chacun ayant suivi un chemin différent depuis l'époque où ils étaient étudiants, et ayant ainsi une vision divergente de la vie, de la justice, des obligations. L'un est prêt, a toujours été prêt à tourner le dos à la justice, libre de penser, d'agir, de choisir par lui-même; l'autre, davantage philosophe, et plus à même d'emprunter le chemin vers le conformisme.
« - [...] Chaque fois que je me retrouve en cabane, je ne pense qu’à une chose.- À sortir ?- Exact.Tu ne seras jamais philosophe, dit Bondi. Pas à ce rythme-là. Seul un philosophe peut transcender ces barreaux et ces murs sans quitter son corps. Ni même ouvrir les yeux.  Malgré la surprise et le ravissement de ces retrouvailles, Bondi avait conscience de la présence d'une troisième partie, le moniteur objectif de son cerveau, qui inspectait et jaugeait avec un certain détachement critique, l'apparence, le discours et les réactions de son vieil ami. Il semblait un peu lent, remarqua le moniteur, comme émoussé par trop de vent, de soleil, et de n'avoir eu pour compagnie que des animaux - comme s'il n'avait pas encore totalement de son rêve du loup sauvage, avec son rocher et son ombre noir. Une concentration artificielle au sein du monde naturel.Je serais peut-être jamais philosophe, admit Burns. Mais il y a une chose pire encore, une seule. C’est que toi t’en seras toujours un. »
La suite nous embarque dans une chasse à l'homme sans merci, une traque haletante, démente, inimaginable. On ne joue pas avec le gouvernement américain, l'obéissance est due, toute forme de rébellion, tout manquement aux règles met le feu aux poudres, une fois l'engrenage de la répression lancé, il est difficile de le contrer, de le stopper... Ce roman a finalement traversé le temps sans prendre une ride ;-)

Merci Edward Abbey, merci aux éditions Gallmeister de nous offrir cette pépite ... et tant d'autres.

