mercredi 24 janvier 2018

Où passe l'aiguille ★★★★★ de Véronique Mougin


« L'élégance, c'est aussi s'adapter à toutes les circonstances de sa vie.» 
Yves Saint Laurent

Waouh ! Quel livre ! Et quel parcours de vie exceptionnel !

La littérature de l'indicible a fait couler beaucoup d'encre, nécessairement. 
On ne lira jamais assez sur cette période, et quand la plume, au-delà du témoignage historique, nous entraîne sur les chemins de l'amitié, l'amitié comme un pilier de la résilience, nous donne à voir le courage des hommes, dont on partage les pensées tant la psychologie des personnages est  approfondie et formidablement bien retranscrite, quand cette plume nous délivre une véritable histoire romanesque, teintée d'humour, on ne peut que s'en réjouir.
Les touches d'humour sont bien présentes, elles sont savamment orchestrées. On sent qu'il y a beaucoup de travail derrière tout ça, et c'est pour moi une belle réussite.
Ce récit est poignant, bouleversant et si lumineux. Il évoque l'horreur et l'espoir, les souffrances, les peines et les joies, les combats, les luttes et les réussites d'une vie, celle de ce jeune adolescente Tomi, cousin de l'auteure, qui a su renaître de ses souffrances, se façonner et devenir un grand homme de la haute couture. Une très belle leçon de vie.
L'auteure rend d'ailleurs également un bel hommage aux créateurs, à ces petites mains juives de la haute couture, et grâce à Véronique Mougin, le monde de la mode ne m'est plus tout à fait inconnu !

