samedi 30 décembre 2017

Le fracas du temps ★★★★☆ de Julian Barnes

Un grand texte littéraire, admirablement écrit, et d'une fluidité remarquable. 

Julian Barnes retranscrit, sans jugement aucun, un destin, celui de Dmitri Chostakovitch, compositeur russe, qui alors qu'il est âgé d'une trentaine d'années se retrouve confronté à la bêtise humaine, et doit faire face au régime totalitaire stalinien, celui-là même qui façonnait les âmes humaines. Il assiste, en 1936, impuissant à la censure de son oeuvre, alors qu'elle était jusque là saluée notamment à l'étranger et qu'il flirtait avec le succès. Il échappe par chance à la mort, son bourreau ayant été fusillé entre temps. Il vivra alors comme temps d'autres, terrorisé, dans la peur de se voir arrêté et fusillé. 
«Parce que, si la tyrannie peut être paranoïde, elle n’est pas forcément stupide. Si elle était stupide, elle ne survivrait pas ; de même que, si elle avait des principes, elle ne survivrait pas. La tyrannie comprenait comment certaines parties – les parties faibles – de la plupart des gens fonctionnaient.»  
Et à ce moment là, que faire ? Collaborer et sauver sa peau et celle de sa famille ? Ou risquer la fonctionnelle balle dans la nuque ? Dmitri Chostakovitch collaborera, dénoncera, se pliera à la norme stalinienne...et vivra, mais à quel prix. La culpabilité, la honte le rongeront toute sa vie, une vie de lâche, dit-il lui-même, condamné à se débattre dans le chaos de son époque.
«Mais il n’était pas facile d’être un lâche. Etre un héros était bien plus facile qu’être un lâche. Pour être un héros, il suffisait d’être courageux un instant – quand vous dégainiez, lanciez la bombe, actionniez le détonateur, mettiez fin aux jours du tyran, et aux vôtres aussi. Mais être un lâche, c’était s’embarquer dans une carrière qui durait toute une vie. Vous ne pouviez jamais vous détendre. Vous deviez anticiper la prochaine fois qu’il vous faudrait vous trouver des excuses, tergiverser, courber l’échine, vous refamiliariser avec le goût des bottes et l’état de votre propre âme déchue et abjecte. Etre un lâche demandait de l’obstination, de la persistance, un refus de changer – qui en faisaient, dans un sens, une sorte de courage. Il sourit intérieurement et alluma une autre cigarette. Les plaisirs de l’ironie ne l’avaient pas encore abandonné.»    
Un sujet sensible, évoqué avec humour et élégance qui élèvent indéniablement cette bouleversante et tragique histoire au rang de mémorable. L'auteur nous pousse à la réflexion. Qu'aurais-je fait à sa place ? Qu'auriez-vous fait ? En reposant "L'Art de perdre" d'Alice Zeniter ou encore "La fête au bouc" de Mario Vargas Llosa, cette même question me taraudait. Avaient-ils vraiment le choix ? Avaient-ils les armes, les outils dont nous bénéficions aujourd'hui pour lutter ?

Une biographie passionnante, une ode à la musique, un livre poignant, important.

«C'était l'ultime et incontestable ironie de sa vie : qu'en le laissant vivre, ils l'avaient tué.»  


