lundi 29 janvier 2018

Sukkwan Island ★★★★☆ de David Vann

Un récit prenant, sombre et violent, au style simple, dur et efficace, une atmosphère qui devient de plus en plus oppressante, angoissante au fil des pages, des pages que l'on dévore et un livre qu'une fois commencé, je n'ai plus lâché.

L'auteur nous embarque sur un site grandiose, aux paysages saisissants, sur une petite île sauvage, quasi inhabitée, sur laquelle on s'imaginerait bien jouer les Robinson Crusoé, et vivre le temps d'un été au contact de dame nature, à pêcher et fumer des saumons, à respirer le bon air, à contempler les paysages alentours  et les montagnes se dresser devant nous, à voguer au rythme des vagues, à se détendre sur une plage, à sentir l'odeur de la forêt, seul au monde, et apprécier ce retour à la nature si bénéfique...

C'est ce à quoi aspirait Jim, le père de Roy, en embarquant son fils dans cette aventure de l'extrême, prendre du recul sur sa vie, partager des moments avec son fils, se sentir à sa place. Seulement, en lisant ce livre, vous comprendrez que Jim n'est pas le père recommandé pour ce genre d'exercice. J'ai eu d'ailleurs un peu de mal, au début, avec le scénario que je découvrais, un peu tiré par les cheveux pour moi : comment une mère a-t-elle pu accepter de laisser son fils entre les mains de ce type, son ancien mari, qu'elle connaissait pourtant un tant soit peu, et que je qualifierai de déséquilibré, un être désespéré et ... désespérant, et lâche.
Mais passé ce désappointement, je me suis régalée, en fin ce n'est pas le terme approprié peut-être, au vu de la tension palpable qui va crescendo tout au long de ce récit, j'ai plutôt été "bouleversée", désarçonnée par cette lecture. 
Au risque de déflorer l'histoire, je n'en dirai pas plus, si ce n'est que l'écriture de David Vann est riche, captivante, que la psychologie de Jim surtout, mais de Roy également, est très approfondie, que ce récit m'a collée à mon canapé, et que j'ai fini cette lecture stupéfiante absolument médusée.
Une lecture salutaire pour l'auteur, je l'ai appris une fois ma lecture achevée en recherchant des informations sur l'auteur, et je n'ose imaginer à quel point l'écriture de ce récit a dû être éprouvant pour David Vann.
Mais bien entendu je ne peux vous en dire plus...je gâcherais votre future lecture en compagnie de Jim et Roy. 
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«Roy leva les yeux. Son père était penché en avant, les bras sur les genoux, la tête baissée. Il se frottait le front. Il demeura ainsi longtemps. Roy ne trouvait rien à dire, alors il ne disait rien. Mais il se demandait pourquoi ils étaient là, quand tout ce qui semblait importer à son père se trouvait ailleurs. Cela ne lui semblait pas logique du tout que son père soit venu s’installer ici. Il commençait à se demander si son père n’avait pas échoué à trouver une meilleure façon de vivre. Si tout cela n’était pas qu’un plan de secours et si Roy, lui aussi, ne faisait pas partie d’un immense désespoir qui collait à son père partout où il allait.»
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Quatrième de couverture


Une île sauvage du Sud de l'Alaska, accessible uniquement par bateau ou par hydravion, tout en forêts humides et montagnes escarpées. C'est dans ce décor que Jim décide d'emmener son fils de treize ans pour y vivre dans une cabane isolée, une année durant. Après une succession d'échecs personnels, il voit là l'occasion de prendre un nouveau départ et de renouer avec ce garçon qu'il connaît si mal. La rigueur de cette vie et les défaillances du père ne tardent pas à transformer ce séjour en cauchemar, et la situation devient vite incontrôlable. Jusqu'au drame violent et imprévisible qui scellera leur destin. 
Couronné par le prix Médicis étranger en 2010, Sukkwan Island nous entraîne au coeur des ténèbres de l'âme humaine.
Le grand roman américain qu'on attendait.

Éditions Gallmeister,  janvier 2010
193 pages
Traduit de l'américain Laura Derajinski
Prix Médicis étranger 2010, 
Prix des lecteurs de L'Express, 
Prix de la Maison du livre de Rodez, 
Prix du Marais 2011 des lecteurs de la médiathèque L'Odyssée de Lomme



Pour en connaître un peu plus sur l'auteur et lire sa biographie, c'est par ici.

La ballerine aux gros seins ★★★★☆ de Véronique Sels

  Comment prendre du plaisir à habiter son corps quand celui-ci ne répond pas totalement, du moins en partie, aux critères ô combien strictes de la danse classique ? Cette partie, ce sont les seins, ce qui ne nous aura pas échappé au vue du titre, plutôt évocateur, et ces seins justement, sont une malédiction pour Barberine, l'héroïne de ce roman. Alors qu'elle rêvait de devenir ballerine, son anatomie mammaire en décidera autrement.  Et là, c'est le drame, le coup de massue pour cette jeune adolescente : avoir des seins dans ce milieu signifie être recalée dare-dare, rien à faire, la norme c'est la norme, pas de volume, voyons !
«À cette époque je ne mesure pas encore combien la morphologie des corps fait écho à cette obsession qu'à la société de compartimenter l'humain comme la viande, par gabarits, espèces, communautés et castes. La danse classique est blanche, aristocratique et maigre. Le ballet jazz est métissé, qui épouse les courbes voluptueuses de la classe populaire. La danse de rue est noire, jeune, revendicatrice et tout en muscles. La danse moderne tend à échapper au formatage, à l'apartheid morphologique, au conformisme des corps.»
  Véronique Selz nous offre une lecture touchante, parsemée d'humour et de délires, et interroge sur le regard de la société sur le corps des femmes, sur le rapport des femmes à leur corps, notamment au moment de la fatidique transformation du corps liée à l'adolescence, période opérant des changements plus ou moins marqués, des changements que l'on ne s'approprie pas forcément facilement pour les filles comme pour les garçons d'ailleurs.

