mercredi 6 décembre 2017

La fête au bouc ★★★★☆ de Mario Vargas Llosa

«Le peuple célèbre 
en grand enthousiasme 
la fête au Bouc 
le trente du mois de mai» 
On a tué le Bouc 
Merengue dominicain

Le Bouc, le «Chef», le «Père de la Nouvelle Patrie»...un monstre adulé, applaudi, mythifié ... l'instaurateur d'un régime dictatorial, bâti sur la corruption de certains hommes capables du pire pour garder leurs privilèges, pour garder la vie aussi «tout simplement». Est-ce inconcevable de vouloir rester en vie ? Exister ? De ne pas vouloir «sentir le froid» ? Mario Vargas Llosa réussit un tour de force en nous démontrant comment un homme, en usant de ces atouts de séducteur, de charmeur parvient à gagner les faveurs de la majorité d'un peuple, car c'est de cela dont il s'agit,Trujillo a été appelé et aimé par cette majorité, comme bien des dictateurs avant et après lui, a pu instaurer la terreur, et ainsi à soumettre tout un peuple aux ordres, et cela va de soi, nécessairement, à le soumettre à l'insoutenable. Trujillo a régné pendant plus de trente ans, a asservi, assassiné, torturé, poussé au suicide tant d'êtres humains...
«Comment était-ce possible, papa ? Qu'un homme comme Froilan Arala, cultivé, expérimenté, intelligent, en vienne à accepter ça. Qu'est-ce qu'il leur faisait ? Qu'est-ce qu'il leur donnait , pour transformer don Froilan, Chirinos, Manuel Alfonso, toi, tous ses bras droits et gauches, en chiffes molles ?»
Le roman est construit autour de trois récits, celui de l'assassinat de Trujillo, celui de ses derniers jours et celui, ô combien émouvant, d'une jeune fille Urania, fille d'un haut dignitaire du régime, qui revient à Saint Domingue, pour régler en quelque sorte ses comptes devant son père, alité et malade, qui assiste, impuissant, aux déballages des souvenirs, atroces pour la plupart, des ressentiments de sa fille, de ses meurtrissures, et nous livrer, à nous-lecteurs, un témoignage violent de ce qu'a pu être la vie sous la dictature de Trujillo pour une jeune fille, pour les familles, pour tout un peuple.
«Sais-tu pourquoi je n'ai jamais pu te pardonner ? Parce qu tu ne l'as jamais vraiment regretté. Après avoir servi le Chef durant tant d'années, tu avais perdu tout scrupules, toute sensibilité, toute trace de rectitude. A l'image de tes collègues. Et peut-être du pays entier. Était-ce la condition sine qua non pour se maintenir au pouvoir sans mourir de dégoût ? Perdre son âme, devenir un monstre comme ton Chef. Rester impassible et content...»
L'entame de cette lecture nécessite un peu de concentration pour comprendre la structure et s'imprégner des événements qui se déroulent sous nos yeux. L'auteur usent de nombreux flashbacks.
J'ai noté quelques erreurs de traduction et d'orthographe, qui n'enlèvent rien à la qualité de ce grand roman.
A lire, nécessairement.