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«L'art est à tout le monde et n'est à personne. L'art appartient à toutes les époques, non à une époque. L'art appartient à ceux qui le créent et à ceux qui l'aiment. L'art n'appartient pas plus au Peuple et au Parti qu'il n'appartenait jadis à l'aristocratie et au mécène. L'art est le murmure de l'Histoire, perçu par-dessus le fracas du temps. L'art n'existe pas pour lui-même : il existe pour les gens. Mais quels gens, et qui les définit ? Son propre art était toujours anti-aristocratique à ses yeux. Écrivait-il, comme ses détracteurs l'auraient voulu, pour le mineur du Donbass fatigué de son labeur, qui a besoin d'un doux remontant ? Non. Il écrivait de la musique pour qui voulait l'écouter, pour ceux qui appréciaient le mieux la musique qu'il composait, de quelque origine sociale qu'ils fussent. Il écrivait de la musique pour les oreilles qui pouvaient entendre. Et il savait, par conséquent, que toutes les vraies définitions de l'art sont globales, et que toutes les fausses définitions de l'art lui attribuent une fonction spécifique.
Ingénieurs de l'âme humaine : une expression froide et mécanique. Et pourtant...de quoi s'occupe l'artiste, sinon de l'âme humaine ? A moins qu'il ne veuille être décoratif, ou qu'un toutou des riches et des puissants. Il avait toujours été lui-même anti-aristocratique, par sentiment personnel, tendance politique, principe artistique. A cette époque optimiste - en réalité, si peu d'années auparavant - où l'avenir du pays tout entier, sinon de l'humanité elle-même, était repensé, il avait semblé que tous les arts pouvaient être réunis dans un glorieux projet commun. La musique, la littérature, le théâtre, le cinéma, l'architecture, le ballet, la photographie formeraient un partenariat dynamique qui ne refléterait pas seulement la société ou n'en ferait pas seulement la critique ou la satire, mais la bâtirait. Les artistes, de leur plein gré et sans aucune directive politique, aideraient leurs semblables à se développer et s'épanouir.Pourquoi pas ? C'était le plus vieux rêve de l'artiste. Ou, comme il le pensait maintenant, la plus vieille chimère de l'artiste. Parce que les bureaucrates politiques étaient bientôt apparus pour prendre le contrôle du projet, pour en drainer la liberté et l'imagination et la complexité et les nuances sans lesquelles les arts deviennent sains et absurdes.
Son album de coupures de presse. Quelle sorte d'homme achète un tel album et l'emplit d'articles insultants sur lui-même ? Un fou ? Un ironiste ? Un Russe ? Il pensa à Gogol, planté devant un miroir et lançant de temps en temps son propre nom, sur un ton de révulsion vis-à-vis d'un inconnu. Cela ne lui semblait pas être l'acte d'un fou.Son statut officiel était celui du «bolchevik indépendant». Staline aimait dire que la plus belle qualité du bolchevik était la modestie. Oui, et la Russie était la partie des éléphants...
Une part de lui-même croyait-elle au communisme ? Certainement, si l'alternative était le fascisme. Mais il ne croyait pas à l'Utopie, à la perfectibilité du genre humain, au façonnage de l'âme humaine. Après cinq ans de «Nouvelle Politique économique» instaurée par Lénine, il avait écrit à un ami que «le paradis sur terre» viendrait «dans deux cents milliards d'années». Mais cela, pensait-il maintenant, pouvait bien être encore trop optimiste.
Récemment, le Pouvoir l’avait humilié, lui avait retiré son gagne-pain, ordonné de se repentir. Le Pouvoir lui avait dit comment il voulait qu’il travaille, comment il voulait qu’il vive. A présent, il insinuait que, à la réflexion, il ne voulait peut-être plus qu’il vive.
La peur : qu'en savaient ceux qui l'infligeaient ? Ils savaient que cela fonctionnait, et même comment cela fonctionnait, mais pas ce que cela faisait de la subir. «Le loup ne peut parler de la peur de l'agneau», comme on dit.
Quelques années de suite, il avait porté le même toast de Nouvel An. Pendant trois cent soixante-quatre jours, le pays devait écouter la folle propagande du Pouvoir répéter que tout était pour le mieux dans le meilleur des mondes possibles, que le paradis sur terre avait été créé, ou serait bientôt créé lorsque quelques autres rondins auraient été coupés et qu'un million d'autres copeaux auraient volé, et que quelques centaines milliers d'autres saboteurs auraient été exécutés; répéter que des temps plus heureux allaient venir - s'ils n'étaient pas déjà là. Et, le trois cent soixante-cinquième jour, il levait son verre, et disait de sa voix la plus solennelle : «Buvons à ceci - que tout ne devienne pas encore plus parfait !»
Il n'avait aucun des talents politiques requis : aucun goût pour le léchage de bottes, et il ne savait pas conspirer contre l'innocent, trahir des amis.
Quand la vérité devenait impossible – parce qu’on risquait une mort immédiate – elle devait être déguisée. Dans la musique folklorique juive, la danse est le déguisement du désespoir. Et, en l’occurrence, le déguisement de la vérité était l’ironie. Parce que l’oreille du despote est rarement assez fine pour l’entendre.
[...] si vous sauviez votre peau, vous pouviez sauver aussi vos proches, ceux que vous aimiez. Et puisque vous auriez tout fait pour sauver ceux que vous aimiez, vous faisiez tout pour rester en vie. Et parce qu'il n'y avait pas le choix, il n'était pas possible non plus d'éviter la corruption morale.
Qu'est-ce qui pourrait être opposé au fracas du temps ? Seulement cette musique qui est en nous - la musique de notre être - qui est transformée par certains en vraie musique. Laquelle, au fil des ans, si elle est assez forte et vraie et pure pour recouvrir le fracas du temps, devient le murmure de l'Histoire.
[...] il est toujours possible d'avilir un peu plus les vivants. On ne peut en dire autant des morts.
Il aimait penser qu'il n'avait pas peur de la mort . C'était la vie qu'il craignait , pas la mort . Il était d'avis que les gens devraient penser plus souvent à la mort ,et s'habituer à cette idée . La laisser approcher sans la voir n'était pas la meilleure façon de vivre . Il fallait se familiariser avec elle.
Peut-être était-ce un des drames que la vie ourdit pour nous : c'est notre destinée de devenir dans notre vieil âge ce que, dans notre jeunesse, nous aurions le plus méprisé.
Il savait combien les gens aimaient «mélodramatiser» leur passé, et ressasser rétrospectivement des options et des décisions qu'à l'époque ils avaient prises sans réfléchir. Il savait aussi que le Destin n'est rien d'autre que les mots Et voilà.
Manœuvres trop compliquées pour atteindre le plus simple objectif; stupidité; autosatisfaction; insensibilité à l'opinion d'autrui; répétition des mêmes erreurs - tout cela, étendu à des millions et des millions d'existences, ne reflétait-il pas ce qu'avait été la réalité sous le soleil de la Constitution Staline : un vaste catalogue de petites farces aboutissant à une immense tragédie.
Si vous tourniez le dos à l'ironie, elle se muait en aigrement en sarcasme. Et à quoi était-elle alors bonne ? Le sarcasme était une ironie qui avait perdu son âme.»
Dmitri Chostakovitch en 1950