  Une lecture documentée également. L'auteure nous parle de l'art de la danse, du classique au moderne et nous propose un petit détour par New-York et un contact avec la danse moderne américaine. J'ai aimé son évocation du monde de la danse classique, dans lequel je me suis retrouvée et qui m'a rappelé bien des souvenirs, heureux pour moi ;-) Ah l'odeur de la danse classique... 
«Qui n'est jamais entré dans une boutique Repetto ignore le parfum particulier de la danse classique fait de cuir, de bois de plancher, de Lycra, de satin, de mousseline, de fierté, de crainte et révérence.»
  Un livre original, qui se lit vite, un peu déjanté, pas commun (deux seins qui s'expriment et plutôt bien d'ailleurs !). Un petit reproche toutefois, même si j'ai trouvé l'idée très originale de faire parler des seins, j'avoue que ces passages ne m'ont pas tous marquée, et certains pas vraiment liés à l'histoire de Barberine, ont créé pour moi une rupture dans le récit. 
Un tout petit reproche, vraiment, car ce livre vaut le détour, à mon avis !
  
Un grand merci à Babelio, aux éditions Arthaud et à Véronique Selz pour l'envoi de ce roman dans le cadre d'un masse critique privilégié Babelio.
Antoine Bourdelle (1861-1929). "Isadora"
Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne.

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«... je voulais être ballerine. Et le seins sont à la ballerine ce que la surdité est au musicien : une malédiction.
Quand je sors enfin, je passe dare-dare au maquillage et aux costumes, on m'affuble d'une grenouillère en éponge d'une inélégance rare. Et cette couche-culotte ! Un désastre ! Comment réussir un rond de jambe avec autant de papier entre les cuisses ? Je casse les noisettes du pédiatre avec mes mauvais résultats hépatiques. Victime d'un ictère, j'interprète le cygne jaune, grand oublié de Tchaïkovski. Je me fais appeler Giselle par l'équipe des infirmières et vomis sur le boléro du docteur Ravel, le chef de service.
Porter un soutien gorge reviendrait à admettre qu'ils existent. Ça serait nourrir le serpent par lequel le destin a décidé de me perdre.Je rêve d'interpréter Aurore, pas son château fort.
J'ignore que l'on n'est pas mais que l'on devient. Qu'il y a un prix à payer pour toute chose. Que l'accomplissement de soi induit un apprentissage. Que le chemin est semé d'embûches. Et que de tous les chemins, celui qui mène à la ballerine est de loin le plus exigeant.
Il ne m'aura fallu que quelques minutes pour apprendre que, au pays des libellules de l'espace, il faut savoir défendre son territoire.
Les bourreaux ne s'attardent pas volontiers sur les mauvais traitements qu'ils infligent. Ce n'est pas la souffrance de leurs victimes qui les intéresse, mais les sentiments de pouvoir et d'impunité qui en découlent et leur procurent une jouissance particulière, un grand cru émotionnel inavouable.
- Duncan, dites-vous ? Ça ne me dit rien.Par la réponse de la bibliothécaire, le découvre la première raison d'être des livres. Conjurer l'oubli. Ressusciter ce qui n'est plus.
Je suis un peu comme la ville qui m'a vue naître et qui découvre tardivement qu'une autre danse existe. Danse moderne. Danse libre. Danse naturelle. Mouvement spirituel intérieur. J'ai l'impression de réapprendre une langue que j'ai toujours parlée mais dont j'ignorais les mots les plus importants.
Je passe plusieurs nuits blanches à embrasser la danse moderne américaine, je m'endors avec Ruth Saint Denis et Ted Shawn pour m'éveiller avec Doris Humphrey, Charles Weidman et Martha Graham. Je monte dans l'autobus avec Mary Wigman, Kurt Jooss et Oskar Schlemmer, les pionniers de la danse moderne allemande. J'ai l'agréable sensation de me trouver au coeur d'une enquête policière, de rassembler les indices. J'apprends que la respiration est le premier mouvement. Je réalise que pendant dix ans j'ai retenu mon souffle. Je me souviens des « Baisse les épaules ! » « Rentre le ventre ! » « Lève la jambe ! » Mais je n'ai pas le souvenir que l'on m'ait dit une seule fois : Respire ! »
Et nous tombâmes amoureux de Cary Grant, Gregory Peck, Sidney Poitier, Henry Fonda, ...., regrettant que ces hommes ne soient que des amants de lumière sans odeur ni carnation, déplorant que la lumière blafarde des plafonniers revienne à la fin de chaque séance noyer nos illusions dans le courant infiniment de la réalité.»

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Quatrième de couverture

Barberine s'entraînait déjà dans le liquide amniotique. C'est dire si sa détermination à devenir ballerine était entière.
Mais la discipline est militaire. Le parcours, semé d'embuches. Sans compter qu'à tout moment, le gène du sein lourd menace.
Et voilà que ses seins, Dextre et Sinistre, prennent voix. Un chant choral se met en place. C'est leur récit contre celui de Barberine.
Parcours initiatique de la danse classique à la danse postmoderne de Bruxelles à New York, fable anatomique, critique de la raison mammaire, manifeste à trois voix, le roman questionne notre rapport au corps féminin et la place qui lui est donnée dans la société occidentale. Après pareil voyage au nord, au sud, à l'est et à l'ouest de notre anatomie, il est fort à parier que vous ne regarderez plus jamais un sein comme avant. Car si l'esprit parfois prend des détours, chair ne saurait mentir.

Éditions Arthaud (groupe Flammarion),  janvier 2018
233 pages


Véronique Sels est née à Bruxelles, en 1958. Diplômée de l'Institut Rythmique Jacques Dalcroze, elle a pratiqué et enseigné la danse classique, la danse moderne et la danse créative Laban, méthode de création chorégraphique. 
La ballerine aux gros seins est son quatrième roman.

dimanche 28 janvier 2018

Nos souvenirs sont des fragments de rêves ★★★☆☆ de Kjell Westö

Mes meilleures années sont peut-être 
derrière moi. Quand il y avait une chance 
de bonheur. Mais je ne veux pas revenir 
en arrière. Pas avec le feu qui brûle 
en moi maintenant. 
Samuel BECKETT

Une belle histoire d'amour, sur un fond de ciel jaune soufre, le véritable amour, celui qui marque et accompagne un homme toute sa vie malgré les séparations et les trahisons, malgré une bonne quantité de malheurs, un amour qui [tient] au fil du temps, même s'il prenait désormais la forme d'une amitié.

