lundi 31 décembre 2018

Avant que les ombres s'effacent ★★★★★♥ de Louis-Philippe Dalembert


« Longtemps, le Dr Schwarzberg choisirait de taire cet endroit sur lequel tant de choses seraient racontées, filmées, écrites, peintes, chantées, sculptées, sans épuiser pour autant l'étendue des abominations qui y furent perpétrées, à l'instar d'un cadavre qui n'en finirait pas de livrer ses vérités sur les mille et une manières dont la chair vivante avait été souillée. Son naturel de taiseux ne ressentit pas le besoin d'ajouter sa parole au trop-plein de mots qui tomberaient, par la suite, de partout et de nulle part pour tenter de dire l'ignoble. Au-delà de l'horreur, ce qui le marquerait le plus, ce fut d'avoir trouvé, au moment où il s'y attendait le moins, une parcelle d'humanité dans ce lieu, comme un bourgeon en fleur au mitan d'un champ de bataille. Un clin d’œil de la vie, là où des hommes donnaient avec jubilation la mort à d'autres hommes. »
Magnifique et dense fresque historique et épopée familiale. On suit Ruben Schwarzberg de sa naissance en 1913 à Lödz en Pologne jusqu'à Port au Prince, alors qu'il est devenu un vieux monsieur. 
Il nous raconte son histoire, et celle de ses proches, son passage par l'Allemagne, devenue prison à ciel ouvert, et les camps, où il cohabitera avec la bêtise et la méchanceté, puis son opportunité de démarrer une nouvelle vie dans le Paris de la fin des années 30.
Il nous raconte aussi et surtout comment Haïti a décidé de naturaliser et d'accueillir tous les juifs qui le souhaitaient à partir de 1939. 
« Aucun rêve n'est fou si on se donne les moyens de le réaliser. »
Humour et tendresse sont au rendez-vous et font de cet opus une fiction absolument passionnante. 

Un bel hommage à Haïti, terre d'asile durant la Seconde Guerre mondiale, généreuse alors que, sur cette terre, c'est bien sur la misère que se reflètent les rayons du soleil.

« Le passé d'un individu, c'est comme son ombre, on le porte toujours avec soi. Parfois il disparaît. (Silence.) Parfois il revient. (De nouveau, le silence.) Des fois, on le cherche, et il ne vient pas. Et un jour, il surgit alors qu'on ne l'attend pas. (Silence prolongé.) Pareil à un esprit farceur. Il faut apprendre à vivre avec, à s'en servir au mieux pour avancer. »

«  L'interprétation des événements avait achevé de les convaincre : l'heure était venue d'aller ancrer leur errance ailleurs. [...] Toute la question maintenant était de savoir : vers quelle oasis allait planter leur soukka ? 
Jusqu'à quand, toutefois, devraient-ils passer leur vie à courir devant leur passé ? En quittant Lödz, elle s'était juré de ne plus jamais s'enfuir, ou alors ce serait pour aller planter sa vie, et celle de tous les siens, quelque part où ils n'auraient plus à fuir, ni devant leurs cauchemars, ni devant des bourreaux, où ils seraient une fois pour toutes à la maison, « Ba beit », comme on dit en hébreu...«Il n'y a pas de malédiction qui tienne. Tout dépend de la volonté de l'homme, je veux dire de l'homme et de la femme. Tout dépend de nous et de nous seuls. »
Ce n'est pas drôle tous les jours, tu sais, de te faire passer pour qui tu n'es pas.
Leur regard portait une étrange mélancolie qui les accompagnerait toute leur vie, disparaissant par moments pour revenir plus loin, à la croisée du chemin, tel un zombie facétieux contre lequel ils ne cesseraient jamais de se battre.
À tous, il raconta la fin du séjour parisien, en omettant bien sûr, la semaine au camp d'Argenteuil, exception faite de son oncle qui eut droit, au nom de l’expérience commune, au récit comparé des systèmes d'internement de masse en Allemagne et en France, le génie organisationnel teuton vs l'improvisation gauloise.
Et en l'absence de lui, de son truc chauve en elle, il suffisait qu'elle y repense pour que son corps soit pris d'imperceptibles spasmes et son sexe se mette à frémir, dégoulinant d'envie et de manque. L'agneau s'était métamorphosé en lion pour son plus grand bonheur.
Au fond, l'âge n'a aucune espèce d'importance. Deux personnes qui s'aiment ont l'âge de leurs plaisirs et de leur amour.
Elle adorait tant cet art si distingué pour un homme et une femme de se humer, de se donner l'un à l'autre par la pensée et le frôlement de leurs corps, avant peut-être de concrétiser le désir muet dans les faits.
C'était comme un chapitre de son enfance qui lui était renvoyé en cadeau, avant que les ombres s'effacent, qu'il ne redevienne poussière, ou néant.
...les discussions allaient bon train dans l'île, entre les tenants de l'extension de notre influence dans le monde et ceux qui jugeaient inutile d'aller verser du sang haïtien pour ces mauviettes qui s'étaient laissé prendre le pays en à peine un mois, après avoir vanté l'étanchéité de la ligne Maginot que leurs dirigeants avaient eu la bonne idée de faire visiter aux généraux nazis deux ans plus tôt. Nous, on avait tenu dix-neuf ans avec des armes de bric et de broc face à l'occupant yankee, jusqu'à le bouter hors du sol sacré de la première vraie république libre et indépendante de l'Amérique. Si on avait su que choisir le français comme langue officielle après l'indépendance impliquait tous ces sacrifices, on aurait balancé les colons à la mer avec leur foutu patois. »

Quatrième de couverture

Dans le prologue de cette saga conduisant son protagoniste de la Pologne à Port-au-Prince, l’auteur rappelle le vote par l’État haïtien, en 1939, d’un décret-loi autorisant ses consulats à délivrer passeports et sauf-conduits à tous les Juifs qui en formuleraient la demande.
Avant son arrivée à Port-au-Prince à la faveur de ce décret, le docteur Ruben Schwarzberg fut de ceux dont le nazisme brisa la trajectoire. Devenu un médecin réputé et le patriarche de trois générations d’Haïtiens, il a tiré un trait sur son passé. Mais, quand Haïti est frappé par le séisme de janvier 2010 et que sa petite-cousine Deborah accourt d'Israël parmi les médecins du monde entier, il accepte de revenir sur son histoire.
Pendant toute une nuit, sous la véranda de sa maison dans les hauteurs de la capitale, le vieil homme déroule pour la jeune femme le récit des péripéties qui l’ont amené là. Au son lointain des tambours du vaudou, il raconte sa naissance à Łódź en 1913, son enfance et ses études à Berlin – où était désormais installé l'atelier de fourrure familial –, la nuit de pogrom du 9 novembre 1938 et l'intervention providentielle de l’ambassadeur d’Haïti. Son internement à Buchenwald ; son embarquement sur le Saint Louis, un navire affrété pour transporter vers Cuba un millier de demandeurs d’asile, mais refoulé vers l’Europe ; son séjour enchanteur dans le Paris de la fin des années trente, où il est recueilli par la poétesse haïtienne Ida Faubert, et, finalement, son départ vers sa nouvelle vie : le docteur Schwarzberg les relate sans pathos, avec le calme, la distance et le sens de la dérision qui lui permirent sans doute, dans la catastrophe, de saisir les mains tendues.
Avec cette fascinante évocation d'une destinée tragique dont le cours fut heureusement infléchi, Louis-Philippe Dalembert rend un hommage tendre et plein d’humour à sa terre natale, où nombre de victimes de l’histoire trouvèrent une seconde patrie.

LOUIS-PHILIPPE DALEMBERT est né à Port-au-Prince et vit à Paris. Professeur invité dans des universités américaines et suisses, écrivain en résidence à Rome, Jérusalem ou Berlin, il publie depuis 1993 des romans, essais, des nouvelles et de la poésie. Ses livres sont traduits dans le nombreux pays. Il a été lauréat de nombreux prix dont le prix RFO en 1999, le prix Casa de las Américas en 2008 et le prix Thyde Monnier de la SGDL en 2013.