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Quatrième de couverture

Ils venaient toujours vous chercher au milieu de la nuit… Alors il avait dit à Nita qu’il passerait ces heures inévitablement sans sommeil sur le palier, près de l’ascenseur. Il attendrait que la porte s’ouvre, qu’un homme en uniforme hoche la tête en le reconnaissant, que des mains se tendent et se referment sur ses poignets. Il s’empresserait de les accompagner, pour les éloigner de l’appartement, de sa femme et de son enfant. 

On a beaucoup critiqué les artistes qui ont choisi de cautionner le régime soviétique, qui ont été des «collabos». Mais on ne doit pas oublier que Staline les surveillait de près. Vous deviez obéir, sinon… Un trait de plume du tyran suffisait à vous condamner à mort, ainsi, parfois, que toute votre famille, et à faire disparaître votre œuvre. Alors quel choix aviez-vous? 
Dans Le fracas du temps, Julian Barnes explore la vie et l’âme d’un très grand créateur qui s’est débattu dans le chaos de son époque, tout en essayant de ne pas renoncer à son art. Que pouvait-il faire? Et, en corollaire, qu’est-ce que moi, j’aurais fait? À ces questions cruciales, il y a peut-être des réponses dans ce roman qui raconte une histoire vraie.

Editions Gallimard Collection Bibliothèque étrangère, Mercure de France, avril 2016
200 pages
Traduit de l'anglais par Jean-Pierre Aoustin

Julian Barnes © Alan Edwards




Julian Barnes vit à Londres. Auteur de quinze romans ou recueils de nouvelles, de sept essais ou récits, traduits en plus de quarante langues, il a reçu le David Cohen Prize pour l'ensemble de son oeuvre et le Man Booker Prize pour Une fille, qui danse (Mercure de France).




2 commentaires:

  1. Un sujet intéressant, je note le titre, surtout qu'il vient de paraître également en polonais.

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    1. Oui très intéressant. Hâte de lire ce que tu en auras pensé.

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