  Ce roman est le voyage d'une vie, un voyage de l'enfance à l'âge adulte. Le narrateur, dont on ne connait pas le nom, fouille dans son passé avec beaucoup de nostalgie et fait défiler sous nos yeux, en tirant sur ce fil que sont les souvenirs, un demi-siècle de sa vie. 
  C'est aussi un peu notre histoire qui émerge de ces pages, puisqu'en balayant ce demi-siècle passé, il revient sur la crise économique, sur le terrorisme et les violences qui y sont associées, sur les attentats perpétrés sur le sol européen, à Paris et à Madrid. On en apprend également sur l'histoire de la Finlande, petit bout de terre, malmené et oppressé par les russes.  
  Ce roman dense questionne sur les inégalités sociales, sur ce fossé qui ne cesse de s'élargir entre la classe moyenne et celle des riches, sur le pouvoir, sur l'argent.
  Si le contenu de ce roman m'a plu, si j'ai aimé me retrouver devant ces beaux paysages finlandais, si cette histoire pousse à la réflexion sur de nombreux sujets, si elle nous embarque sur le fil tendu et fragile des relations humaines, si elle interpelle sur les liens entre les êtres humains qui se tissent, se bâtissent, et se préservent, tant bien que mal, si cette lecture m'a donné envie d'en savoir sur l'histoire de la Finlande, si j'ai aimé le suspense que l'auteur entretient très bien, je dois avouer que j'ai été moins touchée par sa plume. Peut-être est-ce dû à la traduction ? De nombreuses répétitions, quelques fautes grammaticales, des explications entre parenthèses à l'attention du lecteur ont parfois gêné ma lecture, la rendant moins fluide. 
  Une belle découverte néanmoins, à la finalité profondément humaine et à la portée universelle dans notre monde contemporain, que je vous conseille, et je remercie vivement Babelio, les éditions Autrement et Kjell Westö pour ce bon moment de lecture.

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«- L'oncle de Sandrine, je n'ai pas voulu faire sa connaissance.
- Ah bon, et pourquoi ?
- Je sais ce qu'il a fait, je suis au courant de ses activités. Alex est un frère malhonnête et un homme injuste.[...]
- Il a commis beaucoup d'erreurs. Et il a été quelquefois très cruel. Mais je crois qu'il n'a jamais compris ce qu'il a fait.
Ce n'était pas très charitable, et Amir a sauté sur l'occasion :
- Ça ne le dédouane pas pour autant. Renoncer à s'enrichir indéfiniment n'est pas la mer à boire. Il s'agit uniquement de résister à la tentation de s'engouffrer dans les failles d'un système. Et de renoncer à tromper et à exploiter autrui.[...]
- Il existe aussi des richesses qui profitent à la plupart des gens. C'est ainsi que nous avons bâti nos sociétés dans le Nord. Par le partage et le souci de l'autre.
- Vraiment ? J'ai plutôt tendance à croire qu'Alex est avant tout obsédé par l'idée de partager avec lui-même.
J'ai toujours pensé que la sensation de déjà-vu n'est qu'une sorte d'angoisse face à l'irréalité de la vie. Comme le hiraeth. Nos souvenirs sont des fragments de rêves.
C'est l'amour qui fait que nous souvenons, c'est de l'amour que viennent les histoires.»
À la mémoire de ma mère, Christina Hedberg, qui m'a appris que le profond chagrin et le courage indomptable ne s'excluent pas l'un l'autre. KW

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Quatrième de couverture

«La première fois où j’ai fait l’amour avec Stella, 
j’ai su que je ne pourrai jamais plus vivre sans : 
elle passera toujours avant les convenances, 
la carrière, avant même la morale.»

Helsinki, années 1970. Stella, Alex et leurs amis sont remplis d’ambitions et de hautes espérances. Dans la fougue de l’adolescence, ils font les quatre cent coups. Mais une passion dévorante vient troubler leur insouciance, et arrive le temps de l’âge adulte et des compromis. Mais oublie-t-on jamais son amour de jeunesse?
Porté sur cinquante ans par un souffle irrésistible, ce roman est le portrait sensible d’un amour destructeur et de l’éveil au monde de toute une génération. Au sommet de son écriture, Kjell Westö tire avec brio les fils du destin et nous offre l’égal scandinave de Bienvenue au club de Jonathan Coe et des Intéressants de Meg Wolitzer.

«On ne peut résister à cette splendide 
saga romanesque.» Aftonbladet

Éditions Autrement,  janvier 2018
593 pages
Traduction (Suédois) : Jean-Baptiste Coursaud



Kjell Westö est né en 1061 à Helsinki. Auteur notamment d'Un mirage finlandais, lauréat des prestigieux Finlandia Prize et du Nordic Council Award, il est considéré comme l'un des écrivains majeurs des lettres scandinaves et a conquis les lecteurs dans le monde entier.







samedi 27 janvier 2018

À la mesure de l'univers ★★★★★ de Jón Kalman Stefánsson

Une formidable saga familiale, que je poursuis après la lecture du premier opus «D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds». 
Aux portes d'un passé, douloureux et magique à la fois, Jon Kalman Stefánsson nous entraîne d'une époque à une autre, d'une tranche de vie à une autre, d'une ambiance joyeuse à une autre bien plus sombre, et il le fait si bien, avec tant de fluidité et de souplesse, que les pages de ce roman sont une véritable invitation au voyage

J'ai retrouvé avec plaisir sa plume poétique et délicate et cette atmosphère si unique si intense si calme et apaisante, si troublante parfois, qui se baigne d'une si belle musicalité dans laquelle, une nouvelle fois, je me suis délectée.

Il nous parle de la vie, ses moments magiques, ceux tragiques et ceux plus joyeux, dans lesquels on s'abandonne, ses désespoirs, ses déceptions, ses amours meurtries, ses plaies ouvertes et douloureuses, et ses espoirs aussi, dont celui de trouver la bonne place dans ce monde, sa place. «Chaque homme doit trouver sa place dans la vie, faute de quoi il est malheureux. C'est douloureux de voir un être humain à la mauvaise place dans la vie.» 

Les passages avec la mère du narrateur, Ari, sont empreints d'une vive émotion et m'ont emportée bien loin, dans le monde des souvenirs...

Le tourbillon de la vie par Jon Kalman Stefansson, c'est quelque chose !

Une expérience littéraire belle et intense ! À tenter...à renouveler, pour ma part ;-)

Petite anecdote, en écrivant ce billet, j'ai relu beaucoup de passages, notamment ceux qui suivent, et pour vous témoigner à quel point l'écriture de Stefánsson est un voyage, où l'on oublie le temps, rien qu'en relisant ces passages, il m'a embarquée dans son monde, à tel point, que ma fille, d'un coup de téléphone (cruel ;-) m'a rebranchée à notre terre et m'a gentiment signalé qu'elle poireautait depuis dix minutes devant le gymnase. J'en avais oublié ma fille !! C'est aussi ça l'effet Stefánsson...