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«Comme tous les bêtes cow-boys d'aujourd'hui et d'hier,ils se nourrissaient de sable, de cactus et de gnons,et le jour de la paye d'une pute qui sent l'oignon.
Le silence était intense, brûlant, infini. L'homme entendait ce silence, ou ce qui semblait être la musique de ce silence, le chant du sang dans ses oreilles.
Il regarda au sud : le sommet de la montagne s’incurvait vers l’est, puis de l’ouest, descendait en paliers tranquilles dans l’ombre de Scissors Canyon à vingt kilomètres. Au-delà se dressaient les pics pyramidaux, bleus et embrumés des Manzano et une chaîne de montagnes indomptées qui s’étirait sur cent kilomètres vers le Mexique. Burns scruta au sud, loin au sud, jusqu’à ce que sa vue se trouble de désir impatient, et que le pincement de son cœur lui remonte dans la gorge.
Le soleil était maintenant bas sur l'horizon occidental, globe de feu s'enfonçant entre les cônes noirs de deux volcans éteints : une immense onde de lumière recouvrait le désert, noyant les peupliers de Virginie, les masures d'adobe, les saules roux des berges des canaux, se déversant sur la mesa, se mélangeant au fer et au granit des escarpements montagneux à quinze kilomètres de distance.
De l’autre côté du fleuve, à des kilomètres de là, la ville attendait, s’ébrouait doucement et en silence - vagues volutes de fumée et de poussière, éclats d’objets en mouvement renvoyant le soleil, ombres mouvantes - pas complètement réveillée et trop lointaine pour se faire entendre. Dans la lumière du petit matin, vue depuis l’ouest par l’homme adossé à son genévrier, la ville était une flaque d’ombre bleu-gris indistincte, aux marges floues, aux extrémités sud et est invisibles, toutes fondues sous les vastes ailes de l’ombre des Sangre Mountains.
Car bien sûr, c'est un cauchemar. J'en déteste chaque minute. J'en suis profondément malade - mais je ne peux pas fuir. J'ai trop d'engagements à tenir, trop de faiblesses, trop d'idées optimistes. [...] Optimistes ? continua-t-il. Non, pas vraiment. Je n'imagine pas le monde s'améliorer. Comme toi, je le vois plutôt empirer. Je vois a liberté qu'on étrangle comme un chien, partout où mon regard se pose. Je vois mon propre pays crouler sous la laideur, la médiocrité, la surpopulation, je vois la terre étouffée sur le tarmac des aéroports et le bitume des autoroutes géantes, les richesses naturelles vieilles de milliers d'années soufflées par las bombes atomiques, les autos en acier, les écrans de télévision et les stylos-billes. C'est un spectacle bien triste. Je ne peux pas t'en vouloir de refuser d'y prendre part. Mais je ne suis pas encore prêt à battre en retraite, malgré l'horreur de la situation. Si tant est qu'une retraite soit possible, ce dont je doute.
Que faites-vous dans la vie ? J'établis une métaphysique fondée sur la théorie des plans de réalité unipolaire, ai-je dit. Vous pourriez répéter ? ont-ils demandé. Ce serait redondant, ai-je répondu.- Et c'est là qu'ils t'ont foutu en prison, dit Burns. Je peux franchement pas leur en vouloir.- Non, pas tout à fait. Ils ne comprenaient pas ce qui clochait, chez moi, ni ce contre quoi je m'élevais. L'obéissance est une telle habitude fondamentale dans l'esprit américain contemporain que toute forme de désobéissance est considérée comme une sorte de folie.
Parce que je suis un anarchiste, je ne suis pas seulement un anarchiste jeffersonien. Je suis aussi un anarchiste cynique. Pourquoi ? Parce que je perçois clairement le désespoir total des idéaux anarchistes : tout est contre eux - la pression massive de la surpopulation, l'industrialisation, la militarisation, le poids des sentiments, l'élan de l'histoire. Une cause perdue. Une cause jamais trouvée, si je puis dire, même. En voie de d'extinction en Amérique à l'instant même de sa naissance : Thoreau, le mythe de la Frontière, la Première Guerre mondiale...Bref, Jack, en résumé, mon anarchisme n'est que sentimentalisme. En pratique, je suis un bon citoyen, : je siège à divers comités, je vote aux élections, je me présenterai un jour au conseil d'administration de l'école.
Bondi resta sur sa paillasse sans rien dire, sans rien dire à voix haute, occupé qu’il était à écorcher son âme, à essayer d’examiner sous le scalpel stérile de la logique les entrailles molles luisantes veinées de bleu de son esprit.
En silence et à la hâte, ils se mirent à l'ouvrage sous l'oeil du gardien posté sur le seuil, si distant à l'abri de son pouvoir et de son autorité, si présent dans sa menace.
- Mais Jack...(Jerry hésita:) Tu vas revenir, pas vrai ?- Bien sûr. Quand je serai plus qu'un visage placardé sur des murs de bureaux de poste, je reviendrai en douce. Tu me verras arriver sur la mesa, un soir, quand tout sera calmé.- Ne dis pas des choses pareilles. Tu sais bien que tu ne peux pas continuer ainsi...Tu vis au XXème siècle.- Je n'accorde pas ma vie en fonction des chiffres sur un calendrier.- C'est ridicule, Jack. Tu es un animal social, que ça te plaise ou non. Tu dois faire des concessions...Ou ils vont te traquer comme un ... comme un... Qu'est-ce que les gens traquent, de nos jours ?- Les coyotes. Avec des fusils de cyanure. [...] Je ferais mieux de me magner.
Le vent soulevait la poussière autour d'eux - il sentait les parfums de sel de roche et de silex, les fumets de fougère en décomposition, la résine des pins en contrebas - et fouette les petits trembles, les saupoudra, homme et cheval, de petites feuilles mortes, sèches et dorées.
De l'arroyo noir s'éleva le cri du cheval [...] tandis que sur la vaste quatre voies à côté d'eux, les voitures rugissaient, sifflaient et tonnaient, acier,caoutchouc et chair, visages sombres derrière les vitres, coeurs battants, mains froides - la folie des  hommes et des femmes emmurés dans leurs machines.»
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Quatrième de couverture

