dimanche 29 avril 2018

La mise à nu ★★★★★ de Jean-Philippe Blondel




Ma passion pour les livres et les mots qui enflent, pénètrent la peau, font battre les veines sur les tempes et assèchent la gorge en quelque phrases.

Délicieux et émouvant moment de lecture, un récit très dense, empreint de pudeur et de simplicité qui a parlé à la presque quarantenaire que je suis.

Mais la vraie question, tu sais Louis, la vraie question c’est: Quand est-ce qu’on s’arrête, qu’on s’assied un peu pour souffler et réfléchir à qui on est vraiment et à ce qu’on souhaite, au fond? On passe notre temps à esquiver ces interrogations.

Nous  n'avons pas toujours conscience de ce que nous sommes pour les autres, de ce que nous laissons derrière nous. Le temps d'une pose devant son ancien élève, devenu peintre, le professeur Louis Claret, soixantenaire,  fait une pause ... pour réfléchir à sa vie, ce qu' elle a été jusque maintenant, raviver les souvenirs, prendre le temps de l'introspection, s'accorder ce temps pour se redécouvrir, arrêter de se prendre la tête, se focaliser sur l'essentiel, oublier le matériel, s'abandonner à soi, à la vie en se délestant de l'inutile.
Restent des photophores. Des souvenirs qui dessinent un chemin sur Terre. Parfois, l'un de ces replis de la mémoire devient plus lumineux que d'autres. Presque phosphorescent. Un ver luisant dans un cimetière de souvenirs. Depuis que j'ai revu Alexandre Laudin, je m'applique à les amadouer. À admirer leurs miroitements. Et à les attraper.
Une relation mystérieuse entre ces deux générations qui ne m'a pas laissée indifférente, une première rencontre pour moi avec la plume de Jean-Philippe Blondel, réussie, et comme une envie de savourer encore et encore ses mots.
Merci pour cette mise à nu à la fois tendre et sans concession, cette introspection de l'âme humaine, ce bilan de vie qui interpelle, et qui laisse un brin de nostalgie dans son sillage.
Parfois, je me prends à rêver que le progrès s'enraye et nous rejette sur un rivage vierge, ahuris et désœuvrés. Que les pellicules redeviennent argentiques. Que les selfies s'effacent au profit de portraits réalisés au crayon ou à l'huile.
Quel plaisir de lecture !
Nous sommes des milliers ainsi, adultes vieillissants, immobiles devant des portes d'immeubles ou des portails de maisons, à tenter de reconstruire un après alors que les taupes du présent creusent des galeries dans notre mémoire.
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«Laudin fait la fierté de la ville et de ses habitants. Il est notre caution culturelle et la référence que nous aimons glisser au détour d'une conversation, histoire de montrer qu'il n'y a pas qu'à Paris que.
Il ne ressemblait pas à l'élève qu'il avait été lorsque je lui avais enseigné l'anglais, vingt ans auparavant. Je devais l'avoir eu en première, mais il ne m'avait pas marqué. J'ai souri, comme chaque fois que j'employais le verbe «avoir» pour évoquer la relation entre élève et professeur. Monsieur Bichat ? Je l'ai eu en cinquième. T'as eu de la chance de ne pas avoir eu la mère Aumont. C'est ainsi que nous nous définissons, eux et nous. Nous nous appartenons pendant quelques mois. Puis, nous nous redonnons notre liberté. Nous nous oublions.
Il s'est avancé, détendu, souple, sûr de lui, exhalant cette prestance que ne peuvent donner que le succès et le mitan de la trentaine - lorsqu'on on est en train de construire son chemin, que les tâtonnements sont derrière soi et que la fatigue ne se fait pas encore sentir.
On connaît si peu ses propres enfants. On connaît si peu les autres, en général. On ne fait que projeter sur eux les fantasmes qu'ils nous inspirent.
Toute cette énergie dépensée, pendant tant d'années, toutes ces soirées passées à guetter le moindre bruit, toutes ces nuits d'angoisse parce qu'une toux, parce qu'un sifflement dans la poitrine, parce qu'une fièvre, parce qu'une oreille douloureuse, parce que les cauchemars. Tout ce temps où nous nous sommes mis entre parenthèses, parce qu'ils étaient plus importants que nous [...]. Nous prétendons que les années ont filé à toute allure, que nous avons à peine eu le temps de nous retourner - en vérité elles nous ont laissés exsangues, les traits tirés, des tâches violacées et rouges sur notre peau et dans nos mémoires. La maison est silencieuse, soudain. Nous tournons en rond. Devant le miroir de la salle de bains, nous nous faisons face. Nous nous reconnaissons à peine.
- C'est d'une grande intimité, non ?- C'est sans doute ça, le plus troublant. La proximité. L'observation minutieuse. Être dévisagé. Décortiqué. Plus que le rendu du tableau en lui-même.
...elle a été très contente de me revoir, que nous avions laissé passé trop de temps, qu'il faudrait caler une date pour un dîner...Toutes ces phrases qu'on se sent obligé de prononcer afin de donner un peu d'éclat aux adieux.
...rester allongé ici, à regarder les jeux de lumière dans le feuillage du saule au-dessus de moi. Le bleu implacable du ciel. Le vert tendre des feuilles. Le jaune d'or du soleil. Toutes le nuances. Toutes les alternances... Un jour j'apprendrai les couleurs, parce que, quand on maîtrise les couleurs, alors on peut chasser le noir.»
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Quatrième de couverture

