mercredi 28 février 2018

Les guerres de mon père ★★★★☆ de Colombe Schneck

Touchant et émouvant récit, un récit aux allures d'enquête; Colombe Schneck tente de comprendre ses origines, de retracer le passé sa famille, de ses grands-parents et de ses parents qu'elle nous restitue chronologiquement, en s'appuyant sur les archives administratives quand on lui permet d'y accéder, en faisant appel à la mémoire des membres de sa famille encore en vie au moment de l'écriture de ce récit, ravivant les souvenirs de ceux qui ont connu sa famille de près ou de loin, ses propres souvenirs et sondant les lieux, témoins de leur passage. 

Un roman-enquête, mais un roman-quête également, celle de la résilience, de la réparation. Avec ses mots, elle répare les blessures faites à son père, à sa famille. 

Aux notes intimistes, se mêlent des notes universelles, à la petite histoire, la grande Histoire. Colombe Schneck, éclaire, comme tant d'autres avant elle, sur les horreurs des guerres, les traumatismes, les fractures qu'elles laissent derrière elles, et qui sans cesse recommencent, comme si nous étions incapables de tirer les leçons du passé.
«Les éclairs de l'indignation, les mains sur le coeur, les plus jamais ça, pas après le nazisme, pas dix ans après la victoire des démocraties alliées, le monde a changé, la liberté a gagné, le respect des peuples, le modèle de notre République française, le pays des droits de l'homme, des résistants, l'humanité de nos soldats, rien, tout cela n'est qu'un paravent.Et si l'égalité des droits, la liberté individuelle, le respect de la personne ne concernaient que l'homme blanc ?»
Elle évoque les guerres de son père, enfant, à Périgueux, traqué par les nazis pendant la Seconde guerre mondiale, jeune adulte, à Sétif, devenu médecin, rongé, dévasté par les souffrances, les atrocités engendrées par la Guerre d'Algérie. Elle nous raconte aussi les autres guerres, de son père, plus intimes celles-ci, celle de l'humiliation, et celle de son couple.
Ce père était tout pour elle, un être charmant, généreux, aimé et aimant, éternel optimiste, qui pensait que l'on pouvait toujours repartir de zéro, qui aspirait à laisser de côté les choses qui fâchent et qui lui témoignait un amour immense. Sa disparation a été un choc et vécue par Colombe comme un abandon. Vingt-cinq après sa mort, ce récit sonne comme libération. Comme si il était temps pour elle, d'apprendre à vivre sans lui désormais. Elle lui rend un très bel hommage.

Avec une certaine rage, Colombe Schneck évoque, interroge sur l'obéissance et la désobéissance en temps de guerre. Le pilier de l'institution militaire est l'obéissance, le devoir de soumission des soldats à leur hiérarchie. Mais qu'en est-il de ce devoir quand les ordres donnés vont à l'encontre du bon sens ? Quid du devoir de désobéissance ? Le mal est partout, s'immisce en chacun de nous, d'autant plus facilement, je le suppose, quand notre propre vie est en jeu. 
Tuer, violer, piller, torturer ... violenter, assassiner sans restriction aucune, telles furent les ordres donnés à la "Phalange nord-africaine", dont les membres ont commis des crimes en Dordogne durant l'année 1944, pour le compte de la Gestapo. Qu'en est-il aussi des tortures commises par les troupes françaises en Algérie ? Occultées, tues, niées...Des passages douloureux à lire dans ce récit.
«Combien cette capacité à ne pas obéir, qui conduit à la solitude, est rare, combien cela est effrayant de reconnaître que nous sommes tous, sauf exception, capables de faire le mal par peur de l'exclusion.»
Une plume sensible et profonde, un texte bien construit, un récit personnel, un récit universel qui ne laisse pas indifférent.

Un bel hommage à tous ceux qui se sont retrouvés sur des listes et dont la vie fût le résultat du hasard et de l'exil, et à tous les héros qui ont risqué leur vie pour sauver les persécutés.

Merci Colombe Schneck.
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« Qui est-on, quand on apprend dès l'enfance que rien ne reste ? Qu'il faut toujours être prêt à tout perdre, même sa langue maternelle ?Rien, même les murs d'une maison, une liste de camarades de classe, des habitudes, des goûts, rien ne tient.
Lire des livres écrits par des proches exige une certaine compréhension, les écrire un certain égoïsme.
Comment traverser l'Histoire et bien agir pour les autres et pour soi ?
Mon père admirait. Il avait rencontré des héros, il savait que certains ont davantage de courage, de liberté de pensée que d'autres, que nous ne sommes pas tous égaux pour affronter la guerre.
[...] on peut perdre ce qui est familier, ce qui vous appartient peut en un instant ne plus vous appartenir, toute chose est remplaçable sans regret, ce ne sont que des choses.
Les parents doivent tout à leurs enfants, leurs enfants ne leur doivent rien. La peur des parents est un fardeau inutile pour les enfants.
La responsabilité vous tue, peu à peu, beaucoup trop jeune comme l'inquiétude, la peur, l'humiliation, la culpabilité ont tué mon père, peu à peu, beaucoup trop jeune.
[...] cette atmosphère injuste où des femmes qui ont couché avec un Allemand contre un peu d'amour, de soutien ou d'argent sont tondues, violées par des résistants de la dernière heure, où les hommes qui ont participé de manière active et volontaire à la politique collaborationniste et antisémite de Vichy sont récompensés par la Légion d'honneur et ont vu toute faute effacée.»
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Quatrième de couverture