Éditions Sabine Wespieser Éditeur, avril 2017
291 pages
Prix France Bleu Page des Libraires 2017
Prix Orange du Livre 2017

dimanche 30 décembre 2018

Un fils obéissant ★★★★☆ de Laurent Seksik

Un tel roman m'offrirait surtout de nous retrouver côte à côte une dernière fois, le temps de l'écriture. Signe qu'un an après sa disparition je n'ai toujours pas fait son deuil : je préfère imaginer mon père vivant entre des pages, plutôt que sous la terre comme au ciel.
Laurent Seksik nous conte sa vie, qui tourne autour du souvenir, depuis la mort de son père.
Le temps d'un trajet en avion, d'un retour aux sources pour rendre hommage à son père, disparu un an auparavant, il ravive les souvenirs, et convoque son propre passé : l'histoire de sa famille, ses études de médecine, son parcours d'écrivain plutôt chaotique, sa rencontre salutaire avec l'écrivain Le Clézio, sa relation fusionnelle avec son père, qu'il accompagnera jusqu'à la fin. Ces moments, en milieu hospitalier, sont particulièrement émouvants, racontés avec un tel réalisme qu'ils en sont d'autant plus déchirants. 
Mes propres souvenirs se mêlant aux mots de l'auteur, les émotions m'ont par moment submergée. De belles émotions. Rien de sinistre, je vous rassure. 
L'écriture de l'auteur est de très belle facture, et teintée d'humour, elle rend ce voyage, entre passé et présent, absolument touchant

Le roman du père tant aimé, le roman du deuil, celui de la reconstruction aussi, certainement. Une autobiographie romancée, vibrante d'émotion, de bienveillance et d'amour. 

« « On sera bien ici, ta mère et moi...» Dans le ton de sa voix flottait un détachement désinvolte destiné à tromper mon angoisse mais qui produisit le même effet que si une poignée de terre m'était portée en bouche.
- Moi, je suis sicilien d'origine [...] Chez nous, la famille, c'est essentiel. Quand quelqu'un est vivant, il est absolument vivant, il chante, il hurle, il baise et tout le monde l'entend chanter, hurler, baiser. Quand il meurt, il meurt aussi bruyamment. On entend partout qu'il ne gueule plus. Les villages et les murs des maisons tremblent de son silence. Nos femmes, voyez-vous, le deuil les enveloppe. Il les habille, le deuil. Il tombe sur leurs épaules comme un costume Armani.
En cette matinée, ma mère a quitté son poste de directrice d'école pour nourrir mari et enfants avant de retourner à son travail une heure et demie plus tard, engageant une course contre le temps sans jamais rien laisser paraître du degré d'urgence et d'anxiété dans lequel cette cavalcade la plonge.
Convaincu qu'ignorance et haine allaient de pair, son indécrottable optimisme et sa foi en la nature humaine aidant, mon père rêvait de révéler à la communauté humaine, et pourquoi pas par mon intermédiaire, les splendeurs de ses racines, de professer les vertus du cosmopolitisme. Son métier d'enseignant le rendait optimisme sur le pouvoir de la transmission, son âme de poète lui laissait espérer dans la capacité d'une oeuvre à réenchanter le monde. 
Ces jours précédant ta dernière hospitalisation, tu m'avais dit t'être plongé dans la lecture de Proust, avais confié être parfois fatigué par la longueur des phrases mais ravi de l'élan qu'elles insufflaient au roman. J'avais ironisé, oubliant que cette remarque venait d'un homme de ton âge, négligeant de saluer ton pouvoir d'émerveillement que le long cortège des décennies et des épreuves n'avait pas entamé. 
Elle lit La Montagne magique et je l'envie d'être partie respirer l'air pur des sommets, voyager sur les traces de Hans Castorp dans le lent défilé des cimes et des contreforts.   
[...] et ainsi sont les fils et les filles ne pouvant imaginer que leur tour viendra d'être orphelins, aveugles à leur propre avenir, humant en toute innocence un parfum d'insouciance éternelle avant d'être rattrapés et cueillis par la main du destin.Je prends cette femme pour une étrangère entonnant la litanie des pleureuses. Elle est une sœur d'âme qui m'a seulement précédé dans le manège où mon ticket m'attend déjà.
Depuis un an, excepté des classiques relus comme par devoir, je n'arrive pas à entrer dans un roman. Le charme n'agit plus, ma lecture ne m'offre qu'un interminable catalogue de paysages sans âme aux décors de pacotille et d'être sans chair, délivrés de leurs souffrances, figés dans leurs mouvements, leurs pensées insondables, leurs actes arbitraires. Un personnage monte dans un train, je reste à quai. Un couple s'entre-déchire comme on se dit bonsoir avant d'aller dormir. Tous les amours sont possibles, les désirs assouvis, les faiblesses vaincues d'avance. Devant moi se succède une lente suite de mots sans magie, incapables du moindre écho, impuissants à traduire une idée, impropres à délivrer. Alignement de paragraphes comme transcrits par une plume exsangue, d'où aucune clarté ne tombe, aucun chant ne s'élève, aucune douleur ne s'imprime, aucun monde ne se dessine, aucune vérité ne surgit. Je tourne les pages d'un geste d'automate, étranger à celui qui parle. Je crois avoir perdu le goût de lire le jour où j'ai perdu mon père.
Une fois imprimé, le livre est comme un oiseau mort.
- Tu as suivi quelques-uns de mes conseils, mais visiblement pas celui d'entamer une analyse. Tu as peur que cela ne nuise à ton inspiration ? [...]- J'ai bientôt cinquante ans. Je crois que je ferai sans.- C'est dommage, tu manques une des plus exceptionnelles aventures humaines de ce temps. Mais peut-être la littérature est-elle un autre moyen de se connaître et de se révéler à soi-même. 
[...] à moins qu'une fois de plus, une dernière fois, toi qui resteras lucide jusqu'aux derniers instants, tu ne continues à te jouer de ma crédulité pour éclaircir l'affreuse noirceur de ces jours-là.
Le Kaiser Guillaume a très mal pris la chose, parce que les Allemands sont très à cheval sur les principes, et jamais à un million de morts près. Le Kaiser a donc déclaré la guerre aux Russes même si le tsar était aussi son cousin, parce que chez ces gens-là, Laurent, l'esprit de famille se résume à jouer aux petits soldats à l'heure du thé mais avec de vraies gens et à balles réelles.
[...] c'est peut-être bien de faire deux choses à la fois, mais c'est encore plus beau de pouvoir vivre de sa passion.
Il perdit son enthousiasme en rapportant les longs mois qui suivirent, dans Alger libérée, avant que les juifs ne fussent autorisés par le nouveau pouvoir à retrouver la nationalité française que Pétain leur avait retirée. - Si tu crois que j'exagère, arguait-il, lis ce que Derrida a écrit sur la question. Ça restera le grand traumatisme de notre existence d'être restés des apatrides dans la France libérée après avoir été des indigènes sous celle du Maréchal...
- Un plan ? - Il éclata de rire. - Je n'ai jamais fait aucun plan ! Crois-en mon expérience, il vaut mieux se fier à son instinct. L'inspiration nous guide toujours.
Ni l'argent ni la gloire ne leur ont jamais importé. Ils viennent en vertu des grands principes. Ils savent qu'on laisse pour seul héritage la quantité d'amour qu'on a donnée aux siens.
[...] seule la manière compte, le chemin vers la réalisation de ses espérances importe plus que le succès. » 

Quatrième de couverture

Un homme se rend sur la tombe de son père un an après sa disparition pour y tenir un discours devant une assemblée de proches… 
Le neuvième roman de Laurent Seksik, le premier où il ose le je, embrasse une vie d’amour filial. Ce voyage entre présent et passé entremêle l’épopée prodigieuse d’un grand- oncle dans le siècle, le parcours initiatique du garçon obéissant qui réalisa le rêve de son père d’avoir un fils écrivain et le tragique de la perte de l’être cher. 
D’une rare puissance émotionnelle, Un fils obéissant déploie toute la splendeur et les vicissitudes des liens familiaux, qu’ils nous entravent ou nous transcendent.