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«Le chef a trouvé au départ un petit pays ravagé par la guerre des chefs, sans loi ni ordre, appauvri, qui perdait son identité envahi par ses voisins affamés et féroces. Traversant à gué le fleuve Masacre, ils venaient voler biens, animaux, maisons, ôtaient le pain de la bouche de nos ouvriers agricoles, pervertissaient notre religion catholique avec leur diabolique sorcellerie, violaient nos femmes, adultéraient notre culture, notre langue et les coutumes occidentales et hispaniques en nous imposant les leurs, africaines et barbares. Le Chef a coupé le nœud gordien : «Ça suffit !» Aux grands maux, les grands remèdes ! Non seulement il justifiait ce massacre d'Haïtiens de 1937, mais il le tenait pour un haut fait d'armes du régime. Cela n'a-t-il pas empêché la république de se prostituer une seconde fois dans son histoire à ce voisin rapace ? Qu'importe la mort de cinq, dix, vingt mille Haïtiens s'il s'agit de sauver un peuple ?
La maisonnette de la rue César Nicolas Penson, au coin de la rue Galvan, ne recevra plus de visiteurs dans ce vestibule d'entrée toujours orné de la statuette de la Vierge d'Altagracia avec cette plaque de bronze ostentatoire : «Dans cette demeure Trujillo est le Chef». Où l'as-tu remisée, cette preuve de loyauté ? L'as-tu jetée à la mer comme les milliers de Dominicains qui l'avaient achetée et suspendue à l'endroit le plus visible de la maison, pour que personne ne puisse douter de leur fidélité au Chef, et qui, lorsque le charme n'opéra plus, voulurent en effacer la trace, honteux de ce qu'elle représentait: leur lâcheté. Je parie que tu l'as fait disparaître toi aussi, papa.
C'était quelque chose de plus subtil et indéfinissable que la peur : cette paralysie, l'endormissement de la volonté, de la raison et du libre arbitre que ce personnage ridiculement tiré à quatre épingles, à la voix de fausset et aux yeux d'hypnotiseur, exerçait sur les Dominicains pauvres ou riches, cultivés ou incultes, amis ou ennemis, c'est bien cela qui l'avait retenu là, muet, passif, à écouter ces mensonges, spectateur solitaire de cette comédie, incapable de traduire en actes sa volonté de sauter sur lui pour en finir avec le cauchemar que vivait son pays. 
C'était peut-être vrai qu'en raison des désastreux gouvernements qui avaient suivi, beaucoup de Dominicains avaient maintenant la nostalgie de Trujillo. En oubliant les abus, les assassinats, la corruption, l'espionnage, l'isolement, la peur : l'horreur devenue un mythe.«Tout le monde avait du travail et il n'y avait pas toute cette criminalité.»
- Cette criminalité existait bel et bien papa, dit-elle en cherchant le regard de l'invalide qui se met à ciller. Il n'y avait pas autant de voleurs à entrer dans les maisons, ni tant d'agressions dans les rues, pour arracher sacs, montres ou colliers aux passants. Mais les gens étaient tués, frappés, torturés ou disparaissaient. Même ceux qui étaient le plus acquis au régime. Tiens, le fils par exemple, le beau Ramfis, que de crimes a-t-il commis ! Et comme tu tremblais qu'il ne pose les yeux sur moi !»

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Quatrième de couverture

Que vient chercher à Saint-Domingue cette jeune avocate new-yorkaise après tant d'années d'absence ? Les questions qu'Urania Cabral doit poser à son père mourant nous projettent dans le labyrinthe de la dictature de Rafael Leonidas Trujillo, au moment charnière de l'attentat qui lui coûta la vie en 1961. Dans des pages inoubliables - et qui comptent parmi les plus justes que l'auteur nous ait offertes -, le roman met en scène le destin d'un peuple soumis à la terreur et l'héroïsme de quatre jeunes conjurés qui tentent l'impossible : le tyrannicide. Leur geste, longuement mûri, prend peu à peu tout son sens à mesure que nous découvrons les coulisses du pouvoir : la vie quotidienne d'un homme hanté par un rêve obscur et dont l'ambition la plus profonde est de faire de son pays le miroir fidèle de sa folie.
Jamais, depuis Conversation à «La Cathédrale», Mario Vargas Llosa n'avait poussé si loin la radiographie d'une société de corruption et de turpitude. Son portrait de la dictature de Trujillo, gravé comme une eau-forte, apparaît, au-delà des contingences dominicaines, comme celui de toutes les tyrannies - ou, comme il aime à le dire, de toutes les «satrapies». Exemplaire à plus d'un titre, passionnant de surcroît, La fête au Bouc est sans conteste l'une des œuvres maîtresses du grand romancier péruvien.

Editions Gallimard, avril 2002
604 pages
Traduit de l'espagnol (Pérou) par Albert Bensoussan


Mario Vargas Llosa (Arequipa, 1936) est l'auteur de Conversation à «La Cathédrale» (1973), de La tante Julia et le scribouillard (1980), de La guerre de la fin du monde (1983) et des Cahiers de don Rigoberto (1998), parmi la vingtaine d’œuvres à son actif qui ont fait sa réputation internationale. Il est aussi l'essayiste lucide et polémique d'Un barbare chez les civilisés (1998) et de L'utopie archaïque (1999). 
Il est lauréat du prix Nobel de littérature 2010 «pour sa cartographie des structures du pouvoir et ses images aiguisées de la résistance de l'individu, de sa révolte et de son échec».

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