« Quand j’évoque mon père devant ses proches, bientôt trente ans après sa mort, ils sourient toujours, un sourire reconnaissant pour sa générosité. Il répétait, il ne faut laisser que des bons souvenirs. Il disait aussi, on ne parle pas des choses qui fâchent. À le voir vivre, on ne pouvait rien deviner des guerres qu’il avait traversées. J’ai découvert ce qu’il cachait, la violence, l’exil, les destructions et la honte, j’ai compris que sa manière d’être était un état de survie et de résistance.
Quand je regarde cette photo en couverture de ce livre, moi à l’âge de deux ans sur les épaules de mon père, je vois l’arrogance de mon regard d’enfant, son amour était immortel. Sa mort à la sortie de l’adolescence m’a laissée dans un état
de grande solitude. En écrivant, en enquêtant dans les archives, pour comprendre
ce que mon père fuyait, je me suis avouée, pour la première fois, que nous n’étions pas coupables de nos errances en tout genre et que, peut-être, je pouvais accepter d’être aimée. »
C. Schneck

Éditions Stock,  janvier 2018
341 pages



Écrivain, Colombe Schneck a notamment publié, chez Stock, L’Increvable Monsieur Schneck (2006), Val de Grâce (2008), Une femme célèbre (2010) et, aux Éditions Grasset, La Réparation, traduit dans plusieurs pays.

mardi 13 février 2018

Couleurs de l'incendie ★★★★★ de Pierre Lemaitre

Il n'y a, à tout prendre, ni bons ni méchants,
ni honnêtes gens ni filous, ni agneaux ni 
loups; il n'y a que des gens punis et des 
gens impunis.
Jacob Wassermann