Né à Nice en 1962, Laurent Seksik est écrivain et médecin.
Ses derniers ouvrages parus sont Les Derniers Jours de Stefan Zweig, Le Cas Eduard Einstein, L’Exercice de la médecine et Romain Gary s'en va-t-en guerre (Flammarion, 2010, 2013, 2015, 2017).

Éditions Flammarion, Août 2018
249 pages

dimanche 16 décembre 2018

Tenir jusqu'à l'aube ★★★★☆ de Carole Fives


Lecture particulière, de celle qui se déroule d'une traite, rapide, tendue, et dont ne ressort pas indifférent; que l'on ai aimé ou détesté, elle laisse forcément quelques traces, à mon avis. 
La souffrance d'un être, le sujet de ces pages, celle d'une femme en l’occurrence, dans ce roman,  une jeune maman, à vif, démunie, esseulée face aux responsabilités d'élever seule son enfant, de lui offrir le minimum vital, alors qu'aucun mode de garde ne s'offre à elle, et que les demandes de boulot (elle est designeuse) désertent sa boîte mail. Un quotidien difficile pour ce duo, abandonné de la présence d'un homme, d'un mari, d'un père. Un quotidien éprouvant, violent nécessairement de par cette situation précaire et culpabilisante, quand le regard des autres s'en mêle et que le jugement est bien présent, poignardant.  
« Encore un enfant roi, encore une mère célibataire qui ne gère rien, une pauvre conne. »
Un roman coup de poing, intimiste et dérangeant, un appel à l'aide qui reste sans réponse (quasi), qui bouscule les esprits, et qui sonne assurément juste, assurément vrai. Jusqu'où est-on capable d'aller pour un moment de répit, un moment à soi, rien qu'à soi, pour maintenir un semblant de vie et de cohésion, pour ne pas sombrer dans la folie quand aucune main ne se tend ? 


« On présente la solo comme une battante, la super-woman des années 80 s'est dotée d'un nouveau pouvoir, en plus de travailler et de rester jeune, elle élève ses enfants elle-même. Elle est libre, totalement libre cette fois. De quoi se plaint-elle ? La solo a parfois poussé le bouchon jusqu'à faire un bébé toute seule, c'est son choix, son problème, elle n'a qu'à assumer et bien se tenir.
Ces promenades les laissaient hagards, défaits, le plaisir de la sortie était gâché, il fallait traverser quelques rues encore, puis le grand hall de la résidence et ses mosaïques au sol, se jeter dans l’ascenseur et regagner leur dernier étage, leur huis clos, leur petit enfer quotidien.
S'organiser, voilà le nerf de la guerre, voilà ce qui lui manquait. Il lui semblait que les autres jonglaient avec les horaires, les créneaux et que, par des tours de passe-passe mystérieux, es emplois du temps des familles s'harmonisaient, se complétaient, qu'ils avaient compris quelque chose qui lui avait complètement échappé jusqu'ici.
Ils étaient hors norme, ils étaient fragiles, ils étaient suspects.
Elle n'était ni jeune vieille, elle était juste ce terme générique, ce terme qui se vidait de son contenu sitôt prononcé, une femme. »

Quatrième de couverture

«Et l'enfant ? 
Il dort, il dort. 
Que peut-il faire d'autre ?» 

Une jeune mère célibataire s'occupe de son fils de deux ans. Du matin au soir, sans crèche, sans famille à proximité, sans budget pour une baby-sitter, ils vivent une relation fusionnelle. Pour échapper à l'étouffement, la mère s'autorise à fuguer certaines nuits. À quelques mètres de l'appartement d'abord, puis toujours un peu plus loin, toujours un peu plus tard, à la poursuite d'un semblant de légèreté. 
Comme la chèvre de Monsieur Seguin, elle tire sur la corde, mais pour combien de temps encore? 

On retrouve, dans ce nouveau livre, l'écriture vive et le regard aiguisé de Carole Fives, fine portraitiste de la famille contemporaine. Après C'est dimanche et je n'y suis pour rien et Une femme au téléphone parus dans la collection «L'arbalète», Tenir jusqu'à l'aube est son quatrième roman.

Éditions Gallimard, Collection L'Arbalète, août 2018

177 pages

Sélection Prix Fnac 2018

La toile du monde ★★★★☆ de Antonin Varenne

Une saga historique, foisonnante, tirée d'une histoire vraie, qui démarre dans le Paris du début du siècle dernier, en 1900, un Paris qui devient la capitale du monde pendant les six mois que durera l'Exposition universelle
Une femme rousse, journaliste, une femme libre et à l'esprit libertaire, débarque dans ce Paris, à contre courant de la mode féminine et des mœurs en vigueur à cette époque : elle sait à peine de quel côté on enfile une robe, ne porte ni corset ni jupon, mais un grand chapeau et des pantalons, apanage des hommes, autorisés, à l'époque, uniquement aux femmes chevauchant.
Bien loin du genre féminin si sujet à la servitude volontaire, de ces dindes rôties, dans leurs corsets qui en avaient tué plus d'une, ces bourgeoises qui se moquaient d'avoir le droit d'entrer à l'université si leurs armoires étaient bien garnies, ces pondeuses de mômes, ... ces bonnes femmes noyées dans leur quotidien...se plaignant à jamais mais terrifiées à l'idée de se révolter, elle sera considérée comme la putain des puissants en rédigeant des chroniques sulfureuses sur Paris, qu'elle personnifie comme une putain ouverte et accueillante, s'autorisant ainsi un peu de cette poésie interdite aux journalistes. 

« Les femmes étaient dessinées pour être soulevées par la taille et tourner comme des toupies. Plus elles étaient élégantes, plus leur sang était retenu et oppressé. Les silhouettes laineuses et avachies des travailleuses, elles, se confondaient presque avec celles des hommes appuyés à des cannes. Cet accessoire martial donnait à leur groupe une allure âgée, de professeurs prêts à botter le cul à des gamins trop bruyants ou d’inspecteurs qui allaient, du bout ferré de leur badine vernie, soulever une robe pour vérifier dessous le nombre de jupons. Ils paradaient comme si chacun avait droit de regard sur toutes les femmes. »
Happée par cette histoire, j'ai retrouvé l'ambiance de Pierre Lemaitre dans "Couleurs de l'incendie", et je m'en suis délectée. Nous assistons à la naissance du XXème siècle, à la construction de Paris et de son métropolitain, aux prémices de la modernité avec l'avènement de l'électricité, et du moteur à explosion. Ce roman est dense, riche, puissant; il aborde, entre autres thèmes, les questions de l'intégration, de la cause des femmes, en France mais également outre Atlantique, de leur rôle de domestique à de leur émancipation, du pouvoir, de la civilisation indienne décimée par les Blancs. Il est également une ode à la liberté. Les êtres libres avaient d'autres formules, d'autres images et choix que ceux préparés à l'avance pour les circonstances de nos vies. Mais c'était face à la peur qu'on les reconnaissait le mieux. Plus grandes les peurs, plus grande la liberté.
« Aux hommes libres, rien n'arrive comme aux autres. »
On y croise également de nombreuses personnalités de l'époque, des peintres, des artistes, comme Julius LeBlanc Stewart, un artiste américain qui fit carrière à Paris, connu pour ses nus et ses portraits de la société de la Belle Epoque.
Opus conseillé par un libraire indépendant, dont j'apprécie les avis, lors d'une présentation de la rentrée littéraire. Une nouvelle fois, je ne regrette pas mon achat. Je n'avais cependant pas noté qu'il était l'ultime tome d'une trilogie ; Trois mille chevaux vapeur et Equateur, ayant précédé ce dernier tome. Nonobstant, je n'ai eu aucun mal à rentrer dans cette histoire, je suppose donc que les tomes de cette trilogie Bowman sont indépendants. Mais dans lesquels j'ai bien envie de me plonger. 
« Si la mémoire était une pomme, la nostalgie serait le ver qui s’en nourrit et dévore sa demeure. »