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« Elle avait continué à sourire à sa fille afin qu'elle puisse voir quelque chose de beau aux ultimes heures de sa vie, afin qu'elle puisse croire que le trépas se résumait à un pas de côté, une hésitation momentanée face au bonheur [...] Elle la Tenait fort, mais la mort tirait bien plus fort encore. Elle finit par tout attirer à elle, les fleurs, les systèmes solaires, les mendiants et les présidents. Lilla le savait, elle savait que l'amour, les larmes et le désespoir étaient inutiles, qu'au voisinage de la mort, il n'y a aucune justice, qu'il n'y a que la fin [...]
Il n'y a que la neige, qui tombe sans relâche et en telle quantité pendant toute la nuit que la terre et le ciel s'unissent, choses sans doute plus importante que nous en avons conscience, car des sources anciennes affirment, des sources bien plus anciennes que celles qui disent que compter les fenêtres d'une maison permet aux rêves de se réaliser, des sources datant d'une époque où les vitres n'existaient pas, pas plus d'ailleurs que les maisons; or ces sources affirment que par ces nuits tranquilles où la neige tombe en si grande quantité, il n'y a plus de différence entre le ciel et la terre, alors, les morts peuvent communiquer avec nous, qui continuons de vivre : Je t'aime encore; Mon Dieu, comme tu me manques; je vais plutôt bien; si, très bien, merci; ici, on t'offre du café et la vue te rendra muet pendant des années; puisses-tu pourrir en enfer; ne gâche pas ta vie dans des broutilles, marche vers un projet grandiose, ça vaut toujours le coup d'essayer, tu es belle tant que tu essaies; n'oublie pas de t'habiller chaudement demain matin, tu risques d'attraper froid.
... il ne faut pas hésiter, pas réfléchir face à l'amour. Nous pensons trop et ne ressentons pas assez, c'est là le malheur de l'homme.
D'ailleurs, n'est-ce pas ce que vous, les poètes, êtes censés nous aider à comprendre - et vous pourriez peut-être nous expliquer, comme ça, en passant, pourquoi les gens peinent tellement à être heureux ; je veux dire, à quoi servent les poètes s'ils ne sont pas capables de nous aider à vivre ?
...la présence de Megas est le signe que son père est en train de boire - alors dites-nous, qui que vous soyez, mais de préférence, vous : quel mot utiliser ici ? Quels sont les mots justes, à même de décrire l'alcoolisme de manière qu'on puisse plus faire abstraction de son évidence, s'y dérober ou l'ignorer. Quels mots peuvent qualifier l'égoïsme, la cruauté, la faiblesse ? Quels mots sont capables de décrire le mensonge que nourrit cet alcoolisme ? Ce mensonge qui vous conduit à meurtrir ceux que vous êtes censés protéger, vous conduit à leur infliger des blessures à jamais ouvertes ?
On se demande ce qui est le plus difficile pour lui, mourir ou regarder son fils dans les yeux, en tous cas, ils sont là, tous deux ont vécu un bon nombre d'années, ils ont traversé des époques différentes, se sont frottés à la vie, à la mort, ils ont lu un certain nombre de choses, Ari connaît plutôt bien Kierkegaard, il a lu une foule de roman, il connaît la distance qui nous sépare de Pluton, le processus de formation des trous noirs, et Jakob sait ce qu'il sait, étant sur terre depuis un peu plus de soixante-dix ans, il a vu le monde se transformer, l'homme conquérir la Lune, et pourtant, ils se tiennent là, l'un face à l'autre, et n'ont pas la moindre idée de ce qu'ils doivent se dire, rien ne leur vient à l'esprit, tous deux sont des spécialistes du silence, qui se retrouvent ici pour comparer leurs versions.
...la musique est ce lieu où la beauté console la douleur.
Donc, en fin de compte, l'amour n'a rien à voir avec ces je t'aime à mourir, ces you'll always be my endless love, ces tu seras toujours mon amour infini - mais avec cet instant où quelqu'un sort dans le froid avec une couverture et un bonnet pour qu'une autre personne puisse continuer à contempler les étoiles...
...parfois, le silence est si lourd que la vie s'enlise.
La prière des humbles : «Mon Dieu, accorde-moi assez d'humilité pour accepter ce que je ne saurais transformer, le courage de changer ce que je peux changer, et la sagesse pour distinguer les deux.»
Il faut vivre pour soi afin de donner aux autres. C'est de là que nous vient la force : du désir de vivre.
Cela vaut autant pour les nations que pour les individus, celui qui ne connait pas son passé, ou qui refuse de l'assumer, se perd immanquablement dans le futur. Celui qui doit avancer doit parfois d'abord consentir à retourner en arrière.
Le matin ne vient pas toujours, certaines nuits ne prennent jamais fin, et alors, il est trop tard pour les pâtisseries bien fraîches. Bientôt, il sera trop tard pour tout. Rien ne peut arrêter la mort quand elle s'est mise en route, elle pose son pied sur la terre et tu disparaît. puis, on t'oublie.»
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Quatrième de couverture

«Et maintenant, il est trop tard, répond Ari, pétri de remords. Anna esquisse un sourire, elle lui caresse à nouveau la main et lui dit, quelle sottise, il n’est jamais trop tard tant qu’on est en vie. Aussi longtemps que quelqu’un est vivant.» 
À la mesure de l’univers est la suite du roman D’ailleurs, les poissons n’ont pas de pieds. Ari rentre en Islande après avoir reçu une lettre de son père lui annonçant son décès imminent. Le jour se lève sur Keflavík, l’endroit le plus noir de l’île, à l’extrémité d’une lande à la végétation éparse et battue par les vents. Ici, la neige recouvre tout mais, partout, les souvenirs affleurent. Ari retrouve des connaissances qu’il n’a pas vues depuis des années. Ses conversations et ses rencontres le conduisent à s’interroger et finalement à accepter son passé : les deuils, les lâchetés, les trahisons, afin de retrouver celui qu’il était, et qui s’était perdu «au milieu du chemin de la vie». 
Comme dans la première partie de son diptyque, Jón Kalman Stefánsson entremêle les époques, les histoires individuelles et les lieux : le Norðfjörður, dans les fjords de l’Est, où évoluent Margrét et Oddur, les amants magnifiques, et Keflavík, ce village de pêcheurs interdits d’océan, très marqué par la présence de la base militaire américaine. Dans une langue à la fois simple et lyrique, nourrie de poésie et de chansons de variétés, agissant comme autant de madeleines de Proust, l’auteur nous parle de mort, d’amour, de lâcheté et de courage. Mais ce récit délivre aussi un message d’espoir : même si le temps affadit les plus beaux moments, ces derniers restent vivants au cœur de l’homme, car le langage a le pouvoir de les rendre éternels. L’amour est le ciment et la douleur du monde.