Un superbe roman aux couleurs ... du talent !
La suite d'Au revoir là-haut, mais qui peut très bien être lue sans avoir lu le premier tome de cette trilogie.
Le roman commence en 1927, quatre ans après la fin du premier et deux ans avant la grande dépression.
Pierre Lemaitre nous plonge dans la France de l'entre deux guerres, une France indifférente à ses héros qui peinent à retrouver du travail, et dans laquelle l'injustice sociale règne, dans cette époque instable avec la crise économique de 29 et ces nombreuses faillites, les complots financiers qui sévissent, les médias à la morale douteuse, le cynisme des capitalistes, la montée du nazisme en Europe... une époque qui se dirige droit vers la catastrophe, et qui, étrangement, est bien proche de la nôtre...
Couleurs de l'incendie, c'est aussi une belle histoire de vengeance et d'émancipation féminine, celle de Madeleine Pericourt (découverte dans le premier tome), victime de trahisons et déclassée socialement, mais qui fera tout ce qui est en  son pouvoir pour se relever.
De l'humour, de nombreux rebondissements, une machination machiavélique, un récit tiré au cordeau, une écriture fluide et impeccable, et aucun temps mort... un cocktail gagnant qui fait de ce roman un excellent moment de lecture, un roman haletant, un plaisir de lecture qui vaut absolument le détour, même si celui-ci est, à mon avis, d'une moindre intensité que le précédent.
Pierre Lemaitre prend des libertés avec l'Histoire, et j'ai beaucoup apprécié le «dessous des cartes» qu'il nous propose à la fin du roman et qui nous permet de resituer certains événements du roman dans la vraie Histoire.
Vivement le troisième volume !
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«Si, les obsèques de Marcel Péricourt furent perturbées et s'achevèrent même de façon franchement chaotique, du moins commencèrent-elles à l'heure. Dès le début de la matinée le boulevard de Courcelles était fermé à la circulation. Rassemblée dans la cour, la musique de la garde républicaine bruissait des essais feutrés des instruments, tandis que les automobiles déversaient sur le trottoir ambassadeurs, parlementaires, généraux, délégations étrangères qui se saluaient gravement. Des académiciens passaient sous le grand dais noir à crépine d'argent portant le chiffre du défunt qui couvrait le large perron et suivaient les discrètes consignes du maître de cérémonie chargé d'ordonner toute cette foule dans l'attente de la levée du corps. On reconnaissait beaucoup de visages. Des funérailles de cette importance, c'était comme un mariage ducal ou la présentation d'une collection de Lucien Lelong, le lieu où il fallait se montrer quand on avait un certain rang".
Depuis quelque temps, vieillir était devenu son activité principale. «Je dois me surveiller en permanence, disait-il, je crains de sentir le vieux, d'oublier mes mots ; j'ai peur de déranger, d'être surpris à parler tout seul, je m'espionne, ça me prend tout mon temps, c'est épuisant de vieillir...»
Son article, intitulé «Ouf, un scandale !», faisait mine de se féliciter de la succession des affaires qui ne cessaient de secouer le pays. Autrefois exceptionnelles, elles s'étaient «heureusement imposées aujourd'hui comme la matière première des journalistes, ravissant les lecteurs les plus exigeants par l'extrême diversité de leur éventail. Le rentier peut ainsi se repaître de scandales boursiers, le démocrate de scandales politiques, le moraliste de scandales sanitaires ou moraux, l'homme de lettres d'affaires artistiques ou judiciaires... La République en offre pour tous les goûts. Et tous les jours. Nos parlementaires manifestent dans ce domaine une imagination qu'on ne leur connaît ni en matière de fiscalité ni sur l'immigration. L'électeur attend avec impatience qu'ils mettent cette créativité au profit de l'emploi. Entendez : du chômage, puisqu'en France les deux mots ne sont pas loin de devenir des synonymes».
Que les parlementaires continuent donc à parlementer stérilement, comme ils en raffolent, mais qu'ils laissent se consacrer au bien ceux qui ont le courage de se lever de bonne heure, c'est à dire à l'heure où l'Assemblée et le Sénat dorment encore du sommeil du juste.
- Ce n'était pas à proprement de l'information, c'était des nouvelles. Un quotidien diffuse les nouvelles utiles à ceux qui le font vivre.- Quoi... Ces articles... étaient payés ?- Tout de suite les grands mots ! Un journal comme le nôtre ne peut pas exister sans appuis, vous le savez bien. Lorsque l'Etat soutient un emprunt de cette importance, c'est qu'il l'estime nécessaire à l'économie du pays ! Vous n'allez tout de même pas nous reprocher d'être patriotes !- Vous publiez sciemment des informations mensongères...- Pas mensongères, là, vous allez trop loin ! Non, nous présentons la réalité sous un autre jour, voilà tout. D'autres confrères, dans l'opposition par exemple, écrivent l'inverse, ce qui fait que tout cela s'équilibre ! C'est de la pluralité de points de vue. Vous n'allez pas, en plus, nous reprocher d'être républicains !
- [...] Personne ne veut d'une nouvelle guerre. Hitler fait monter les enchères pour devenir chancelier, il hausse le ton, mais il cherchera une voie pacifique. Les conflits coûtent trop cher.- Chacun jugera... Et l'histoire dira.
Que les riches soient riches, c'était injuste, mais logique. Qu'un garçon comme Robert Ferrand, visiblement né dans le caniveau, se complaise à être entretenu par la grue d'un capitaliste, ça renvoyait tout le monde dos à dos, l'humanité n'était décidément pas une bien belle chose.
- On peut tout contrôler, monsieur le président, à la condition, je cite, «de ne pas violer le secret des relations entre leurs banquiers et leurs clients». Et comme la plupart des exilés fiscaux choisissent la Suisse, ça nous renvoie à la case départ.[...]- Quand même, il y a le bordereau de coupons...Il faisait allusion à une procédure de transmission automatique de nom des contribuables qui devaient quelque chose au fisc.- Abandonné en février 1925. Les banquiers n'en voulaient pas. Il faut «veiller à ce que les mesures gouvernementales ne portent pas atteinte au secret des banques».- Alors, si je comprends bien...on ne fait rien !- Absolument. Tout le monde pense que si on contrôle les riches, ils vont aller mettre leur argent ailleurs. «Et quand la France, je cite, sera un pays de pauvres, qu'est-ce qu'on fera ?»
Son talent, elle le doit entièrement à la peine, au chagrin, parce que c'est son signe de naissance, elle est une enfant de la douleur, du début à la fin, voici la fin.
Nos parlementaires généralement si fiers de leur Révolution française sont pourtant bien mal placés pour reprocher aux Français de lutter pour leurs libertés parce que, lorsque «le gouvernement viole les droits du peuple, l'insurrection est le plus sacré des devoirs». C'est dans l'article 35 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen. »
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Quatrième de couverture

Février 1927. Le Tout-Paris assiste aux obsèques de Marcel Péricourt. Sa fille, Madeleine, doit prendre la tête de l'empire financier dont elle est l'héritière, mais le destin en décide autrement. Son fils, Paul, d'un geste inattendu et tragique, va placer Madeleine sur le chemin de la ruine et du déclassement.
Face à l'adversité des hommes, à la cupidité de son époque, à la corruption de son milieu et à l'ambition de son entourage, Madeleine devra déployer des trésors d'intelligence, d'énergie mais aussi de machiavélisme pour survivre et reconstruire sa vie. Tâche d'autant plus difficile dans une France qui observe, impuissante, les premières couleurs de l'incendie qui va ravager l'Europe.

Couleurs de l'incendie est le deuxième volet de la trilogie inaugurée avec Au revoir là-haut, prix Goncourt 2013, où l'on retrouve l'extraordinaire talent de Pierre Lemaitre.

Éditions Albin Michel,  janvier 2018
535 pages