« Aileen avait été accueillie à la table des hommes d'affaires comme une putain à un repas de famille, tolérée parce qu'elle était journaliste. Le premier dîner, dans le grand salon du luxueux Touraine, avait suffi à la convaincre qu'elle naviguait à bord d'une ménagerie, transportant les animaux et les clowns d'un cirque dont les vrais artistes étaient à bord d'un autre navire.
Dans cet Ouest qui usait les os et les dents, l'hiver fauchait allègrement les vieux pionniers fatigués. Une somme impressionnante de disparitions et de souvenirs, qui tenaient dans une besace à son épaule et un petit sac de voyage à ses pieds sur le pont du Touraine, soudain trop lourd.
Les Expositions apparaissent, de loin en loin, comme des sommets d'où nous mesurons le chemin parcouru. L'homme en sort réconforté, plein de vaillance et animé d'une joie profonde dans l'avenir. Cette joie, apanage exclusif de quelques nobles esprits du siècle dernier, se répand aujourd'hui de plus en plus ; elle est le culte fécond où les Expositions universelles prennent place comme de majestueuses et utiles solennités, comme les manifestations nécessaires de l'existence d'une nation laborieuse poussée par un irrésistible besoin d'expansion, comme des entreprises se recommandant moins par les bénéfices matériels que par l'impulsion vigoureuse donnée à l'esprit humain.
 ... la mode faisait aux femmes des seins en obus patriotiques.
L'obstination était un trait de caractère, dont les excès ne diminuaient pas l'utilité.
...elle reconnaissait aux poètes un talent particulier et partageait leur plaisir de l'errance et de la déambulation. De la cadence des pas donnant naissance aux idées.
Le monde est fait comme ça. C'est une pyramide. Une pointe depuis laquelle la force de gravité s'exerce, s'aplatissant sur elle-même, répartissant ses efforts sur toute la surface au sol, nous. Dans un monde juste, la pointe porterait la base, elle serait plantée dans la terre et nous porterait vers le ciel.
Le jour on vendait des objets, la nuit du temps à ceux qui avaient besoin d'en prendre. L'alcool le ralentit et l'allonge, les ouvriers sans loisirs en redemandaient.
- Avez-vous entendu parler du moteur à combustion interne de M. Diesel, d'une puissance et d'un rendement bien supérieurs à la vapeur, comparables à ceux de l'électricité, mais bien plus compact et autonome ? Il fonctionne au pétrole. C'est une révolution, madame Bowman, une révolution ! On parle d'une automobile européenne capable d'atteindre la vitesse de cent kilomètres à l'heure, vous rendez-vous compte ?
Son père blanc lui avait appris que ceux de sa race utilisaient les mots non pour dire les choses, mais pour les cacher : « Ils en ont tant qu’il est impossible de savoir ce qui est une histoire inventée, un mensonge ou une vérité dans les discours. Ils écrivent même des livres qui sont des histoires fausses, des romans, pour raconter autrement la réalité. Dedans, des personnages imitent les vrais hommes, que les lecteurs aiment croire à leur tour, pour se faire peur, se réjouir ou se prendre pour des héros. Ce sont des mots qui cachent d’autres mots, des mots-mensonges.
Des hommes qui ne savent ni lire ni écrire, incapables de distinguer leur droite de leur gauche, dans les sabots desquels, à l'armée, on met d'un côté du foin et de l'autre de la paille pour qu'ils s'y reconnaissent, ceux-là sont électeurs ! Les pochards qui ne désemplissent pas du matin au soir, qui laissent leur raison au fond du premier verre tellement ils sont intoxiqués, ceux-là aussi sont électeurs. Comme les fainéants qui se font nourrir par leur femme, ou les proxénètes qui vivent de la fille : électeurs. Les gâteux ? Électeurs . Les fous et les fous qu'on dit guéris ? Électeurs. Des assassins peuvent choisir leur député ! Mais aux femmes, réputées inférieurs à tous ceux-là, la République ne reconnaît qu'un seul travail : celui de contribuables. Parce que nous payons l'impôt, sur les salaires que les maris encaissent légalement en notre nom !
- [...] Ma conviction est que les créations, ou les créatures échappent toujours à leur créateur.[...]Le rassemblement de tant d'inventions humaines est une fête, mais tout l'acier des machines, dont est aussi fait mon moteur, contient une menace. Quand le moteur tourne, le métal est chaud. Quand il s'arrête, le voir et le sentir se refroidir me fait toujours une étrange impression. Comme s'il retrouvait sa vraie nature, insensible, et préparait un mauvais coup dans son sommeil.- Vous ne croyez pas comme Saint-Simon, que les ingénieurs seront les grands hommes de ce nouveau siècle . Que la technologie apportera la paix et la prospérité ?[...]- Je suis un pacifiste, madame Bowman, mais je sais que ce ne sont pas les ouvriers ni la masse des pauvres qui lancent les nations dans des guerres. Il faut avoir le pouvoir des politiciens pour le faire. Et les politiciens ne se lanceraient pas dans des conflits armés s'ils n'avaient pas le soutien des scientifiques, qui garantissent les chances de victoire grâce à leurs découvertes et leurs inventions. Non, je ne partage pas l'optimisme du comte de Saint-Simon. »

Quatrième de couverture

   La toile du monde possède le souffle sensuel et l’énergie des grands romans qui plient la réalité aux dimensions du rêve. Rêve de liberté d’une femme venue d’un autre monde, rêve de métamorphose du Paris de 1900, décor de l’Exposition universelle. Après Trois mille chevaux-vapeur et Équateur, Antonin Varenne signe une œuvre saisissante et confirme la singularité de son talent.
   Aileen Bowman, trente-cinq ans, journaliste, célibataire, est venue couvrir l’événement pour le New York Tribune. Née d’un baroudeur anglais et d’une française utopiste, élevée dans le décor sauvage des plaines du Nevada, Aileen est un être affranchi de tout lien et de toute morale, mue par sa passion et ses idéaux humanistes.
   Au fil d’un récit qui nous immerge au cœur de la ville en chantier, du métropolitain naissant aux quartiers des bordels chers aux peintres, la personnalité singulière d’Aileen se confond avec la ville lumière. Un portrait en miroir qui dessine la toile du monde, de l’Europe à l’Amérique, du XIXe et au XXe siècle, du passé d’Aileen à un destin qu’elle n’imagine pas.

Éditions Albin Michel, Août 2018
347 pages


Charles-François Jeandel - Femme assise, nue.gif
Charles-François Jeandel - Femme assise, nue,
dans l'atelier de l'artiste entre 1890 et 1900 (cyanotype)

lundi 19 novembre 2018

Frère d'âme ★★★★☆ de David Diop

Deux camarades, plus que frères, puisqu'ils se sont choisis comme frères, deux tirailleurs sénégalais, attendant le coup de sifflet de mort du capitaine, pour sortir du ventre de la terre, accompagnés de leurs camarades sénégalais, en hurlant, pour affronter leurs ennemis aux yeux bleus jumeaux, pour affronter la mort, alors que des petits obus malicieux décapitants et des gros grains rouges de guerre [tombent] du ciel métallique.

C'est un rescapé des ténèbres qui nous parle, qui nous raconte la folie de la guerre, la violence, la furie, qui nous conte sa vengeance, sa folie et la douleur qui mord

Déroutant, dérangeant, puissant, profondément humain, ce roman bouscule, questionne sur les séquelles psychologiques, les cicatrices morales que le basculement dans la violence, dans la cruauté provoque. Il aborde aussi la question du déracinement et l'histoire des soldats coloniaux, éternels oubliés.
« La nuit, tous les sangs sont noirs. »
Le rythme est enlevé et les mots, très souvent répétés, accentuent encore davantage le rythme de cette bouleversante lecture.
Un roman de la rentrée littéraire 2018, une confession troublante, dont je ne peux que vivement conseiller la lecture.


