lundi 29 janvier 2018

La ballerine aux gros seins ★★★★☆ de Véronique Sels

  Comment prendre du plaisir à habiter son corps quand celui-ci ne répond pas totalement, du moins en partie, aux critères ô combien strictes de la danse classique ? Cette partie, ce sont les seins, ce qui ne nous aura pas échappé au vue du titre, plutôt évocateur, et ces seins justement, sont une malédiction pour Barberine, l'héroïne de ce roman. Alors qu'elle rêvait de devenir ballerine, son anatomie mammaire en décidera autrement.  Et là, c'est le drame, le coup de massue pour cette jeune adolescente : avoir des seins dans ce milieu signifie être recalée dare-dare, rien à faire, la norme c'est la norme, pas de volume, voyons !
«À cette époque je ne mesure pas encore combien la morphologie des corps fait écho à cette obsession qu'à la société de compartimenter l'humain comme la viande, par gabarits, espèces, communautés et castes. La danse classique est blanche, aristocratique et maigre. Le ballet jazz est métissé, qui épouse les courbes voluptueuses de la classe populaire. La danse de rue est noire, jeune, revendicatrice et tout en muscles. La danse moderne tend à échapper au formatage, à l'apartheid morphologique, au conformisme des corps.»
  Véronique Selz nous offre une lecture touchante, parsemée d'humour et de délires, et interroge sur le regard de la société sur le corps des femmes, sur le rapport des femmes à leur corps, notamment au moment de la fatidique transformation du corps liée à l'adolescence, période opérant des changements plus ou moins marqués, des changements que l'on ne s'approprie pas forcément facilement pour les filles comme pour les garçons d'ailleurs.

  Une lecture documentée également. L'auteure nous parle de l'art de la danse, du classique au moderne et nous propose un petit détour par New-York et un contact avec la danse moderne américaine. J'ai aimé son évocation du monde de la danse classique, dans lequel je me suis retrouvée et qui m'a rappelé bien des souvenirs, heureux pour moi ;-) Ah l'odeur de la danse classique... 
«Qui n'est jamais entré dans une boutique Repetto ignore le parfum particulier de la danse classique fait de cuir, de bois de plancher, de Lycra, de satin, de mousseline, de fierté, de crainte et révérence.»
  Un livre original, qui se lit vite, un peu déjanté, pas commun (deux seins qui s'expriment et plutôt bien d'ailleurs !). Un petit reproche toutefois, même si j'ai trouvé l'idée très originale de faire parler des seins, j'avoue que ces passages ne m'ont pas tous marquée, et certains pas vraiment liés à l'histoire de Barberine, ont créé pour moi une rupture dans le récit. 
Un tout petit reproche, vraiment, car ce livre vaut le détour, à mon avis !
  
Un grand merci à Babelio, aux éditions Arthaud et à Véronique Selz pour l'envoi de ce roman dans le cadre d'un masse critique privilégié Babelio.
Antoine Bourdelle (1861-1929). "Isadora"
Isadora Duncan, pionnière de la danse moderne.

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«... je voulais être ballerine. Et le seins sont à la ballerine ce que la surdité est au musicien : une malédiction.
Quand je sors enfin, je passe dare-dare au maquillage et aux costumes, on m'affuble d'une grenouillère en éponge d'une inélégance rare. Et cette couche-culotte ! Un désastre ! Comment réussir un rond de jambe avec autant de papier entre les cuisses ? Je casse les noisettes du pédiatre avec mes mauvais résultats hépatiques. Victime d'un ictère, j'interprète le cygne jaune, grand oublié de Tchaïkovski. Je me fais appeler Giselle par l'équipe des infirmières et vomis sur le boléro du docteur Ravel, le chef de service.
Porter un soutien gorge reviendrait à admettre qu'ils existent. Ça serait nourrir le serpent par lequel le destin a décidé de me perdre.Je rêve d'interpréter Aurore, pas son château fort.
J'ignore que l'on n'est pas mais que l'on devient. Qu'il y a un prix à payer pour toute chose. Que l'accomplissement de soi induit un apprentissage. Que le chemin est semé d'embûches. Et que de tous les chemins, celui qui mène à la ballerine est de loin le plus exigeant.
Il ne m'aura fallu que quelques minutes pour apprendre que, au pays des libellules de l'espace, il faut savoir défendre son territoire.
Les bourreaux ne s'attardent pas volontiers sur les mauvais traitements qu'ils infligent. Ce n'est pas la souffrance de leurs victimes qui les intéresse, mais les sentiments de pouvoir et d'impunité qui en découlent et leur procurent une jouissance particulière, un grand cru émotionnel inavouable.
- Duncan, dites-vous ? Ça ne me dit rien.Par la réponse de la bibliothécaire, le découvre la première raison d'être des livres. Conjurer l'oubli. Ressusciter ce qui n'est plus.
Je suis un peu comme la ville qui m'a vue naître et qui découvre tardivement qu'une autre danse existe. Danse moderne. Danse libre. Danse naturelle. Mouvement spirituel intérieur. J'ai l'impression de réapprendre une langue que j'ai toujours parlée mais dont j'ignorais les mots les plus importants.
Je passe plusieurs nuits blanches à embrasser la danse moderne américaine, je m'endors avec Ruth Saint Denis et Ted Shawn pour m'éveiller avec Doris Humphrey, Charles Weidman et Martha Graham. Je monte dans l'autobus avec Mary Wigman, Kurt Jooss et Oskar Schlemmer, les pionniers de la danse moderne allemande. J'ai l'agréable sensation de me trouver au coeur d'une enquête policière, de rassembler les indices. J'apprends que la respiration est le premier mouvement. Je réalise que pendant dix ans j'ai retenu mon souffle. Je me souviens des « Baisse les épaules ! » « Rentre le ventre ! » « Lève la jambe ! » Mais je n'ai pas le souvenir que l'on m'ait dit une seule fois : Respire ! »
Et nous tombâmes amoureux de Cary Grant, Gregory Peck, Sidney Poitier, Henry Fonda, ...., regrettant que ces hommes ne soient que des amants de lumière sans odeur ni carnation, déplorant que la lumière blafarde des plafonniers revienne à la fin de chaque séance noyer nos illusions dans le courant infiniment de la réalité.»

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Quatrième de couverture

Barberine s'entraînait déjà dans le liquide amniotique. C'est dire si sa détermination à devenir ballerine était entière.
Mais la discipline est militaire. Le parcours, semé d'embuches. Sans compter qu'à tout moment, le gène du sein lourd menace.
Et voilà que ses seins, Dextre et Sinistre, prennent voix. Un chant choral se met en place. C'est leur récit contre celui de Barberine.
Parcours initiatique de la danse classique à la danse postmoderne de Bruxelles à New York, fable anatomique, critique de la raison mammaire, manifeste à trois voix, le roman questionne notre rapport au corps féminin et la place qui lui est donnée dans la société occidentale. Après pareil voyage au nord, au sud, à l'est et à l'ouest de notre anatomie, il est fort à parier que vous ne regarderez plus jamais un sein comme avant. Car si l'esprit parfois prend des détours, chair ne saurait mentir.

Éditions Arthaud (groupe Flammarion),  janvier 2018
233 pages


Véronique Sels est née à Bruxelles, en 1958. Diplômée de l'Institut Rythmique Jacques Dalcroze, elle a pratiqué et enseigné la danse classique, la danse moderne et la danse créative Laban, méthode de création chorégraphique. 
La ballerine aux gros seins est son quatrième roman.

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