Éditions Gallimard, Collection du monde entier, avril 2017
438 pages
Traduit de l'islandais par Éric Boury



Jón Kalman Stefánsson, né à Reykjavík en 1963, est poète, romancier et traducteur. Son oeuvre a reçu les plus hautes distinctions littéraires de son pays. Sa trilogie Entre ciel et terre (2010), La tristesse des anges (2011) et Le coeur de l'homme (2013), ainsi que son roman D'ailleurs les poissons n'ont pas de pieds (2016), tous parus aux Éditions Gallimard, ont fait de lui un auteur particulièrement apprécié du public français.




Jakob. Megas. La bouteille de vodka.
Une trinité inséparable. 
Cela explique évidemment pourquoi Ari n'a que si tardivement écouté 
cet étrange continent musical que constitue Megas.

vendredi 26 janvier 2018

Juste avant l'oubli ★★★★☆ de Alice Zeniter

Avec «L'Art de perdre», je découvrais une auteure talentueuse, et c'est tout naturellement que j'ai ajouté à ma PAL ses précédents romans, dont celui-ci «Juste avant l'oubli».
Je ne savais pas du tout à quoi m'attendre, je me suis plongée dans cette lecture sans rien connaître de l'histoire et j'ai été bluffée ! La construction de ce roman autour de cet écrivain charismatique Galwin Donnell, personnage tout droit sorti de l'imagination de l'auteure (ça je ne l'ai compris qu'après avoir été vérifié sur le Net;-)) est fascinante. Alice Zeniter a créé de toutes pièces ce personnage, ses romans, le personnage phare de ses œuvres, le très énigmatique Adrian Dickson Carr, sexuellement peu recommandable, un héros à la fois enquêteur et criminel... L'exercice est réussi, et tellement réaliste ! Chapeau bas !

Alice Zeniter a définitivement beaucoup de talent, elle plante une atmosphère, un décor, son écriture sonne juste, elle est maîtrisée, peut-être un peu trop d'ailleurs dans ce roman; j'ai eu parfois la sensation d'être laissée un peu au bord du chemin, mon émotion restant en berne parfois. 
Mais bien plus souvent, j'ai été conquise par les descriptions, belles, poétiques, par l'humour parfois grinçant qui se dégage de ce roman; les intellectuels universitaires en prennent pour leur grade. 
Elle évoque l'insularité et nous amène à nous interroger sur les fragilités du couple, quand les espoirs, les aspirations, les passions de l'un ne sont plus compatibles avec celui de l'autre... juste avant l'oubli justement, cette période de troubles avant la séparation, comment être en mesure d'envisager la vie après, nous sera-t-il possible d'oublier l'autre ? 

[...] c'est bien le silence qui parle le plus, c'est par l'absence que l'on mesure l'intensité de la douleur.

Un triangle amoureux (triangle ? tiens, je ne vous ai pas tout dit et je ne vous en dirai pas plus ;-)) passionnant aux allures de polar et de roman noir, intelligemment écrit... Laissez-vous tenter !