« Ah Mademba Diop ! ce n'est que quand tu t'es éteint que j'ai vraiment commencé à penser. Ce n'est qu'à ta mort, au crépuscule, que j'ai su, j'ai compris que je n'écouterais plus la voix du devoir, la voix qui ordonne, la voix qui impose la voix. Mais c'était trop tard.
Au nom de je ne sais quelles lois humaines, je t'ai abandonné à ton sort misérable. Peut-être pour sauver mon âme, peut-être pour rester tel que ceux qui m'ont élevé ont voulu que je sois devant Dieu et devant les hommes. Mais devant toi, Mademba, je n'ai pas été capable d'être un homme. Je t'ai laissé me maudire, mon ami, toi, mon plus que frère, je t'ai laissé hurler, blasphémer, parce que je ne savais pas encore penser par moi-même.
Tous vont mourir sans penser parce que le capitaine Armand leur a dit : « Vous les Chocolats d’Afrique noire, vous êtes naturellement les plus courageux parmi les courageux. La France reconnaissante vous admire. Les journaux ne parlent que de vos exploits ! »
La seule différence entre mes camarades [...] et moi, c'est que je suis devenu sauvage par réflexion.
Un champ ensemencé de millions de petits grains de guerre métalliques qui ne donnent rien. Un champ de bataille balafré façonné par des carnivores.
... la tranchée ennemie, ouverte elle aussi comme le sexe d'une immense femme, une femme de la taille de la Terre.
C'est ça la guerre : c'est quand Dieu est en retard sur la musique des hommes, quand Il n'arrive pas à démêler les fils de trop de destins à la fois.
... nous ne pensions plus à la douleur de l'absence qui tord les entrailles, mais à la faim qui ne les tord pas moins.
Mon père est un soldat de la vie quotidienne qui n'a vécu que pour préserver ses femmes et ses enfants de la faim. Jour après jour, dans ce fleuve de duré qu'est la vie, mon père nous a rassasiés des fruits de ses champs et de ses vergers. Mon père, ce vieil homme, nous a fait croître et embellir, nous sa famille, comme les plantes dont il nous nourrissait. C'était un cultivateur d'arbres et de fruits, c'était un cultivateur d'enfants. [...]« Moi Bassirou Coumba Ndaye, petit-fils d'un des cinq enfants fondateurs de notre village, je vais te dire, Abdou Thiam, une chose qui ne va pas te plaire. Je ne refuse pas de consacrer un de mes champs à la culture de l'arachide, mais je refuse de consacrer tous mes champs à l'arachide. L'arachide ne peut pas nourrir ma famille. Abdou Thiam, tu dis que l'arachide c'est de l'argent, mais par la vérité de Dieu, je n'ai pas besoin d'argent. » »

Quatrième de couverture 

Un matin de la Grande Guerre, le capitaine Armand siffle l’attaque contre l’ennemi allemand. Les soldats s’élancent. Dans leurs rangs, Alfa Ndiaye et Mademba Diop, deux tirailleurs sénégalais parmi tous ceux qui se battent alors sous le drapeau français. Quelques mètres après avoir jailli de la tranchée, Mademba tombe, blessé à mort, sous les yeux d’Alfa, son ami d’enfance, son plus que frère. Alfa se retrouve seul dans la folie du grand massacre, sa raison s’enfuit. Lui, le paysan d’Afrique, va distribuer la mort sur cette terre sans nom. Détaché de tout, y compris de lui-même, il répand sa propre violence, sème l’effroi. Au point d’effrayer ses camarades. Son évacuation à l’Arrière est le prélude à une remémoration de son passé en Afrique, tout un monde à la fois perdu et ressuscité dont la convocation fait figure d’ultime et splendide résistance à la première boucherie de l’ère moderne.

Né à Paris en 1966, David Diop a grandi au Sénégal. Il est actuellement maître de conférences à l’université de Pau.

Éditions Seuil, Août 2018
175 pages

Prix Goncourt des Lycéens - 2018

vendredi 9 novembre 2018

Leurs enfants après eux ★★★★☆ de Nicolas Mathieu

Repéré dès sa sortie, une couverture attirante, une quatrième de couverture alléchante. Je me réjouis de ne pas avoir pris la tangente; je me suis régalée à la lecture de ce roman, qui n'était pas encore  goncourisé. C'est à présent chose faite, et c'est très mérité à mon humble avis.

Ce roman est un régal, un bond en arrière de quelques années (d'un bon quelques années quand même;-)), hyper réaliste; il a parlé à l'adolescente que je fus dans les années 90, j'ai complètement adhéré. 

Portrait d'une jeunesse bouillonnante, chaussée de Torsion, habillé d'un tee-shirt Waikiki, dans les oreilles Nirvana et NTM et une console de jeux dans les mains, qui contourne les ordres et défie l'autorité, en proie à leurs hormones, cornaqués pour obtenir de vains brevets qui les destinaient à des formations plus ou moins prestigieuses, mais qui toutes agissaient comme autant de laminoirs d'où l'on sortait accompli ou bien brisé, c'est à dire disponible. Que du bonheur ;-)
« ...ils vont vite, ils sont jeunes, et mourir n'existe pas. »
Portrait très réussi également, avec la noirceur qui va bien, d'un monde ouvrier décadent, celui de la métallurgie en Lorraine. 
« Les hommes parlaient peu et mouraient tôt. Les femmes se faisaient des couleurs et regardaient la vie avec un optimisme qui allait en s'atténuant. Une fois vieilles, elles conservaient le souvenir de leurs hommes crevés au boulot, au bistrot, silicosés, de fils tués sur la route, sans compter ceux qui s'étaient fait la malle. »
Le langage est fleuri, le rythme est enlevé, la narration est claire et précise. 
Un plaisir de lecture à ne pas bouder. Bravo Mr Mathieu. 
« La vitesse leur tirait des larmes et leur montait dans la poitrine. Ils filaient sur la tête éteinte, tête nue, incapables d'accidents , trop rapides, trop jeunes, insuffisamment mortels. »