Louis Claret est un professeur vieillissant qui habite en province. Séparé de sa femme depuis quelques années, ses filles vivant désormais des vies très différentes de ce qu’il avait imaginé, il se laisse bercer par le quotidien. C’est sans réfléchir et pour remplir une soirée bien vide qu’il se rend au vernissage d’une exposition de peintures d’Alexandre Laudin - un ancien élève, jadis très effacé mais devenu une célébrité dans le monde artistique. Il ne se figure pas un seul instant à quel point ces retrouvailles avec Laudin vont bouleverser sa vie.

La Mise à nu parle de ce qu’on laisse derrière soi, au bout du compte. Des enfants. Des amis. Des livres ou des tableaux... Jean-Philippe Blondel, dans une veine très personnelle, évoque avec finesse ce moment délicat où l’on commence à dresser le bilan de son existence tout en s’évertuant à poursuivre son chemin, avec un sourire bravache.

Editions Buchet Chastel , janvier 2018
250 pages

mercredi 11 avril 2018

Le Koh-I-Noor ★★★★☆ de William Dalrymple & Anita Anand

Une lecture inattendue que je dois à Babelio et aux éditions Noir sur Blanc. Un grand merci à vous, pour cet enrichissant moment de lecture et la découverte de deux auteurs et d'une histoire incroyable. Ce doux nom ne m'est plus inconnu dorénavant, et au-delà de l'histoire sanglante et édifiante du Koh-I-Noor, célèbre diamant qui signifie "Montagne de Lumière" en français, William Dalrymple et Anita Anand nous invitent au voyage, à la découverte de l'Inde au travers de récits fascinants sur les Moghols, les Turcs, les Afghans et le Punjab sous Raja Ranjit Singh; ils retracent, de manière très précise et fouillée, le long et pénible voyage de ce "caillou" de la mythologie indienne à sa résidence actuelle dans la Tour de Londres. 

Ce morceau de roche, "cadeau" de Dulip Singh, alors âgé de dix ans, à la reine Victoria, est devenu aujourd'hui le symbole de la colonisation britannique en Inde, plus précisément du pillage colonial. En s'emparant des richesses de la population, la colonisation s'est également emparé de l'âme de ce pays...

Un petit détail concernant l'écriture que je n'ai pas toujours trouvée très fluide, notamment dans la première partie écrite par William Dalrymple. Il est certes un très bon conteur, mais à force de très nombreux détails, le récit perd en vitalité, en rythme et le lecteur, par conséquent, se perd aussi...à mon avis.