Au milieu des années 1950, Jack Burns reste un solitaire, un homme hors du temps. Il s’obstine à parcourir le Nouveau-Mexique à cheval, vit de petits boulots et dort à la belle étoile. Lorsqu’il apprend que son ami Paul vient d’être incarcéré pour avoir refusé de se soumettre à ses obligations militaires, Jack décide de se faire arrêter. Retrouver Paul en prison et s’évader ensemble, tel est son plan. Mais il n’imaginait pas que son évasion déclencherait une traque d’une telle ampleur. Nul ne peut impunément entraver la marche de l’ordre et du progrès.

Seuls sont les indomptés est un chef-d’œuvre d’Edward Abbey, auteur insoumis et emblématique de l’Ouest américain, qui dévoile avec cette échappée sauvage le prix à payer pour la liberté.

Editions Gallmeister, juin 2015
350 pages
Traduit de l'anglais par Laura Derajinski et Jacques Mailhos 
Parution originale The Brave Cowboy, 1956

Edward Abbey (1927-1989) est né dans la ville d'Indiana, en Pennsylvanie, le 29 janvier 1927. En 1944, âgé de dix-sept ans, il quitte la ferme familiale pour aller à la découverte de l'Ouest américain : il tombe amoureux du désert, un amour qui l'animera sa vie durant. Après un bref séjour dans l'armée en Italie entre 1945 et 1947, il rejoint l'université où il rédige une thèse sur "L'anarchie et la moralité de la violence". Il commence à travailler en tant que ranger dans divers parcs nationaux américains et passe notamment deux saisons au parc national des Arches dans l'Utah. Cette expérience lui inspirera son récit Désert solitaire publié en 1968.
Le succès de ce livre et du roman Le Gang de la clef à molette, paru en 1975, ont fait de lui une icône de la contre-culture et le pionnier d'une prise de conscience écologique aux États-Unis. En 1987, il se voit offrir l'un des prix littéraires les plus prestigieux de l'Académie américaine des arts et des lettres. Mais il déclinera cet honneur : il avait prévu la descente d'une rivière de l'Idaho la semaine de la cérémonie de remise du prix… Il meurt en 1989 à l'âge de soixante-deux ans des complications d'une intervention chirurgicale. Il laissera derrière lui une femme et quatre enfants, une douzaine de livres et un message pour la postérité : "No comments." Il demanda à être enterré clandestinement dans le désert par ses proches. Aujourd'hui encore, personne ne sait où se trouve sa tombe.

À PROPOS DU LIVRE

Le livre a été adapté en 1962 au cinéma par David Miller, avec Kirk Douglas et Gena Rowlands dans les rôles principaux.

DANS LA PRESSE

Force est de reconnaître la formidable puissance d'évocation de l'écriture d'Abbey, mais surtout une mise en perspective qui sera une des constantes de son œuvre.
Lionel Destremau, LE MATRICULE DES ANGES

Une chasse à l'homme impitoyable dans les montagnes désertiques du Nouveau-Mexique.
Emmanuel Romer, LA CROIX

LES LIBRAIRES EN PARLENT

Un hymne à la liberté! Il est des formules tellement usées qu'elles en perdent leur signification. Seuls sont les indomptés redonne à celle-ci tout son sens.
Point Virgule - Namur - Belgique

C'est une bombe ! Un Edward Abbey inédit en France, sorte de post-western libertaire et écologiste, doté d'un cow-boy hors du temps qui défie l'entêtante avancée du monde moderne. 
Le Bal des ardents - Lyon

Si une petite visite sur site des éditions Gallmeister vous tente, c'est par ici.

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