« Chez eux, on était licencié, divorcé, cocu ou cancéreux. On était normal en somme, et tout ce qui existait en dehors passait pour relativement inadmissible. Les familles poussaient comme ça, sur de grandes dalles de colère, des souterrains de peines agglomérées qui, sous l'effet du Pastis, pouvaient remonter d'un seul coup en plein banquet. Anthony, de plus en plus, s'imaginait supérieur. Il rêvait de foutre le camp.
Il avait peur, c'était délicieux.
Globalement, cette envie de reluquer le corps des filles ne le quittait pas. Dans ses tiroirs et son lit, il planquait des magazines et des VHS, sans parler des mouchoirs en papier.  
Sous les combles, des mômes à peine plus vieux que lui se défonçaient en jouant à Street Fighter. Au rez-de-chaussée, leur père regardait Intervilles, une bière à la main.
[...] C'est drôlement doux, une fille, on ne s'y fait jamais complètement.Celle-là s'appelait Stéphanie Chaussoy.Anthony vivait l'été de ses quatorze ans. Il faut bien que tout commence.
À l'horizon, le ciel avait pris des couleurs exagérées. Grisé, il lâcha le guidon et ouvrit les bras. La vitesse faisait battre les pans de son débardeur. Il ferma les yeux un instant, le vent sifflant à ses oreilles. Dans cette ville moitié morte, étrangement branlée, construite dans une côte et sous un pont, Anthony filait tout schuss, pris de frissons, jeune à crever.
La maison des Casati était construite de plain-pied, sans rien autour, juste la pelouse à moitié morte où les pas du garçon faisaient un bruit de papier froissé. Son père, qui n'en pouvait plus de l'entretien et du désherbage, avait tout passé au Round Up. Depuis, il pouvait regarder le Grand Prix le dimanche l'esprit tranquille. Avec les films de Clint Eastwood et Les Canons de Navarone, c'était le seul truc ou presque qui lui mettait du baume au coeur. Anthony ne partageait pas grand-chose avec son vieux, mais ils avaient ça au moins ça, la télé, les sports mécaniques, les films de guerre. Dans la pénombre du salon, chacun dans son coin, c'était le max d'intimité qu'ils s'autorisaient.
C'était presque encore neuf, un titre qui venait d'une ville américaine et rouillée pareil, une ville de merde perdue très loin là-bas, où des petits blancs crades buvaient des bières bon marché dans leurs chemises à carreaux. Et cette chanson, comme un virus, se répandait partout où il existait des fils de prolo mal fichus, des ados véreux, des rebuts de la crise, des filles mères, des releuleuh en mob, des fumeurs de shit et des élèves de Segpa. À Berlin, un mur était tombé et la paix, déjà, s'annonçait comme un épouvantable rouleau compresseur [...] des mômes sans rêves écoutaient maintenant ce groupe de Seattle qui s'appelait Nirvana. Ils se laissaient pousser les cheveux et tâchaient de transformer leur vague à l'âme en colère, leur déprime en décibels. Le paradis était perdu pour de bon, la révolution n'aurait pas lieu ; il ne restait plus qu'à faire du bruit. 
Un siècle durant, les hauts-fourneaux d'Heillange avaient drainé tout ce que la région comptait d'existences, happant d'un même mouvement les êtres, les heures, les matières premières. D'un côté, des wagonnets apportaient le combustible et le minerai par voie ferrée. De l'autre, des lingots de métal repartaient par le rail, avant d'emprunter le cours des fleuves et des rivières pour de lents cheminements à travers l'Europe.
Le corps insatiable de l'usine avait duré tant qu’il avait pu, à la croisée des chemins, alimenté par des routes et des fatigues, nourri par tout un réseau de conduites qui, une fois déposées et vendues au poids, avaient laissé dans la ville de cruelles saignées. Ces trouées fantomatiques ravivaient les mémoires, comme les ballasts mangés d’herbe, les réclames qui pâlissaient sur les murs, ces panneaux indicateurs grêlés de plombs.
Anthony la connaissait bien cette histoire. On la lui avait racontée toute l'enfance. Sous le gueulard, la terre se muait en fonte à 1800 oc, dans un déchaînement de chaleur qui occasionnait des morts et des fiertés. Elle avait sifflé, gémi et brûlé, leur usine, pendant six générations, même la nuit. Une interruption aurait coûté les yeux de la tête, il valait encore mieux arracher les hommes à leurs lits et à leurs femmes. Et pour finir, il ne restait que ça, des silhouettes rousses, un mur d'enceinte, une grille fermée par un petit cadenas. L'an dernier, on y avait organisé un vernissage. Un candidat aux législatives avait proposé d'en faire un parc à thème. Des mômes la détruisaient à coups de lance-pierre.
Les dîners s'éternisaient bien après minuit et Anthony finissait toujours par s'endormir sur le canapé, bercé par la conversation des adultes. Son père avait sorti les alcools. Les mots prune et mirabelle étaient écrits à l'encre bleue sur des étiquettes de cahier d'écolier. L'odeur des Gauloises, les hommes qui retiraient un brin de tabac du bout de leur langue. Les blagues de Toto. Les femmes papotant dans la cuisine. La cafetière qui roucoule à 1 heure du matin. 
Dans leur dos, Hélène et son fils éprouvaient le vide de la cage d'escalier, la verticalité silencieuse de l'immeuble, une présence nombreuse, mobile, un fourmillement sourd, Tout un peuple désœuvré se trouvait là aux aguets, tenu par des postes de télé, des drogues et des divertissements, la chaleur et l'ennui.
À l'usine, il avait obéi quarante ans, ponctuel, faussement docile, arabe toujours. [...]
Le fonctionnement de l'usine n'avait rien d'innocent. On aurait pu penser de prime abord que l’efficacité décidait de la répartition des hommes, de l'emploi de leur force. Que cette logique-là, que cette brutalité-là, celle de la production et de la marche forcée, suffisait. En réalité, derrière ces totems qu'on brandirait toujours plus haut à mesure que la vallée serait moins compétitive, il se trouvait tout un imbroglio de règles tacites, de méthodes coercitives héritées des colonies, de classements apparemment naturels, de violences instituées qui garantissaient la discipline et l'échelonnement des humiliés. Et tout en bas, on trouvait Malek Bouali et les siens, frisés, bicots, bougnoules, négros ; ces mots s'employaient largement. Au fil du temps, le mépris qu'on avait pour lui et ses semblables s'était fait plus dissimulé, il n'avait jamais disparu. Il avait même été promu. Mais il restait au fond de son ventre comme un ragoût de colère qui avait brûlé quarante ans. Peu importait à présent. Il touchait son chômage et avec la prime de licenciement de Metalor, il faisait construire une petite maison au pays. Rania était partie devant. Ils avaient tellement travaillé. Et leurs fils qui, depuis tout petits, savaient plus, comprenaient mieux. Qu’est-ce qu'il s'était passé ?
Hélène et lui se mesuraient par-dessus la table. Ils étaient dans le dur à présent. L'éducation est un grand mot, on peut le mettre dans des livres et des circulaires. En réalité, tout le monde fait ce qu'il peut. Qu'on se saigne ou qu'on s'en foute, le résultat recèle toujours sa part de mystère. Un enfant naît, vous avez pour lui des projets, des nuits blanches. Pendant quinze ans, vous vous levez à l'aube pour l'emmener à l'école. À table, vous lui répétez de fermer la bouche quand il mange et de se tenir droit. Il faut lui trouver des loisirs, lui payer ses baskets et des slips. Il tombe malade, il tombe de vélo. Il affûte sa volonté sur votre dos. Vous l'élevez et perdez en chemin vos forces et votre sommeil, vous devenez lent et vieux. Et puis un beau jour, vous vous retrouvez avec un ennemi dans votre propre maison. C'est bon signe. Il sera bientôt prêt. C'est alors que viennent les emmerdes véritables, celles qui peuvent coûter des vies ou finir au tribunal. Hélène et l'homme en étaient là, à sauver les meubles.
Dès lors, la vie avait pris un drôle d'aspect. Il arrivait à Anthony de se lever le matin encore plus crevé que la veille. Il dormait pourtant de plus en plus tard, surtout le week-end, ce qui faisait enrager sa mère. Quand les copains le vannaient, il prenait la mouche, répliquait avec ses poings. Sans cesse, il avait envie de cogner, de se faire mal, de foncer dans les murs. Alors il partait faire du vélo avec son walkman sur les oreilles, en se repassant vingt fois la même chanson triste. Soudain, en regardant Beverly Hills à la télé, de hautes mélancolies le prenaient. Ailleurs, la Californie existait, et là-bas, c'est sûr, des gens menaient des vies qui valaient le coup. Lui, il avait des boutons, des baskets trouées, son œil foutu. Et ses parents qui régnaient sur sa vie. Bien sûr, il contournait les ordres et défiait constamment leur autorité. Mais tout de même, ces destins acceptables restaient hors de portée. Il n'allait quand même pas finir comme son vieux, bourré la moitié du temps à gueuler devant le JT ou à s'engueuler avec une femme indifférente. Où était la vie, merde ?
Car chaque jour, tout conspire contre ce corps. Son mari qui ne la baise plus. Ce fils pour lequel elle se ronge les sangs. Le travail qui l'affadit à force d'immobilité, de tâches dénuées de sens, de mesquineries toujours reconduites. Et le temps évidemment, qui ne sait rien faire d'autre. 
Dans son ventre, tout est encore là, intact, son besoin de mains et de regards, et entre ses jambes la possibilité d'un plaisir qui échappe au règlement intérieur du bureau, au code de la route, à son contrat de mariage et à la plupart des autres lois. On ne lui enlèvera pas ça. 
La silicose et le coup de grisou ne faisaient plus partie des risques du métier. On mourait maintenant à feu doux, d’humiliation, de servitudes minuscules, d’être mesquinement surveillé à chaque stade de sa journée ; et de l’amiante aussi. Depuis que les usines avaient mis la clef sous la porte, les travailleurs n’étaient plus que du confetti. Foin des masses et des collectifs. L’heure, désormais, était à l’individu, à l’intérimaire, à l’isolat. Et toutes ces miettes d’emplois satellitaient sans fin dans le grand vide du travail où se multipliaient une ribambelle d’espaces divisés, plastiques et transparents : bulles, box, cloisons, vitrophanies. Là-dedans, la climatisation tempérait les humeurs. Bippers et téléphones éloignaient les comparses, réfrigéraient les liens. Des solidarités centenaires se dissolvaient dans le grand bain des forces concurrentielles. Partout, de nouveaux petits jobs ingrats, mal payés, de courbettes et d'acquiescement, se substituaient aux éreintements partagés d'autrefois. Les productions ne faisaient plus sens. On parlait de relationnel, de qualité de service, de stratégie de com, de satisfaction client. Tout était devenu petit, isolé, nébuleux, pédé dans l'âme. Patrick ne comprenait pas ce monde sans copain, ni cette discipline qui s'était étendue des gestes aux mots, des corps aux âmes. On n'attendait plus seulement de vous une disponibilité ponctuelle, une force de travail monnayable. Il fallait désormais y croire, répercuter partout un esprit, employer un vocabulaire estampillé, venu d'en haut, tournant à vide, et qui avait cet effet stupéfiant de rendre les résistances illégales et vos intérêts indéfendables. 
À la 70ème minute, Thuram planta un second but et il ne fut plus question de rien. Le peuple se trouva tout à coup fusionné, rendu à son destin de horde, débarrassé des encarts et des positions, tout entier. Ce qui voulait demeuré en dehors devint incompréhensible. Tout ce qui se trouvait pris dedans résonna du même glas. Le pays entier venait d'accoster en plein fantasme. C'était un moment d'unité, sexuel et grave. Plus rien n'avait jamais existé, ni l'histoire, ni les morts, ni les dettes, effacées comme par enchantement. La France était bandée, immensément fraternelle. »