Merci Babelio, les éditions Flammarion et Véronique Mougin pour ce beau moment de lecture, un beau voyage que je recommande vivement. Ravie d'avoir pu échanger, avec vous, hier, sur votre livre, une belle rencontre. Merci !
«Mon père est allongé contre moi et devant moi s'étend Hugo, et devant lui son père, et Sémaphore, et l'Ami Pal, nous tous ensemble serrés sur la paille pourrie, liés par les jambes, par les bras, par les souvenirs, par les blagues usées de notre vieille langue et elle finit par m'emporter, cette chaleur-là, la dernière chose qu'on ait, la seule que personne ne peut nous enlever.» 
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«Mais les aiguilles n'ont pas de crochet rotatif, elles ne transpercent pas le cuir comme du beurre. La Pfaff 130, si. Problème de la modernité : en cas de départ précipité, elle ne tient pas dans la poche.
J'ai dû arrêter l'école, pas ma faute, entre le numerus clausus et les interdictions d'exercer telle ou telle profession, ça fait un bail que faire des études générales n'est pas franchement recommandé. Nous les jeunes juifs avons tout juste le droit d'apprendre un métier, manuel bien sûr, faudrait pas qu'on ait trop de prétentions.
La famille de Tomi est un vrai sac de nœuds, voilà pourquoi les gens le fixent avec leurs yeux sales : ils essayent de le démêler.
La guerre a drôlement allongé la morte-saison et les rides sur le front de mon père. C'est pour ça que je préfère la plomberie, aussi. Les gens se détournent de leur tailleur attitré en fonction de la religion, de la loi, de la politique. Les tuyaux, paradoxalement, sont assez inflexibles. Ils pètent sans se soucier de la conjoncture et leur propriétaire est toujours bien content de trouver un professionnel en urgence, peu importe si celui-ci sort de la synagogue.
La toilette, le coucher à heure fixe, la politesse, les repas : ces balises péniblement indéboulonnables et les disputes qui s'y accrochaient en tortillons bruyants viennent d'être balayés par le sale vent de la guerre. Nous entrons dans un tunnel où le quotidien disparaît.
Les jeunes, les vieux, les orphelins comme les mères de famille, nous les juifs sommes tous des déchets, des erreurs, des rebuts du genre humain seulement bons à entasser dans un séchoir à briques. Peu importe le nom exact de nos mères, Julia, Anna, le gendarme n'en a rien à faire, ce qui compte c'est notre sale race, ce qui prime c'est nos sales petites gueules de youpin, nos sales manies de youpin, nos sales croyances de youpin : ma religion, voilà le crucial, le fondamentale, la véritable affaire d'état.C'est assez fréquent, j'ai l'impression, que les uns se fassent une montagne d'un truc dont les premiers concernés n'ont presque rien à cirer.
Il est comme ça Tomi, tout pénible, tout sec, puis brusquement sa tendresse sort du bois et t'attrape par surprise...
Ils débarquent, ils nous pressent de questions, Quel est cet endroit, Où sont les autres, les femmes, les petits, les vieux ? La casserole, la cheminée, les nouveaux ne comprennent pas, et quand on leur explique plus clairement, les files, le gaz, les fours, les mères éliminées avec les enfants, ils ne pigent pas non plus. Même si je leur montrais les chiffres, il y aurait un blanc. Ici la vérité aussi est en transit. Il faut du temps aux gens pour arriver à la croire. Une heure, un jour, un an, ça dépend. Après seulement, ils pleurent.
Courir, soulever, courir encore, poser, aucun ordre n'arrive sans coups. Nous ne sommes pas des ouvriers ma chérie, nous sommes des outils; quand l'un casse il est jeté. Des détenues gantés sillonnent le camp, souvent par deux, arrimés à de lourdes brouettes ou à des brancards, ils débarrassent les corps. Ici c'est un métier, porteur de cadavres. Ici tout est massacré ma douce, les gestes, la nature, les gens et ce qui les unit.
De près, c'est tout autre chose de coudre : fermer les plaies, effacer les blessures, remettre dans le circuit, sous le nez des salauds sauver des jambes, des bras et se sauver soi-même, faire durer les vêtements et les gens qui les portent, et nous qui les raccommodons _ réparer c'est résister et résister encore, le temps qu'il faut.
Moi, je vois cette chose, en balayant. Je vois la grande réparation du fil qui va et vient, l'aiguille qui passe et repasse et efface les plaies, la vie même est prise dans cette toile-là alors ils pourront dire ce qu'ils veulent, les salauds, les kapos, les SS, qu'on est des Untermensch des vermines des bestioles à écraser mais les mains animales résistent au grand rien, au broyage, à la disparition, et ça a quand même une sacrée gueule.
Je ne m'étonne plus de rien ici. C'est ce qui s'en va en premier après l'espoir, l'étonnement.
Depuis que je travaille chez Marcel, c'est simple, j'ai l'impression que mon cerveau a doublé de volume mais ce n'est pas le plus beau. Le plus chouette dans ses histoires, c'est la liberté. La couture, comme il la raconte, ce n'est plus un joli chiffon sur un cintre, ce n'est plus un gagne-pain, c'est bien mieux que ça : c'est vivre autrement, à l'envers, de biais, comme on veut, c'est foutre au feu les corsets, c'est peindre le monde avec ses propres couleurs et vu comme ça, ça me plaît terriblement.
Il sait que le mode est un torrent, il y lavera sa mémoire et il y nagera mieux que nous tous. 
La vérité : quand je couds, je n'ai pas de visions. Je ne revois pas le camp, les punitions, l'appel ou pire. Je me concentre, l'aiguille passe et repasse, chaque geste mille fois répété et doucement je deviens le fil, je deviens l'aiguille, je suis le tissu piqué et l'air que je respire, le rythme de la machine et le bruit de l'atelier. Lorsque je travaille, comme quand je danse, j'oublie.
Les repas, ce sont les pires moments. Mon père ou moi tentons parfois de cuisiner un goulasch, les jours fastes nous allons le manger chez Wasserman mais il n'a jamais le goût d'avant. Il sent l'absence à plein nez, ça coupe l'appétit. Au moins quand nous dînons chez les autres, les souvenirs qui sont servis ne sont pas les nôtres. Ils font moins mal.
- Neuf mois à la blanchisserie d'Auschwitz, chef.Le merveilleux dans la couture, ce ne sont pas les vêtements qui y sont faits, ce sont les gens qui les font.
La guerre n'a pas seulement ripé : elle nous a fendus irrémédiablement et avec l'âge, en secret, nos failles s'agrandissent.  
... nos fantômes sont à jamais décousus et leur absence une plaie qui ne se suture pas, même avec des mains d'or.
C'est lui et lui seul qui m'a sauvé, le silence. Enfouir, c'est tout. 
Tu leur diras ça aux gens, dans le bouquin, que du même point peuvent naître le meilleur et le pire, que la vie est retorse, tortueuse, inextricable, qu'elle te rend fou de chagrin, qu'elle te remplit de joie, en vérité c'est du fil la vie, tu comprends ? Du fil, tout simplement, et contrairement à ce que dit le proverbe on ne sait jamais, jamais entends-tu, où passera l'aiguille.» 

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Une belle rencontre, une excellente soirée  
dans les locaux de Babelio,
MERCI !

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