Cette petite parenthèse n'enlève rien à la richesse de ce livre, alors, à votre tour, laissez vous happer par cette incroyable histoire, prétexte également à mettre en lumière la cupidité, la violence, la cruauté des Hommes, aveuglés par la quête de richesses, et aux comportements franchement désolants. Une «montagne de la lumière» qui n'aura laissé derrière elle qu'un sombre désastre et qui ne cesse encore aujourd’hui de semer la discorde.
«L'histoire du Koh-I-Noor continue de soulever des questions historiques importantes non seulement pour notre appréciation du passé mais aussi pour le présent, car il sert de paratonnerre aux prises de position envers le colonialisme. La présence même du diamant à la Tour de Londres incite à se demander comment juger des pillages de l'époque coloniale. Doit-on simplement se contenter de hausser les épaules et accepter que cela fasse partie du tohu-bohu de l'histoire, ou devrions-nous tenter de redresser les torts du passé ?»
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«En réaction à la vague d'austérité islamique, martiale et puritaine, du règne d'Aurangzeb, Delhi connut sous Mohammad Shah (1702-1748), dans les années 1720, une floraison de créations artistiques dans les domaines de la peinture, de la danse , de la musique, et de la littérature, empreinte d'une sensibilité débridée. Les poètes de la cour composèrent certains des textes érotiques les plus éhontés écrits depuis la fin de la période classique un millénaire plus tôt. Ce fut une époque de grands courtisanes, dont la réputation de beauté et de galanterie était connue de toute l'Asie du Sud. Ad Begum paraissait à des fêtes dans le plus simple appareil, mais le corps peint avec une telle adresse que personne ne s'offusquait de sa nudité : «Elle décore ses jambes de beaux dessins imitant le style des pyjamas au lieu d'en porter de vrais; à l'endroit des manches, elle dessine à l'encre des fleurs et des pétales comme ceux des plus fins tissus de Rum.»
... dans une étroite vallée boisée des montagnes d'Alborz, au-dessus de Téhéran... résonna le coup d'un mousquet invisible. Une balle de plomb érafla le bras de nadir et perça le pouce avec lequel il tenait les rênes, avant de s'enfoncer dans le cou du cheval qu'il tua, jetant le shah à bas de sa monture. Au cours des semaines suivants, Nadir acquit la certitude que c'était son propre fils et héritier, Reza Qoli, qui avait soudoyé le tireur embusqué. Il ordonna qu'on lui arrache les yeux et qu'on les lui apporte sur un plateau. Quand il les vit, il éclaté en sanglots ; tremblant de douleur, il se tourna vers ses courtisans et s'écria : «Qu'est-ce qu'un père ? Qu'est-ce qu'un fils ?»À partir de ce jour-là, le monarque, le coeur brisé et de plus en plus paranoïaque, sombra progressivement dans la folie. Où qu'il se rendît, des hommes étaient torturés et mutilés. Des innocents étaient punis avec la même cruauté que les coupables. Des exécutions de masse et de macabres amoncellements de têtes décapitées signalaient le passage de son armée.
[Ahmad Shah] avait remporté une victoire éclatante, qui mit définitivement fin aux ambitions des Marathes d'instaurer un empire indépendant pour supplanter celui des Moghols, et qui créa, dans le long terme, une vacance du pouvoir laissant l'Inde à la merci des armées de Compagnie britannique des Indes orientales. Dans le court terme,toutefois, cela consacra Ahmad Shah comme le seigneur de guerre incontesté de son temps. À son apogée, l'empire Durrani débordait largement les frontières de l'Afghanistan actuel, allant de Nishapur en Iran jusqu'à Sirhind, englobant l'Afghanistan, le Cachemire, le Pendjab et Sind. Après l'Empire ottoman, ce fut le plus grand état musulman de seconde moitié du XVIIIème siècle. Pourtant, bien que l'Inde fût à portée de main, Ahmad Shah ne tenta jamais d'évincer les Moghols, et son regard resta rivé aux lignes des montagnes de l'Hindou Kouch. Poète autant que guerrier, il savait à qui appartenait son coeur :Quels que soient les pays du monde que je conquière,Je n'oublierai jamais vos beaux jardins.Quand je me souviens des sommets de vos belles montagnesJ'oublie la grandeur du trône de Delhi.
À mesure que les Sikhs consolidaient leur pouvoir, et que l'Afghanistan des Durrani se délitait dans ses conflits tribaux, huit cents ans d'histoire - qui avaient débuté par les invasions de Mahmud de Ghazni (971-1030) - approchaient de leur terme : après 1799, plus aucun Afghan ne réussira à envahir le Pendjab ou à razzier les opulentes plaines de l'Hindoustan situées au-delà. C'est de cette époque que date la déchéance progressive de l'Afghanistan : de centre des sciences et des arts, dont le raffinement amena certains des Grands Moghols à le considérer comme un État plus évolué que l'Inde, jusqu'au coin perdu ravagé par la guerre qu'il allait devenir durant une si grande partie de son histoire contemporaine. Le royaume de Shah Zaman n'était déjà plus que l'ombre de l'empire de son père. Les grands universités, telles que celle de Gauhar Shad à Hérat, avaient depuis longtemps perdu de leur prestige et de leur influence ; les poètes et artistes, les calligraphes et miniaturistes, les architectes et céramistes qui firent la réputation de Khorassan sous les Timourides, continuèrent à émigrer au sud-est vers Lahore, Multan et les cités de l'Hindoustan, et à l'ouest vers la Perse.
Si un homme fort prenait quatre pierres et les lançait en direction des points cardinaux ... et une cinquième dans les airs, et si l'espace entre ces pierres était empli de joyaux et d'or, leur valeur ne serait pas comparable à celle du Koh-I-Noor.»
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Quatrième de couverture