Quatrième de couverture

Août 1992. Une vallée perdue quelque part dans l’Est, des hauts-fourneaux qui ne brûlent plus, un lac, un après-midi de canicule. Anthony a quatorze ans, et avec son cousin, pour tuer l’ennui, il décide de voler un canoë et d’aller voir ce qui se passe de l’autre côté, sur la fameuse plage des culs-nus. Au bout, ce sera pour Anthony le premier amour, le premier été, celui qui décide de toute la suite. Ce sera le drame de la vie qui commence.
Avec ce livre, Nicolas Mathieu écrit le roman d’une vallée, d’une époque, de l’adolescence, le récit politique d’une jeunesse qui doit trouver sa voie dans un monde qui meurt. Quatre étés, quatre moments, de Smells Like Teen Spirit à la Coupe du monde 98, pour raconter des vies à toute vitesse dans cette France de l’entre-deux, des villes moyennes et des zones pavillonnaires, de la cambrousse et des ZAC bétonnées. La France du Picon et de Johnny Hallyday, des fêtes foraines et d’Intervilles, des hommes usés au travail et des amoureuses fanées à vingt ans. Un pays loin des comptoirs de la mondialisation, pris entre la nostalgie et le déclin, la décence et la rage.

Éditions Actes Sud, Août 2018
430 pages

Prix Goncourt - 2018
Prix du deuxième roman Alain Spiess - Le Central - 2018
Prix Blù Jean-Marc Roberts -2018
La Feuille d'or de la ville de Nancy, prix des Médias France Bleu-France 3-L'Est Républicain - 2018

jeudi 1 novembre 2018

Ça raconte Sarah ★★★★☆ de Pauline Delabroy-Allard

Ça raconte ça, le silence tonitruant et les jours cotonneux dans lesquels on flotte, quand on offre la vérité. 
Ça raconte ça, qu'on ne peut pas aimer, boire et chanter en paix, que pour vivre heureuses, il faut vivre cachées.
Ça raconte Sarah, imprévisible, ondoyante, déroutante, versatile, terrifiante comme un papillon de nuit.
Ça raconte une passion dévorante, une course poursuite exaltante et passionnante de l'amour absolu. Empreint de sincérité et d'élégance. 
J'ai beaucoup aimé.


Quatuor à cordes, Béla Bartók, en pizzicato

« Mon corps brûlant reste parfaitement immobile. Si ne pas renverser le château de sable de son sommeil signifie mourir de chaud alors je veux bien mourir de chaud.
Dans cette tempête, elle est capitaine de navire. Je deviens femme de marin.
J'écoute, ce printemps-là, un seul morceau qui ne soit pas du quatuor à cordes, Indian Song que chante Jeanne Moreau. Les quelques notes du début, avant sa voix, me font pleurer. Quand elle chante, je chante avec elle, la voix éraillée d'un chagrin qui semble venir de très loin, que je ne m'explique pas.Chanson, toi qui ne veux rien dire, toi qui me parles d'elle, et toi qui me dis tout.
Aucun nuage, jamais. Du bleu partout, du rose cerisier du Japon à tous les coins de rue. Des taches de soleil sur les trottoirs. Aucune mélancolie, jamais. De la joie. Ce printemps est une fête qui dure et qui dure. Mon corps ne s'en remet pas. Altération de l'état général, encore et encore.
Le Songe d'une nuit d'été de William Shakespeare est une pièce inclassable où le comique et le merveilleux se côtoient tout du long. Le texte livre une réflexion sur les pouvoirs de l'imagination face à l'arbitraire de la loi, et notamment face aux rigueurs de la loi familiale. La nuit, lieu du désordre, des songes et des fantasmes s'oppose au jour, lieu de la réalité, de l'ordre et de la discipline. La traduction de François-Victor Hugo transcrit à merveille l'humour du dramaturge anglais, notamment dans ces dialogues enlevés qui terminent l'acte V, lorsque le personnage de Pyrame revient sur scène, et, apercevant le manteau de sa belle taché de sang, se tue en l'imaginant morte. »

Quatrième de couverture

Ça raconte Sarah, sa beauté mystérieuse, son nez cassant de doux rapace, ses yeux comme des cailloux, verts, mais non, pas verts, ses yeux d’une couleur insolite, ses yeux de serpent aux paupières tombantes. Ça raconte Sarah la fougue, Sarah la passion, Sarah le soufre, ça raconte le moment précis où l’allumette craque, le moment précis où le bout de bois devient feu, où l’étincelle illumine la nuit, où du néant jaillit la brûlure. Ce moment précis et minuscule, un basculement d’une seconde à peine. Ça raconte Sarah, de symbole : S.

Éditions Les éditions de Minuit, septembre 2018
189 pages
Prix des libraires de Nancy
Prix Envoyé par La Poste

Lettre à une jeune morte ★★★★☆ de Roger Bichelberger

Très intéressant.
Roger Bichelberger, dans ce petit livre, nous conte l'histoire de Foulques Nerra, comte d'Anjou, grand homme de l'an mil. Un personnage qui m'était inconnu de même d'ailleurs que la bataille de Pontlevoy pour le contrôle de la Touraine, évoquée dans ce livre.
Un homme puissant pourtant que ce comte d'Anjou ; il a marqué l'histoire par sa violence, sa cruauté, d'une fureur démente, un fou sanguinaire, n'hésitant à faire couler le sang pour agrandir son territoire, mais qui, en opposition à cette violence, pour le salut de son âme pécheresse fera d'importantes donations, multipliera les églises, les paroisses et les châteaux, affranchira de nombreux serfs, rendra la justice et effectuera plusieurs pèlerinage à Jérusalem. 
« Avec la force et l'endurance qui étaient les miennes, je n'étais jamais loin de l'excès. Un moine de Saint-Florent est allé jusqu'à parler de moi comme d'un fauve. »
Roger Bichelberger utilise le procédé des mémoires. Il imagine Foulque Nerra souffrant, diminué, à l'aube de sa mort qui fait rédiger ses mémoires sous forme d'une lettre destinée à sa défunte première épouse Elisabeth de Vendôme. Il nous raconte ainsi sa vie, ses crimes perpétrés pour satisfaire ses ambitions de conquête, ses pèlerinages mais aussi ses remords, ses regrets, ses tourments. C'est par l'amour qu'il tentera de se racheter, d'apaiser son âme torturée, de s'absoudre de ses péchés, de demander pardon. 