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«Il y a des endroits que les hommes abandonnent à cause d'une injonction pressante, d'un mauvais tour du sort ou de la nature. Ils vivent là, paisiblement, sourire aux lèvres, mais soudain surgit la guerre, un tremblement de terre ou la fin des ressources minières qui leur donnaient à tous un travail. Alors, ils partent, ensemble, précipités, les valises jetées dans une charrette, une voiture, ou serrées sous un bras contre le flanc. Et quand ils arrivent en lieu sûr, ils songent avec nostalgie, avec tristesse parfois, à la petite ville qu'ils viennent de quitter, à la maison aux roses trémières ou à leur poste de télévision neuf - parce que l'abandon d'une ville ou d'un village n'est pas un phénomène du passé, réservé à une lointaine époque des chercheurs d'or où toutes les baraques étaient de bois et les hommes portaient des bretelles taillées dans le cuir de leur selle pour retenir de larges pantalons de toile. Aujourd'hui encore il y a de ces lieux, il y a de ces injonctions qui font qu'un hameau soudain devient fantôme.Par exemple, l'île de Hashima, au large du Japon. On l'appelle l'« l'île-cuirassé » parce qu'elle ressemble aux vaisseaux de guerre blindés qui sillonnaient l'océan autour d'elle. [...] pour les besoins en charbon de Mitsubishi, Hashima était devenue une ville-usine détenant le record mondial de la densité humaine.[...] Mais lorsque que le pétrole a remplacé la houille, l'île a brutalement été renvoyée au rien, sans autre activité que le passage des typhons. Hashima sera une ville des années 60 toute sa vie. Un cadavre qui pourrit parce qu'on l'a laissé en plein air, sans avoir la décence de l'enterrer.
- Je t'aime, dit-elle comme une excuse.- Moi aussi.Il était incapable de ne pas répondre à cette phrase. Parfois, il enviait les hommes mystérieux qui savaient se taire ou ne dire que « Je sais », comme Han Solo dans Star Wars. Lui semblait toujours avoir le coeur au bord des lèvres, prêt à rendre service. Il aurait dû garder le silence, marquer sa déception en laissant la déclaration d'Emilie se perdre dans les rafales et alors, peut-être, il aurait eu un ascendant sur elle, tout ce qu'il aurait dit après ce « ...je t'aime » amputé aurait eu un autre poids du simple fait de ne pas être la réponse attendue, de ne pas être le « moi aussi », mais il avait laissé passer cette occasion.
[...] Franck, au moment où l'abnégation de son sacrifice l'éblouissait lui-même, élaborait plus ou moins consciemment un marché basé sur le principe du « donnant-donnant » et absolument contraire à l'essence du sacrifice.
La littérature est une forme de plaisir poussée à son raffinement le plus extrême par des écrivains que le rapport habituel au langage ne satisfait plus.
- Ne faire plus qu'un avec l'autre, c'est un mythe. L'amour, ce n'est pas la fusion, la dissolution d'une âme dans une autre ou je ne sais quoi. C'est simplement un moyen de tromper nos solitudes. On demande à quelqu'un d'être le témoin de notre vie et on accepte en échange d'être le témoin de la sienne. C'est comme les enfants qui font de la ... balançoire [...] et qui appellent la maman pour regarder. La balançoire, c'est toujours plus drôle quand quelqu'un voit à quel point on monte haut. Peut-être même que ce n'est drôle que si quelqu'un nous regarde nous amuser. La vie, c'est pareil.- Alors pourquoi avoir besoin d'une relation amoureuse ? [...]- Et je ferais l'amour avec qui ? Il faut être pratique, mon garçon : autant faire d'une pierre deux coups. [...]- Vous voulez dire qu'il faut passer toute notre vie à côté de quelqu'un et pas vraiment avec lui ?- Je veux dire que c'est déjà le cas. Il faut simplement l'accepter. Plus la relation est belle, malheureusement, et plus il est difficile de renoncer au mythe de la fusion amoureuse. [...] Lorsqu'on est avec la personne parfaite, on est inexcusable et pourtant le fossé est là quand même. Il arrive toujours un moment où l'on se couche près de la femme que l'on aime et où l'on réalise qu'elle est, malgré tout une étrangère.
Au moment de la déflagration, c'est le monde entier qui disparaît, faute d'instances capables de le saisir. [...] La douleur ne mangeait pas que le son. Elle mangeait aussi les cinq continents, les océans, les zones climatiques, les banquises efflanquées, la faune, la flore et les colonies d'insectes pourtant si bien cachées sous la terre qu'elles auraient dû échapper à la douleur. Il ne restait plus rien où se tenir debout.
C'est absolument idiot tout ce qu'un homme peut faire pour conserver l'illusion que sa vie n'est pas aussi ordinaire que celle de son voisin. Le nombre infini de formes que cela peut prendre. Et la stupidité inhérente à chacune de ces formes. (Galdwin Donnell, Le Temps des morts)
- [...] Vous avez entendu cette histoire, il y a deux mois ? Le gamin qui a tué son père parce qu'il ne voulait pas lui acheter une voiture ? Il prend un couteau de cuisine et il le tue. C'est ça qui se passe à Édimbourg aujourd'hui. Vous voulez que j'écrive sur ça ? Même les policiers n'ont pas envie d'enquêter sur un truc pareil. A lors lire un roman...- Vous voulez dire que les crimes ne sont plus aussi intéressants qu'avant ?- Je veux dire que le monde entier est moins intéressant qu'avant. Il y a de plus en plus de gens à avoir suffisamment d'études ou de culture pour qu'on puisse s'étonner qu'ils soient si cons.- Ah.- Et ça, c'est pas bon pour le roman policier.»

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Quatrième de couverture

Il règne à Mirhalay une atmosphère étrange. C’est sur cette île perdue des Hébrides que Galwin Donnell, maître incontesté du polar, a vécu ses dernières années avant de disparaître brutalement – il se serait jeté du haut des falaises. Depuis, l’île n’a d’autre habitant qu’un gardien taciturne ni d’autres visiteurs que la poignée de spécialistes qui viennent tous les trois ans commenter, sur les « lieux du crime », l’œuvre de l’écrivain mythique. Cet été-là, Émilie, qui commence une thèse sur Donnell, est chargée d’organiser les Journées d’études consacrées à l’auteur. Elle attend que Franck, son compagnon, la rejoigne. Et Franck, de son côté, espère que ce voyage lui donnera l’occasion de convaincre Émilie de passer le restant de ses jours avec lui.
Mais sur l’île coupée du monde rien ne se passe comme prévu. Galwin Donnell, tout mort qu’il est, conserve son pouvoir de séduction et vient dangereusement s’immiscer dans l’intimité du couple. Alice Zeniter mène, avec une grande virtuosité, cette enquête sur la fin d’un amour et donne à Juste avant L’Oubli des allures de roman noir.

Editions Flammarion, août 2015
287 pages
Prix Renaudot des Lycéens, 2015



Alice Zeniter est née en 1986. Elle a déjà écrit quatre romans, dont Sombre dimanche (Albin Michel, 2013), qui a reçu le prix du Livre Inter, le prix des lecteurs de l’Express et le prix de la Closerie des Lilas, et Juste avant l’oubli (Flammarion, 2015), prix Renaudot des lycéens. Elle est dramaturge et metteuse en scène de théâtre. À la rentrée littéraire 2017, elle publie L’Art de perdre, Prix Goncourt des lycéens.

mercredi 24 janvier 2018

Où passe l'aiguille ★★★★★ de Véronique Mougin


« L'élégance, c'est aussi s'adapter à toutes les circonstances de sa vie.» 
Yves Saint Laurent

Waouh ! Quel livre ! Et quel parcours de vie exceptionnel !

La littérature de l'indicible a fait couler beaucoup d'encre, nécessairement. 
On ne lira jamais assez sur cette période, et quand la plume, au-delà du témoignage historique, nous entraîne sur les chemins de l'amitié, l'amitié comme un pilier de la résilience, nous donne à voir le courage des hommes, dont on partage les pensées tant la psychologie des personnages est  approfondie et formidablement bien retranscrite, quand cette plume nous délivre une véritable histoire romanesque, teintée d'humour, on ne peut que s'en réjouir.
Les touches d'humour sont bien présentes, elles sont savamment orchestrées. On sent qu'il y a beaucoup de travail derrière tout ça, et c'est pour moi une belle réussite.
Ce récit est poignant, bouleversant et si lumineux. Il évoque l'horreur et l'espoir, les souffrances, les peines et les joies, les combats, les luttes et les réussites d'une vie, celle de ce jeune adolescente Tomi, cousin de l'auteure, qui a su renaître de ses souffrances, se façonner et devenir un grand homme de la haute couture. Une très belle leçon de vie.
L'auteure rend d'ailleurs également un bel hommage aux créateurs, à ces petites mains juives de la haute couture, et grâce à Véronique Mougin, le monde de la mode ne m'est plus tout à fait inconnu !