Le 29 mars 1849, un garçon de dix ans est introduit dans la salle des miroirs du fort de Lahore. Malgré ses craintes, il s’avance avec dignité : il est le maharajah du Pendjab. Au cours d’une cérémonie aussi fastueuse qu’humiliante, l’enfant va devoir reconnaître sa soumission à la Couronne britannique et céder à la reine Victoria non seulement l’un des territoires les plus riches de l’Inde, mais aussi l’objet le plus précieux du sous-continent, le célèbre diamant Koh-i-Noor, la Montagne de Lumière. Soucieux de lui établir un pedigree, les Anglais passent aussitôt commande d’une « biographie » de la pierre précieuse. Pour s’acquitter de sa tâche, le jeune fonctionnaire désigné par la Compagnie des Indes orientales a visiblement couru les bazars de Delhi, réunissant toutes les légendes et sornettes que colportait la tradition.
L’histoire du Koh-i-Noor de William Dalrymple et Anita Anand dissipe les brumes de la mythologie, mais ce qu’elle révèle au lecteur d’aujourd’hui n’en est pas moins romanesque, avec son lot de meurtres et de trahisons : une archéologie de la cupidité, où se rejoignent les passions privées des maharajahs et la folie collective de l’impérialisme occidental. Craché par un volcan primaire, charrié par le fleuve Krishna jusqu’à Golconde, le Koh-i-Noor ira jusqu’en Afghanistan, avant de venir se loger dans la couronne de la reine Victoria.

Historien et journaliste écossais, William Dalrymple parcourt l’Orient depuis une vingtaine d’années. Spécialisé dans la littérature de voyage, il est l’auteur de six livres parmi lesquels Le Moghol Blanc (2005) qui a remporté, entre autres, le prestigieux Wolfson Prize for History, La Cité des Djinns (2006) qui a reçu le Thomas Cook Travel Book Award, mais aussi Dans l’ombre de Byzance (2002), L’Âge de Kali (2004), Le dernier Moghol (2008), Neuf vies (2010) et Le Retour d’un Roi (2014), récompensé par le Kapuściński Award for Literary Reportage, tous parus en français chez Noir sur Blanc. Il vit à Delhi avec son épouse et leurs trois enfants.

Anita Anand est née à Londres, dans une famille originaire du Penjab. Journaliste pour la BBC, radio et télévision, depuis vingt ans, elle est auteur d’une biographie de la princesse Dulip Singh, auquel le public anglais a réservé un formidable accueil : Sophia : Princess, Suffragette, Revolutionary (2015).

Les éditions Noir sur Blanc , mars 2018
236 pages

Traduit de l'anglais par Marie-Odile Probst