« Implacable abîme que celui de la passion qui, naguère, m'avait jeté avec une sorte d'obstination furieuse dans la haine de toi. Or, la passion est égoïste, impatiente, jalouse, nourrie d'orgueil, intéressée, rageuse, rancunière et souverainement injuste. »
Une écriture fluide, fine, vivante que j'ai beaucoup appréciée. J'ai repéré deux autres livres de feu Roger Bichelberger qui me tentent bien :  « Bérénice »,  « La fille à l'étoile d'or ». 
Un bon moment de lecture que je conseille aux amoureux de l'Histoire de France.

« Chez nous, les dames étaient fondatrices de dynastie et le mariage une institution où l'amour avait peu de part. L'alliance de deux familles permettait d'éteindre des querelles, d'agrandir qui son comté, qui son duché, qui son royaume : nos rois en savent quelque chose.
Et je regardais l'Homme cloué que mes crimes crucifiaient. De profundis clamavi...
Je me sentais rejeté, moi aussi, interdit de bonheur, et mes ruminations solitaires à travers halliers et futaies favorisaient l'éclosion, pestilentielles fumerolles, d'insupportables soupçons.
Quand les gens s'en emparent, la vérité - si elle existe - s'embellit ou se gâte de bouche en bouche, enfle, se propage tel un feu de brandes et finit en cauchemar ou en légende. A Angers, nourrie par le château, la rumeur avait fini par inventer la fable dont tous avaient besoin. »


Quatrième de couverture

Foulques, le puissant comte d’Anjou, l’un des hommes les plus cruels du royaume de France, rentre de son troisième pèlerinage à Jérusalem. À Metz, sentant sa fin venir, il dicte à un jeune scribe ses mémoires en forme de lettre à sa première épouse, morte toute jeune dans l’incendie de leur château. Il y confie ses crimes lors des guerres incessantes qu’il a menées contre la Touraine, Saumur et Blois et le pardon qu’il a cru obtenir en édifiant moult châteaux, églises et abbayes et en prenant le chemin de la Terre sainte en simple pénitent. Mais ce qu’il cherche à expier plus que toutes les horreurs commises, c’est sa conduite envers Elisabeth de Vendôme, la seule femme qu’il ait aimée et qu’il a sacrifiée à une soif de vengeance irrépressible.
Dans cet étonnant portrait d’un grand féodal déchiré entre ses pulsions guerrières, sa foi en Dieu et la passion amoureuse, Roger Bichelberger évoque autant les affres du guerrier médiéval que les paradoxes d’un homme entre obscurité et lumière que seul l’amour peut racheter.

Éditions Albin Michel,  janvier 2018
135 pages

samedi 27 octobre 2018

Tant bien que mal ★★★★★♥ de Arnaud Dudek

C'est une belle ivresse, la littérature, oui, une belle ivresse. J'ai tangué, oui, j'ai tangué, Arnaud Dudek.
Tangué sous le sujet : délicat.
Tangué sous le sujet délicat, abordé avec beaucoup de délicatesse.
Merci.
Quelques pages, pour évoquer le trou noir d'un enfant violé.
Temps suspendu. Souffle coupé. 
Quelques mots pour suggérer l’innommable, pour parler du fait de se sentir tout petit, d'avoir peur.
Quelques mots pour parler de la planche de salut. Quelques mots émouvants. J'ai aimé ces mots, j'ai aimé la pudeur de ce texte. 
Une fois encore, merci.

« Je lui dois le petit peuple de mes cauchemars. Je luis dois une myriade de troubles obsessionnels. Je luis dois mon inaptitude chronique à la décision. Je luis dois des litres de sueur. Je lui dois des idées noires et quelques crises de nerfs.Certains silences sont des libellules enfermées dans des sous-sols immenses.
J'écris un poème, le monde manque de lamantins de lézards du val d'Aran de caribous le monde manque de nous.
Pourquoi écrivez-vous ? me demande-t-on de temps en temps. C'est une question que je ne me pose jamais. Il n'y a pas de raisons, pas de réponse définitive, simplement un fait, c'est ma façon d'être là, d'occuper l'espace, d'y laisser quelques traces. Je peuple ma tête de curieux personnages. Je raconte leurs aventures. Je n'ai aucun message à délivrer. Je pense à l'enfant que j'étais à dix ans, j'éteins sa lampe de chevet, je me blottis contre lui, je lui raconte une histoire. J'écris pour cet enfant.
Choisir c'est renoncer, choisir me pétrifie.Je crois que je n'aime pas le changement.Je crois que je n'aime pas renoncer et cela n'est pas prêt de changer.
[...] je suis mort à sept ans, rue du Bout-du-Val. Mort, et puis ressuscité, avec un coeur en morceaux et des mains tremblantes.
J'aime quand elle me raconte des histoires du temps d'avant, l'époque de tous ses possibles, du vélo sans les mains et des pommes volées dans le verger des voisins. Je sais qu'elle tait beaucoup de choses, la guerre, les horreurs, elle ne raconte que ce qui fait sourire. Faire taire le monstre innommable qui nous ronge : nous avons cela en commun, à présent.
Un jour elle m'a fait comprendre qu'elle désirait un enfant. J'éprouve les pires difficultés, chaque matin, à choisir une paire de chaussettes. Alors un enfant... Une telle décision. J'ai éludé la conversation, elle est revenue à la charge. J'ai dit que je ne me sentais pas prêt, elle a baissé les yeux. J'ai cru que l'orage était passé, elle m'adit Il faut qu'on parle sérieusement - sous-entendu, de nous. Elle m'a fait cadeau de sa chaîne hi-fi et d'une poignée de livres de poche. 
Avec le temps, nous ne sommes plus les mêmes. Lorsque nous regardons en arrière nous nous reconnaissons à moitié, tandis que l'autre moitié nous laisse généralement perplexes. 
...il y a dans sa voix l'insouciance d'une main qui goûte le vent par la fenêtre d'une voiture lancée à cent trente sur l'autoroute.
À côté de moi, un enfant d'une dizaine d'années explique à sa mère que les fourmis tisserandes peuvent porter jusqu'à cent fois leur masse. Cent fois, fichtre ! Accidents de voiture, chats perdus, et puis tout, tout le reste : pour nous, les humains, c'est déjà une prouesse de nous porter tout seuls, et de nous porter bien. »

Quatrième de couverture

Un petit garçon rentre de l’école. Un homme portant une boucle d’oreille lui demande s’il peut l’aider à retrouver son chat. Il conduit une Ford Mondeo. La forêt est toute proche.
Le petit garçon de sept ans est mort en partie ce soir-là et n’en dira rien à personne.
Délicatement, Arnaud Dudek monte sur le ring. Il raconte comment vit et grandit un enfant violé. Comment il devient adulte, père. Et ce qu’il fait lorsque, vingt-trois ans après les faits, il reconnaît l’homme à sa voix.

Éditions Alma éditeur, avril 2018
86 pages

À PROPOS DE L'AUTEUR

@ Molly Benn
Arnaud Dudek déménage souvent (en ce moment, il vit et travaille à Paris). Selon des sources concordantes, ce garçon discret serait né à Nancy, en 1979. Dans ses nouvelles (pour la revue littéraire Les Refusés ou pour Décapage) et dans ses romans (tous publiés chez Alma), il raconte les gens ordinaires avec humour et tendresse. Son premier roman, Rester sage (2012) a fait partie de la sélection finale du Goncourt du premier roman et a été adapté au théâtre par la Compagnie Oculus. Le second, Les fuyants (2013), a été sélectionné pour le prix des lycéens et apprentis de Bourgogne. Le troisième, Une plage au pôle Nord (2015) est traduit en allemand. Les vérités provisoires (2017) est son quatrième roman. Tant bien que mal (2018), son dernier ouvrage est un texte épuré, un concentré brut des thèmes qui lui sont chers : l’enfance, l’identité, la fuite.
Il est par ailleurs co-organisateur des rencontres littéraires AlternaLivres, dont la dernière édition s’est tenue en octobre 2015 à Messey-sur- Grosne en Saône-et- Loire.