Merci Babelio, les éditions Flammarion et Véronique Mougin pour ce beau moment de lecture, un beau voyage que je recommande vivement. Ravie d'avoir pu échanger, avec vous, hier, sur votre livre, une belle rencontre. Merci !
«Mon père est allongé contre moi et devant moi s'étend Hugo, et devant lui son père, et Sémaphore, et l'Ami Pal, nous tous ensemble serrés sur la paille pourrie, liés par les jambes, par les bras, par les souvenirs, par les blagues usées de notre vieille langue et elle finit par m'emporter, cette chaleur-là, la dernière chose qu'on ait, la seule que personne ne peut nous enlever.» 
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«Mais les aiguilles n'ont pas de crochet rotatif, elles ne transpercent pas le cuir comme du beurre. La Pfaff 130, si. Problème de la modernité : en cas de départ précipité, elle ne tient pas dans la poche.
J'ai dû arrêter l'école, pas ma faute, entre le numerus clausus et les interdictions d'exercer telle ou telle profession, ça fait un bail que faire des études générales n'est pas franchement recommandé. Nous les jeunes juifs avons tout juste le droit d'apprendre un métier, manuel bien sûr, faudrait pas qu'on ait trop de prétentions.
La famille de Tomi est un vrai sac de nœuds, voilà pourquoi les gens le fixent avec leurs yeux sales : ils essayent de le démêler.
La guerre a drôlement allongé la morte-saison et les rides sur le front de mon père. C'est pour ça que je préfère la plomberie, aussi. Les gens se détournent de leur tailleur attitré en fonction de la religion, de la loi, de la politique. Les tuyaux, paradoxalement, sont assez inflexibles. Ils pètent sans se soucier de la conjoncture et leur propriétaire est toujours bien content de trouver un professionnel en urgence, peu importe si celui-ci sort de la synagogue.
La toilette, le coucher à heure fixe, la politesse, les repas : ces balises péniblement indéboulonnables et les disputes qui s'y accrochaient en tortillons bruyants viennent d'être balayés par le sale vent de la guerre. Nous entrons dans un tunnel où le quotidien disparaît.
Les jeunes, les vieux, les orphelins comme les mères de famille, nous les juifs sommes tous des déchets, des erreurs, des rebuts du genre humain seulement bons à entasser dans un séchoir à briques. Peu importe le nom exact de nos mères, Julia, Anna, le gendarme n'en a rien à faire, ce qui compte c'est notre sale race, ce qui prime c'est nos sales petites gueules de youpin, nos sales manies de youpin, nos sales croyances de youpin : ma religion, voilà le crucial, le fondamentale, la véritable affaire d'état.C'est assez fréquent, j'ai l'impression, que les uns se fassent une montagne d'un truc dont les premiers concernés n'ont presque rien à cirer.
Il est comme ça Tomi, tout pénible, tout sec, puis brusquement sa tendresse sort du bois et t'attrape par surprise...
Ils débarquent, ils nous pressent de questions, Quel est cet endroit, Où sont les autres, les femmes, les petits, les vieux ? La casserole, la cheminée, les nouveaux ne comprennent pas, et quand on leur explique plus clairement, les files, le gaz, les fours, les mères éliminées avec les enfants, ils ne pigent pas non plus. Même si je leur montrais les chiffres, il y aurait un blanc. Ici la vérité aussi est en transit. Il faut du temps aux gens pour arriver à la croire. Une heure, un jour, un an, ça dépend. Après seulement, ils pleurent.
Courir, soulever, courir encore, poser, aucun ordre n'arrive sans coups. Nous ne sommes pas des ouvriers ma chérie, nous sommes des outils; quand l'un casse il est jeté. Des détenues gantés sillonnent le camp, souvent par deux, arrimés à de lourdes brouettes ou à des brancards, ils débarrassent les corps. Ici c'est un métier, porteur de cadavres. Ici tout est massacré ma douce, les gestes, la nature, les gens et ce qui les unit.
De près, c'est tout autre chose de coudre : fermer les plaies, effacer les blessures, remettre dans le circuit, sous le nez des salauds sauver des jambes, des bras et se sauver soi-même, faire durer les vêtements et les gens qui les portent, et nous qui les raccommodons _ réparer c'est résister et résister encore, le temps qu'il faut.
Moi, je vois cette chose, en balayant. Je vois la grande réparation du fil qui va et vient, l'aiguille qui passe et repasse et efface les plaies, la vie même est prise dans cette toile-là alors ils pourront dire ce qu'ils veulent, les salauds, les kapos, les SS, qu'on est des Untermensch des vermines des bestioles à écraser mais les mains animales résistent au grand rien, au broyage, à la disparition, et ça a quand même une sacrée gueule.
Je ne m'étonne plus de rien ici. C'est ce qui s'en va en premier après l'espoir, l'étonnement.
Depuis que je travaille chez Marcel, c'est simple, j'ai l'impression que mon cerveau a doublé de volume mais ce n'est pas le plus beau. Le plus chouette dans ses histoires, c'est la liberté. La couture, comme il la raconte, ce n'est plus un joli chiffon sur un cintre, ce n'est plus un gagne-pain, c'est bien mieux que ça : c'est vivre autrement, à l'envers, de biais, comme on veut, c'est foutre au feu les corsets, c'est peindre le monde avec ses propres couleurs et vu comme ça, ça me plaît terriblement.
Il sait que le mode est un torrent, il y lavera sa mémoire et il y nagera mieux que nous tous. 
La vérité : quand je couds, je n'ai pas de visions. Je ne revois pas le camp, les punitions, l'appel ou pire. Je me concentre, l'aiguille passe et repasse, chaque geste mille fois répété et doucement je deviens le fil, je deviens l'aiguille, je suis le tissu piqué et l'air que je respire, le rythme de la machine et le bruit de l'atelier. Lorsque je travaille, comme quand je danse, j'oublie.
Les repas, ce sont les pires moments. Mon père ou moi tentons parfois de cuisiner un goulasch, les jours fastes nous allons le manger chez Wasserman mais il n'a jamais le goût d'avant. Il sent l'absence à plein nez, ça coupe l'appétit. Au moins quand nous dînons chez les autres, les souvenirs qui sont servis ne sont pas les nôtres. Ils font moins mal.
- Neuf mois à la blanchisserie d'Auschwitz, chef.Le merveilleux dans la couture, ce ne sont pas les vêtements qui y sont faits, ce sont les gens qui les font.
La guerre n'a pas seulement ripé : elle nous a fendus irrémédiablement et avec l'âge, en secret, nos failles s'agrandissent.  
... nos fantômes sont à jamais décousus et leur absence une plaie qui ne se suture pas, même avec des mains d'or.
C'est lui et lui seul qui m'a sauvé, le silence. Enfouir, c'est tout. 
Tu leur diras ça aux gens, dans le bouquin, que du même point peuvent naître le meilleur et le pire, que la vie est retorse, tortueuse, inextricable, qu'elle te rend fou de chagrin, qu'elle te remplit de joie, en vérité c'est du fil la vie, tu comprends ? Du fil, tout simplement, et contrairement à ce que dit le proverbe on ne sait jamais, jamais entends-tu, où passera l'aiguille.» 

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Une belle rencontre, une excellente soirée  
dans les locaux de Babelio,
MERCI !

Pour partager avec l'auteure, c'est par ici.

samedi 13 janvier 2018

Le Jour d'avant ★★★★★♥ de Sorj Chalandon

À la mémoire des 42 mineurs morts à la fosse 
Saint-Amé de Liévin-Lens, le 27 décembre 1974.

Sorj Chalandon revient sur ce drame et nous livre un récit absolument bouleversant. 

Il nous éclaire, avec justesse et précision sur la condition des mineurs, ses mots nous transportent dans le quotidien de ces hommes aux gueules noires, aux corps meurtris,  un quotidien qui avait tout d'une descente en enfer. La souffrance des ces hommes nous dévore comme la mine les dévore, la douleur des veuves et des enfants nous saisit, et leur colère face à l'injustice, nous la partageons en parcourant ces pages. 
Chalandon nous confronte à de tristes faits et une sombre réalité; la sécurité n'avait pas été respectée à la fosse 3bis de Liévin. Quarante-deux morts. Autant de familles brisées. Zéro condamnation. Un coupable : la fatalité...un mensonge qui révolte, qui reste en travers de la gorge, qui ronge...
Il ronge Michel Flavent, héros de ce récit, un personnage touchant dans sa colère et son désir de vengeance extrême, empoisonné par l'histoire de son frère, Jojo, que la mine a fini par enlever.
La mine avait faim de ces petits d'hommes. Elle avait dévoré leur regard, leur sourire, leur enfance. Leur liberté aussi.
Il veut lui rendre justice.
Nous sommes à ce moment-là, à peu près à deux tiers du roman, roman qui prend alors un tout autre tournant, un virage à cent quatre-vingts degrés,  pour nous propulser dans un tout autre environnement, celui de la culpabilité.

Le Jour d'avant défend la dignité humaine et rend un hommage vibrant à tous ces hommes, martyrs de l'industrialisation et à leur famille. 

Magnifique roman, qui garde une résonance particulière en moi. Ma famille est originaire du Pas-De-Calais; j'ai eu la sensation d'être intimement liée à cette histoire. Mon livre est d'ailleurs en ce moment hébergé au pays des corons, non loin de Liévin, à Arras. Bonne lecture Eveline !
Merci Sorj Chalandon.

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«N'importe qui peut imiter le chant du coq. Mais le chant du travail, c'est une autre histoire, disait Jojo.Et plus les mois passaient, plus son imitation était parfaite. Ce n'était pas le tapage qu'on pouvait entendre au pied de la machinerie, mais le souffle qui enveloppait la ville. C'était la mine de loin. Pas son cri, sa rumeur. Ce bruit sourd qui courait les toits, les portes closes, la cuisine à l'heure du repas lorsque l'homme était rentré. C'était la musique des jours sans histoire, celle qui fredonnait en surface qu'au fond, tout allait bien. Le silence des molettes était le signe du drame, de la grève. Il précédait les sirènes qui glaçaient la nuit.
Toute notre enfance, mon père nous avait répété que le charbon était fini, que les puits appartenaient à l'histoire du pays. Qu'ils seraient comblés, les uns après les autres. Mon frère lui répondait que la terre aussi, était morte. Les villes l'encerclaient, la dévoraient, les hommes y faisaient pousser des briques. Il n'y aurait plus de paysans, jamais. Lui, Jean Flavent, sa femme, leurs oncles et leurs cousins, ces laboureurs de glaise, allaient disparaître les uns après les autres. On ferait venir les betteraves d'ailleurs, le chicon, la pomme de terre. Ni leurs vaches ni leurs poules ne nourriraient plus leurs familles.
Tout le monde savait, aux pas heurtés d'un homme, qu'il avait passé sa vie à la taille. On l'identifiait à sa respiration de poisson échoué sur la grève, à ses tremblements, ses gestes lents, son dos saccagé, ses yeux désolés, à ses oreilles mortes.
Une fois encore, j'ai décidé de voler des images et du temps. Pour plus tard. [...] Je suis allé à la grille de mon école. Nos rires d'enfants. J'ai posé une main sur l'acier du chevalement de la 3bis, comme un Indien interroge l'arbre sacré. Je me suis recueilli devant les stèles des amis disparus. Les mineurs, les frangins, les héros. Tous ceux que Jojo savait du bout du coeur. J'ai regardé les mollettes immobiles, dans le tout petit matin. J'ai imité Joseph. Le ronflement des grandes roues. Qui remontent les cages à hommes, qui descendent les copains tout au fond, qui offrent aux entrailles l'oxygène du carreau.
J'ai pensé à ma femme, la première fois que je lui ai raconté décembre 1974. Cécile avait les yeux pleins de larmes. Aude écrivait comme on pleure. »
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Quatrième de couverture

« Venge-nous de la mine », avait écrit mon père. Ses derniers mots. Et je le lui ai promis, poings levés au ciel après sa disparition brutale. J’allais venger mon frère, mort en ouvrier. Venger mon père, parti en paysan. Venger ma mère, esseulée à jamais. J’allais punir les Houillères, et tous ces salauds qui n’avaient jamais payé pour leurs crimes.

Après trente-quatre ans à Libération, Sorj Chalandon est aujourd’hui journaliste au Canard enchaîné. Ancien grand reporter, prix Albert-Londres (1988), il est aussi l’auteur de sept romans, tous parus chez Grasset. Le Petit Bonzi (2005), Une promesse (2006 – prix Médicis), Mon traître (2008), La Légende de nos pères (2009), Retour à Killybegs (2011 – Grand Prix du roman de l’Académie française), Le Quatrième Mur (2013 – prix Goncourt des lycéens) et Profession du père (2015).

Éditions Grasset, août 2017
327 pages